(3) L'entretien comme forme 2

J-BF 27.05
Les modalités de la relation que tu nous propose d’avoir dans ce cadre —marquée par un chacun a le loisir de s’exprimer « au même titre que », ni plus ni moins— sont pour moi tellement surprenantes, rares, qu’il ma fallu tout d’abord m’arracher à une habitude pour pouvoir ne serait-ce que saisir ce dont tu parlais. À cette habitude s’était agrégée une myriade de procédés, ô combien restrictifs, et parmi ceux-ci, en tête de liste, les « questions ». Je t’ai donc tout d’abord mal compris, très mal compris, faisant pour finir la sourde oreille, et continuant malgré tout à te poser d’autres questions (ou cherchant malgré tout à te répondre), comme à mon habitude… Et ce n’est qu’à l’issue de ce préambule nécessaire que je réussis enfin à t’emboîter le pas !

Ce qui m’attire dans l’entretien, et j’apprécie particulièrement pour cette raison ta façon de rejeter le mode opératoire de l’ « interviewer » (des revues d’art) cherchant à faire dire à l’artiste « la vérité sur son art », c’est de présumer, à l’encontre d’un grand nombre de textes d’autres natures, de « textes sérieux », qu’il peut se charger de bien autre chose que d’apporter des conclusions. Ceux qui s’entretiennent se familiarisent volontairement avec ce qui est relatif, tentent une ouverture vers ce qui n’est pas complet. C’est pourquoi un rapport lointain me semble exister entre l’entretien (dépassant le jeu élémentaire de questions-réponses) et l’essai (tel qu’a pu l’entrevoir Lukács, en particulier, dans la lettre aujourd’hui célèbre qu’il adressait à L. Popper, voir F. Dumont, Approche de l’essai, Anthologie, éd. Nota bene, 2003, Québec). En repartant de pensées déjà formulées, ayant déjà eu lieu, advenues, ceux qui s’entretiennent traitent, de façon déviée « [...] des événements de la vie qu’aucun geste ne peut exprimer et qui cependant aspirent à l’expression ». C’est pourquoi, vis-à-vis de ce qu’on suppose constituer le « centre de l’œuvre » (sa partie capitale), l’entretien (dépassant le jeu élémentaire de questions-réponses) constitue peut-être ce qui est le plus à même de rendre compte d’un contour, d’une périphérie : « Ceux qui s’entretiennent renoncent à leurs propres et fiers espoirs, qui semblent parfois avoir l’illusion d’approcher de l’ultime ― car ils ne peuvent s’entretenir qu’en partant de ce qu’ils ont déjà dit impeccablement et offrent, au mieux, quelques nouvelles explications se basant sur leurs propres concepts. Or l’ironie les amène à se soumettre à cet humble travail qu’est la réflexion la plus profonde face à la vie, qu’ils soulignent, par surcroît, avec une modestie emprunte d’ironie. ». Je vais être plus terre à terre en formulant une question que je n’aurai cette fois pas le culot de t’adresser : le présent échange ne représente-t-il pas, sous une forme discrète, l’opportunité d’élargir le champ de ce que nous nous sommes autorisé d’écrire ?

Concernant le numéro 2 de la revue Trouble, que tu évoques, chose ahurissante, je l’avais, depuis 2002, conservé dans mes étagères (alors que je me limite à posséder uniquement 100 livres, pas un de plus). Ce qui m’a permis de l’ouvrir à nouveau pour y trouver notamment ce passage (page 6, il s’agit de l’introduction, où il est effectivement question de la célébration de la collaboration via l’entretien) : « La mise en avant de la discussion est symptomatique de la création contemporaine, de sa dimension collaborative, discursive et réflexive. Des collaborations qui ne se veulent plus des utopies où s’évanouiraient les identités individuelles au profit d’une parole collective, mais davantage des zones d’échanges où les subjectivités s’enrichissent par friction. ». Faudrait-il ajouter : « En toute démission du travail critique. » ? Relativement à ton point de vue, me vient à l’esprit ce développement de Rainer Rochlitz (Feu la critique, Éditions La lettre volée, Bruxelles, 2002) : « Les articles de revue sont autant de services rendus à la notoriété des artistes, s’il ne s’agit pas d’entretiens au cours desquels ils expliquent simplement eux-mêmes leur travail. Quand un artiste est l’objet de critiques, celles-ci prennent la forme d’une agression globale contre l’art contemporain et n’ont que peu de signification du point de vue de la critique proprement dite. ». Trois fois oui !

