(12) Le feuilleton de l'été : Usages du blog, usages du concept « art », usages de l'art (suite)

JCM 14.07
Usages et contre-usages
Je n'ai pour ma part jamais adhéré à la proposition formulée par Stephen Wright (« Vers un art sans œuvre, sans auteur, et sans spectateur », XV Biennale de Paris, Paris, 2007), d'un art à la fois sans œuvre, sans auteur, et sans spectateur. Proposition présentée, qui plus est, comme un changement de paradigme. Ce alors que
            outre la méfiance qui est celle de Thomas Kuhn en personne (« Commentaires sur les rapports entre la science et l’art », 1969, La Tension essentielle, Tradition et changement dans les sciences, tr. fr. Paris, Gallimard, 1990) à l'égard de l'application de la notion de paradigme à l'histoire de l'art
         et la méfiance que l'on est en droit d'avoir (qui, en tout cas, est la mienne) envers la notion même de paradigme et l'historicisme qui va avec,
           notion de paradigme dont le mérite n'en est pas moins d'échapper, sinon donc à tout historicisme, du moins à tout essentialisme là même, pourtant, où Wright entend conjuguer essence et paradigme (« L’art, autrement, est au bord d’une rupture de paradigme en termes de son statut ontologique même ») : tout comme pour le modernisme union « contre nature » entre historicisme et essentialisme,
ce qui « est en jeu » pour ce qui est des pratiques que nous prônons, ce n'est nullement de changer le mainstream de changer de mainstream, passer d'un mainstream à un autre, mais de s'en prendre —de façon marginale— au mainstream, à tout mainstream pourrait se mettre en place tout en demeurant des pratiques minoritaires au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Capitalisme et schizophrénie, Mille plateaux, , Minuit, 1980), en l'absence de toute prétention à devenir majoritaires (et, a fortiori, paradigmatiques, ce qui, au cas où cela se produirait, exigerait que leur soient opposées de nouvelles pratiques minoritaires), dans la mesure où, sur le plan artistique comme, selon Foucault lui-même, sur le plan politique, ce qui importe, ce n'est pas tant de chercher à prendre le pouvoir que de chercher à résister au(x) pouvoir(s) en place, de chercher à résister à la tentation même de prendre le pouvoir.

Pour ma part, donc, je me suis borné à énoncer, tout en évitant de les figer et d'en faire d'authentiques concepts (j'ai pu parler à ce sujet, plutôt que de concepts ou même de métaphores, de fictions théoriques),
         en rapport bien entendu avec des pratiques existantes (notamment au sein de la bdp mais sans que ce soit nécessairement le cas et sans chercher à « couvrir » toutes les pratiques ayant cours au sein de la bdp),
une pluralité de pratiques dont aucune ne réclame l'exclusivité et qui n'excluent nullement la possibilité d'autres pratiques. Et, parmi ces pratiques,
             outre
                  non tant, ainsi que l'indique fort justement Stephen Wright, l'art immatériel, sans objet, promu autrefois par Lucy Lippard (cf. Lucy Lippard & John Chandler, «The Dematerialization of Art», Art International , Vol. XII n°2, February 1968) et auquel trop d' « auteurs » continuent aujourd'hui à se référer un peu rapidement en rapport avec un intérêt pour l'immatériel renouvelé par ce qu'André Gorz (L'Immatériel, Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003) a appelé l'économie immatérielle,
                          l'art immatériel, comme le montrent entre autres tant l'exemple d'Yves Klein que celui de Tino Sehgal, n'en étant pas moins toujours susceptible de se trouver « réifié » au sens de Georg Lukács (Histoire et conscience de classe, Essais de dialectique marxiste, 1923, tr. fr. Paris, Minuit, 1960), que
            l'art sans œuvre, puisant (sans qu'il y ait là nul paradoxe) son origine dans le romantisme,
              mais non tant, comme le présume Stephen Wright, dans le culte du fragment, le romantisme, comme le stipule le fragment 206 dit fragment-hérisson de l'Athenaeum (~1800, tr. fr. Philippe Lacoue-Labarthe & Jean-Luc Nancy ed. L'Absolu littéraire, Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978) assimilant l'œuvre elle-même à un fragment, que
                   dans le culte romantique de l'artiste —de l'artiste préféré à son œuvre, voire encore davantage tenu pour artiste s'il est sans œuvre ou si, du moins, il a réussi à faire de sa vie son œuvre— (cf. José-Luis Diaz, « L'Artiste romantique en perspective », Romantisme, Revue du dix-neuvième siècle n° 54, Être artiste, Paris, CDU-SEDES, 4ème trimestre 1986), conception avec laquelle il convient bien entendu de couper,
            « art désœuvré » né, selon Maurice Blanchot (« L'Expérience-limite », L'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969 & Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973), de la disjonction entre désir d'art et volonté d'œuvre (quand bien même, pour Blanchot, il n'en est pas moins non seulement de l'art sans œuvre mais des œuvres désœuvrées dans lesquelles s'inscrit le désœuvrement des œuvres ou, du moins, l'aspiration au désœuvrement —ce qui est sans doute son propre cas—, tout comme il a pu et peut encore être un art —à commencer par l'art avant-gardiste— cherchant à sortir de l'art, voire à saborder l'art)
il en est plus particulièrement deux que j'ai appelées l'art sans art et l'art sans identité (abréviation pour art sans identité d'art), toutes deux cas d'art sans œuvre.