Je boucle cet envoi en te confiant un point de vue qui m’obsède : je considère qu’il faudrait défier les artistes sur le terrain de leurs modalités d’action en leur proposant, non pas, le cas de figure est devenu classique, de tenter de sortir de l’art (ou d’abandonner l’art) mais de définir ce que serait « continuer de travailler » sans plus jamais apparaître dans des expositions.

(2) L'entretien comme forme 1

JCM 24.05
Ceci est encore une question alors que j'aurais préféré que nous renoncions au jeu des questions et des réponses, et aurais donc souhaité que toi-même dises ce que tu penses de la « forme-entretien » mais, comme il faut bien commencer et comme c'est moi qui ai proposé de commencer par un entretien sur la « forme-entretien », sans doute aurais-je pu (ou dû) moi-même lancer le débat sur cette question. Ce que je vais tenter de faire malgré tout avant d'essayer de répondre à ta question.

Le paradoxe, pour moi, c'est de te proposer dans le cadre de ce blog d'avoir recours à la « forme-entretien » alors même que, ainsi que je l'ai indiqué dans le chapitre 2, « Retour de l'auteur », de mon dernier livre, Retour du futur, je suis pour ma part extrêmement réticent à l'égard du recours à la forme-entretien qui est pratiquée dans les revues d'art depuis un certain nombre d'années (phénomène dont entendait rendre compte en cherchant à le légitimer le numéro 2 de la revue Trouble et qui a culminé dans le livre d'Hans-Ulrich Obrist, Conversations) et que j'avais cherché à m'y opposer dans le cadre de la Biennale de Paris. Aussi voudrais-je ici non tant remettre en question ce que j'ai pu dire à ce sujet jusqu'à présent qu'y apporter, pour reprendre ton expression, quelques « éclaircissements ».

« Forme-entretien », « forme-conversation » ou « forme-dialogue »… Sans doute les thuriféraires de la forme-entretien se retranchent-ils non tant derrière les thèses d'H. Paul Grice (« Logique et conversation », 1975, tr. fr. Communications n° 30, La Conversation, Paris, Seuil, 1979) sur la coopération conversationnelle ni même celles de Jürgen Habermas sur la possibilité d'atteindre le consensus dans la discussion en petits groupes (coopération, consensus —notions des plus contestables— et non pas critique !), voire la vogue du tchat sur le Net, que derrière les noms de Platon et de Mikhail Bakhtine. Mais, chez Platon, il s'agissait non tant de dialogues réels que, précisément, de la seule « forme-entretien » ou forme dialogique. Ce qui était une forme littéraire ou, en tout cas, textuelle comme une autre (dans une finalité elle-même maïeutique?). Comme il est de l'auto-fiction les dialogues de Platon sont des dialogues-fictions, des fictions de dialogues. Tout comme, pour ce qui est de Bakhtine, le dialogue n'est pas, pour reprendre tes propres formulations, extérieur au texte, paratextuel, mais bien textuel avant même d'être intertextuel. Le dialogisme bakhtinien signifie fort judicieusement qu'un texte (au sens large, verbal ou non) n'est jamais seulement celui de son « auteur présumé » (celui, en tout cas, dont le nom figure dans le paratexte qui entoure le texte) mais est toujours le « fait », sinon d'un auteur collectif, du moins d'une multiplicité d'auteurs (ce que sont encore dans un certain sens les « récepteurs » du texte —qui ne sont pas que « récepteurs »—, quelque postérieurement qu'ils interviennent).

Mais ce n'est en fait pas du tout de cela qu'il s'agit dans la vogue actuelle des entretiens qui ont envahi les revues d'art qui sont des dialogues (au sens basique du mot) entre un artiste et un critique. Dialogues qui portent sur le travail de l'artiste en question (mais qui ne se trouve guère questionné) et qui, ce faisant, se substituent au travail critique et, du même coup, participent de l'extinction de la critique d'art au profit de la perpétuation du culte de l'auteur et de la promotion (marchande) des artistes (les artistes n'ont toujours eu que trop tendance, depuis l'apparition de la critique d'art avec La Font de Saint-Yenne au dix-huitième siècle, à chercher à discréditer les critiques ou alors à se borner à en jouer dans un jeu de légitimations réciproques : Greenberg-Pollock, Restany-Klein, Krauss-Sherman…). Le critique d'art dialoguant avec un artiste ne fait que chercher à faire dire (où il y aurait bien malgré tout maïeutique) à l'artiste non pas tant « sa vérité » que « la vérité » sur son art, comme si l'artiste détenait infailliblement (même s'il ne le sait pas nécessairement) une quelconque vérité sur son art, une et « indiscutable », qu'il s'agirait seulement, pour le critique, de permettre à l'artiste d'exprimer, d'aider l'artiste à l'exprimer, en toute démission du travail critique. Ce qui revient, pour le critique, à se priver de sa parole propre pour la donner pas même à l'œuvre mais au seul artiste qui retrouve là toutes ses prérogatives d'antan.

Encore n'est-ce bien entendu pas du tout ce dont il s'agit ici entre nous puisqu'il n'a jamais été question de faire porter cet entretien sur ton travail d'artiste en tant que tel. Pas plus qu'il n'a jamais été question de se borner à renverser les « rôles ». Si j'ai préféré te proposer de recourir à l'entretien plutôt qu'à l'interview c'est bien entendu, outre pour éviter une forme par trop journalistique, pour chercher à éviter toute dissymétrie dans la forme de l'échange (quand bien même les dialogues platoniciens n'étaient eux-mêmes pas très symétriques).

Mais ce à quoi j'entends me référer, ce n'est pas tant à la pratique de l'entretien dans les revues d'art mais plutôt (sans tomber pour autant dans ce qu'Hal Foster a dénoncé comme le paradigme ethnographique issu du tournant ethnographique en sciences sociales, si tournant ethnographique il y a eu faisant suite au fameux tournant linguistique) à la pratique actuelle de l'entretien en anthropologie et en sociologie, quand bien même il s'agit d'une sociologie qui entend rompre avec la sociologie critique qui était celle d'un Bourdieu, d'une sociologie relevant de ce que Nathalie Heinich (Ce que l'art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998) a appelé le tournant a-critique de la sociologie « consistant non plus à valider ou à invalider ces ordres [de valeurs], mais à comprendre [en un sens qui n'en demeure pas moins très wébérien] comment les acteurs les construisent, les justifient et les mettent en œuvre dans leurs discours et dans leurs actes », la critique elle-même (au sens non tant artistique que sociologique) étant désormais « considérée comme une relation à analyser [d'où l'appellation habituelle de sociologie de la critique] et non plus comme une visée du sociologue ».

À l'encontre d' « 'auteurs » comme Lévi-Strauss qui faisait grief à Mauss de ne pas avoir suffisamment coupé avec les façons dont les « indigènes » se représentaient leur société, l'anthropologie et la sociologie actuelles entendent rendre la parole aux acteurs. Et ainsi en va-t-il en particulier pour ce qui est de la sociologie de l'art de la part d' « auteurs » comme Heinich ou Antoine Hennion (cf. notamment Antoine Hennion, « Le Silence sur la musique », Entretien avec François Ribac, Mouvements n° 2, 2003), même si, précise Nathalie Heinich (« Ce que la sociologie fait au goût », Olivier Assouly, Goûts à vendre, Essais sur la captation esthétique, Paris, Institut français de la mode, 2007), la perspective pragmatique en sociologie ou, comme dit Hennion (op. cit.), le « paradigme pragmatique », voire le « tournant pragmatique » de la sociologie post-citique, interdit d'en revenir aux discours pré-formatés par l'enquêteur, aux réponses à des questionnaires standards formulées au cours d'interviews empruntées au départ par les sociologues de l'école de Chicago au journalisme, et leur préfère l'entretien le plus « spontané » (si spontanéité il y a jamais) possible.

L'artiste —quand bien même la sociologie de l'art récente s'est surtout focalisée non sur les « auteurs » mais sur les « amateurs » d'art tout en cessant de chercher à remettre en question leurs goûts et croyances comme le faisait la sociologie critique— a lui-même son mot à dire sur son travail, mais ce au même prix que quiconque, au même prix que l'amateur, et au même prix que le sociologue, que le critique ou que le théoricien qui sont tous des « acteurs » ou des « actants » au même titre les uns que les autres, qui sont tous à leur façon des amateurs.

Sur quoi, pour achever de répondre à ta question (puisque, en fait, il me semble que j'ai déjà largement commencé), Michel Foucault lui-même, dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », (1969, Dits et écrits, 1954-1988, tome I, Paris, 1954-1989, Paris, Gallimard, 1994), disait déjà combien il était difficile de faire la part entre l'œuvre et le « hors d'œuvre », entre le texte et le hors-texte, de savoir où commence et où finit l'œuvre. L'œuvre, là encore, (ou le texte) n'est jamais si autonome que cela. L'œuvre est « ouverte » (dans un tout autre sens que celui dans lequel Umberto Eco employait cette expression. Et, en particulier, texte et paratexte peuvent empiéter l'un sur l'autre.