L'art sans art est, par définition, l'art qui entend se soustraire à toute conception, voire à toute définition préexistante de l'art, voire même, sous sa forme extrémale qui en est la plus paradigmatique, à toute intention d'art de la part d'un présumé artiste,


+++++à toute intention tant individuelle que collective, sinon à tout Kunstwollen au sens d'Aloïs Riegl (« Œuvre de la nature (Naturwerk) et œuvre d'art (Kunstwerk) », 1901, tr. fr. Scolies, Cahiers de recherches de l'École Normale Supérieure n° 2, Paris, PUF, 1972), si tant est qu'on accrédite cette notion à laquelle on peut reprocher son caractère demeurant, aux yeux de la sociologie contemporaine, par trop holiste,
à toute attribution à un artiste, et qui n'est alors identifié en tant qu'art que par l'attention qu'est susceptible de lui porter —en dehors de toute contemplation de type auratique— un « spectateur ». Ce qui en fait bien, pour sa part, en même temps que, à l'encontre de la conception romantique de l'art sans œuvre, un art sans artiste, sans auteur,
+++++encore qu'il convienne de se méfier de faire de l'absence d'auteur elle-même un concept évaluatif, dans un sens ou dans l'autre : cas, en particulier, des vidéos de surveillance, quelque attention qu'aient pu leur porter des cinéastes « confirmés », à commencer par Michael Klier (Der Riese),
un art non pas sans mais bien avec spectateur : c'est l'attention du spectateur qui vient se substituer à l'intention de l'artiste, c'est le spectateur qui vient se substituer à l'artiste (sans que, comme pour Duchamp, ce soit le spectateur qui fasse l'œuvre puisqu'œuvre il n'y a pas). Et attention non seulement esthétique mais bien artistique : ce sont bien des propriétés artistiques et pas seulement esthétiques que le spectateur est à même de découvrir dans ce qui a été engendré en l'absence de toute intention artistique, sinon esthétique, à l'encontre de l'habituelle répartition de rôles auteur – artistique / spectateur – esthétique. Mais ce qui fait que son identification en tant qu’art n’en dépend pas moins de la compétence réceptionnelle du spectateur, de son « capital symbolique » au sens de Pierre Bourdieu, de son connoisseurship en matière d’art, ce qui fait que l’art sans art ne saurait lui-même en fin de compte jamais échapper entièrement à l’art : l’art sans art, quand bien même il est sans art pour ce qui est de sa production, ne saurait être sans art pour ce qui est de sa réception même s'il n'en échappe pas moins à l'esthétique de la réception au sens d'Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978), en l'absence de tout horizon d'attente et de toute déception de celui-ci (ou alors, si déception d'horizon d'attente il y a, c'est d'un horizon d'attente non artistique, où l'on retrouve la problématique de l'événement au sens de ce qui, si attendu soit-il, vient toujours « surprendre » l'attente qu'on peut en avoir : cf. Jean-Luc Nancy, « Surprise de l'événement », Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, et Alain Badiou, L'Être et l'événement, Paris, Seuil, 1988 & « Penser le surgissement de l'événement », 1998, Cinéma, Paris, Nova, 2010).