(1) Préambule

JBF 15.05
Cher Jean-Claude,

Aurais-tu le temps de répondre de temps à autre à des questions que je souhaiterais te poser ? J’aimerais ensuite rassembler tout cela pour en faire un entretien (que nous pourrions mettre en ligne, sans imaginer de délai précis).

Je pense à cette façon de procéder (que du très classique !) :
                je t’envoie une question…
                tu me réponds quand tu le souhaites, de façon brève ou développée…
                m’appuyant sur ta réponse, je te pose une nouvelle question.

Je pense aborder nos « problématiques fétiches » (la pratique de l’art, l’exposition comme dispositif, l’identité de l’art), mais aussi d’autres points concernant (par exemple) la musique (le hardcore, les musiques extrêmes) ou encore la barbarie…

J’ai conscience que cet échange pourrait avoir quelque chose de très ennuyeux pour toi, c’est pourquoi —ne voulant rien t’imposer— je formule ci-dessous une première question (vois si tu souhaites enchaîner) :

Penses-tu que l’artiste puisse répondre, à l’heure actuelle, de façon intelligente à la machine qu’incarne l’exposition ? Ou penses-tu au contraire que celui-ci devrait s’en écarter à la place de tenter de la subvertir, de la contester, etc. ? En d’autres termes à quoi revient aujourd’hui pour toi un positionnement pertinent ?


JCM 16.05
C'est très volontiers que je répondrai favorablement à ta proposition. Deux remarques cependant :

— tout en conservant la formule d'allers-retours que tu proposes, ne serait-il pas possible de procéder à un entretien à distance plutôt qu'à un simple échange de questions-réponses ?

— plutôt que de mettre en ligne l'entretien seulement une fois terminé, ne serait-il pas plutôt possible de l'y mettre au fur et à mesure de nos répliques respectives à la façon d'un blog sans pour autant respecter la cadence (que je ne saurais en tout cas pour ma part respecter) d'une intervention quotidienne ?


JBF 17.05
Je suis vraiment très heureux que tu acceptes ! Je souhaite que ce ne soit ni usant ni trop ennuyeux pour toi.

Bien sûr : entretien à distance (plutôt que questions-réponses) et blog, pour une mise en ligne progressive, je vais me renseigner sur ce point.

Concernant le rythme des envois, je m'adapterai complètement au tien.

En ce qui concerne l’intitulé du blog, nous pourrions repartir d'un de tes titres, par ex. : « Ça va faire mal ! ».


JBF 17.05
Il m'a fallu faire au plus simple, je l'ai appelé : « j-c-moineau-j-b-farkas-entretien » !


JCM 17.05
Tu as été super vite en besogne !

Cet entretien (puisqu'il ne s'agit plus seulement d'un échange de questions et de réponses) pourrait-il commencer par un entretien sur la « forme-entretien » en tant que telle avant d'aborder la « thématique » de l'exposition ?

(ce qu'on pourrait éventuellement faire précéder par quelques répliques concernant ta proposition de départ avec la question que tu voulais poser, ma « contre-proposition », ton accord et ma présente proposition)

ou préfères-tu démarrer abruptement sur l'expo ?


JBF 18.05
Un entretien sur la « forme-entretien » en tant que telle : je te suis !
Que penses-tu de cela ?

Avant d’aborder certaines interrogations inspirées par la lecture de tes ouvrages —et nous pourrions choisir, comme tu me le proposais, de faire apparaître ceci en guise de préambule— j’aimerais savoir ce que tu penses, d’une façon générale, de l’entretien comme forme. En t’envoyant, il y a quelques jours, un mail pour te soumettre mon désir de procéder à cet échange, j’ai douté plusieurs fois du fait que celui-ci puisse offrir à un lecteur des idées aussi déterminantes que celles que tu fais figurer dans tes livres. Bref, à quoi bon revisiter ce dont tu parles déjà, de façon extrêmement poussée, dans L'Art dans l'indifférence de l'art, dans Contre l'art global, Pour un art sans identité ou encore dans Retour du futur, L’Art à contre courant ?

Il s’ensuit qu’une première question s’impose :

Un entretien peut-il livrer « quelque chose », éclaircissement, interstice, réfutation, que l’œuvre elle-même ne contient pas ? Je ne peux m’empêcher de penser à Genette préfixant le mot texte, pour montrer comment le langage écrit est assigné à plusieurs modes d’existence et peut, malgré qu’on le présume identique à lui-même, appartenir en réalité à des régimes distincts ?