Mais encore n'en convient-il pas moins d'observer que l'art sans art, s'il est un art plus que jamais avec spectateur, n'en est pas moins un art sans public quand bien même il peut être public. Il convient en effet de distinguer rigoureusement entre spectateurs et public. Un simple regroupement de spectateurs constitue une assistance mais ne suffit pas à constituer un public (ce qui, somme toute, serait aller dans le sens de l'individualisme méthodologique). Pas plus que (en tout holisme cette fois) le public ne saurait préexister aux spectateurs. Le public, si public il doit y avoir, doit être construit. Ainsi que l'a indiqué Thomas Crow (La Peinture & son public à Paris au XVIIIe siècle, 1985, tr. fr. Paris, Macula, 2000), historiquement, dès la naissance des expositions publiques avec la création du Salon de l'Académie royale de peinture et de sculpture, la question s'est posée de savoir comment transformer une assistance hétérogène en public, comment constituer des spectateurs en public : « Le Salon était la première exposition régulière, gratuite et ouverte à tous
                       [sinon réellement fréquentée par tous : question de la composition sociologique de l'assistance du Salon] ,
            d'art contemporain en Europe. La seule, également, qui eût lieu dans un cadre exclusivement séculier
              [quand bien même ce n'était pas un cadre qui avait été fait pour : question, notamment, de l'absence d'éclairage zénithal qui tendait à rendre les œuvres invisibles, invisibilité encore renforcée par le fait que les tableaux relevant de la peinture d'histoire, au sommet de la hiérarchie des genres, les plus prisés du moins officiellement, étaient également placés au sommet des cimaises, en hauteur, emplacement certes honorifique mais qui contribuait à les amener au seuil de l'invisibilité ;
                       tout comme James H. Johnson (Listening in Paris, A Cultural History, Berkeley / Los Angeles, University of California, 1995) a pu développer l'idée (quand bien même cette idée a pu depuis être relativisée par William Weber, « Did People Listen in the 18 th Century ? », Early Music n° 25, Listening Practice, 1997) que, au dix-huitième siècle, la musique ne s'écoutait pas, les audiences ne gardant pas le silence pendant les concerts et représentations d'opéras mais tenant la musique au mieux pour un agréable ornement à un spectacle auquel elles prenaient elles-mêmes part, les lumières restant allumées dans la salle pendant le spectacle : les opéras n'étaient pas faits pour être vus et entendus mais pour qu'on y soit vu, les « spectateurs » dans leurs loges se faisant face et se regardant mutuellement tout en discutant avec leurs voisins ou en y recevant des danseuses alors qu'il aurait fallu qu'ils tournent leurs sièges pour voir le spectacle],
            et dont la finalité première fût de susciter une réaction d'ordre esthétique de la part d'individus en grand nombre.
            « Reste qu'une contradiction interne sous-tendait cet état de choses ; alors que l'institution était de nature collective, la réaction qu'elle était censée provoquer était, elle, d'ordre individuel et privé. Le public des expositions modernes, dont le Salon constitue le prototype, est supposé posséder un certain nombre d'intérêts en commun ; mais déterminer la nature exacte de ce commun dénominateur demeure une question autrement délicate. Que pouvait bien signifier, en effet, une réaction d'ordre esthétique dissociée de la culture érudite
                       [quand bien même l'esthétique en tant que telle, en tant que discipline, ne s'est
                                   tout comme la critique d'art (La Font de Saint-Yenne) supposée, elle, servir de porte-parole au public
                       développée qu'en rapport avec l'émergence de la pratique d'exposition publique],
            celle de la minorité des connaisseurs
               [connaisseurs qu'il importe de distinguer des « amateurs » : là où l'amateur se définissait par son goût, le connaisseur, lui, se définissait non par son goût mais par son savoir et sa compétence, et était supposé être en mesure de juger à la fois, scientifiquement davantage que, à proprement parler, « esthétiquement », de la qualité esthétique de l'œuvre, de l'attribution de l'œuvre et de son authenticité évaluées à partir de son analyse stylistique, quand bien même ces deux derniers volets furent bientôt abandonnés à une autre nouvelle figure émergente, celle de l'expert (fonction bientôt accaparée par le marchand), et quand bien même, ainsi que l'a observé Charlotte Guichard (« Du “nouveau connoisseurship“ à l'histoire de l'art, Original et autographie en peinture », Annales, Histoire, sciences sociales, 65e année n° 6, Paris, Colin, novembre-décembre 2010), à l'encontre selon elle de la notion d'art autographique développée par Nelson Goodman (Langages de l'art, Une approche de la théorie des symboles, 1968, tr. fr. Nîmes, Chambon, 1990), comme l'avait déjà noté à propos de Rembrandt Svetlana Alpers (L'Atelier de Rembrandt, La Liberté, la peinture et l'argent, 1988; tr. fr. Paris, Gallimard, 1991), la pratique artistique était alors, dans le cadre de l'atelier, au vu et au su de tous, une pratique collective, le nom de l' « auteur » présumé étant une simple marque d'atelier],
            et des nobles cultivés
                       [en fait, de façon plus précise, ce que l'on appelait alors non pas encore le monde de l'art mais « le beau monde » ou « le monde » tout court, qui constituait un milieu moins restreint que celui de la noblesse, beau monde que, comme le précise William Weber (« Le Savant et le général, Les Goûts musicaux en France au XVIIIe  siècle », 1980, tr. fr. Actes de la recherche en sciences sociales n° 181-182, Les Partitions du goût musical, Paris, Seuil, mars 2010), il convient de distinguer là encore des connaisseurs : là où le connaisseur était celui qui détenait un savoir dans un domaine spécifique, les membres des classes aisées constituant le beau monde avaient développé non tant un savoir qu'un sens, un « goût général » qui ne devait rien au savoir des connaisseurs, certaines œuvres étant supposées ne pas requérir de connaissances particulières pour être « appréciées » là où d'autres n'étaient présumées accessibles qu'au « goût savant »]
           qui lui avait jusqu'alors donné un sens ? Regrouper sous le nom de “public“ les visiteurs du Salon implique l'existence, parmi eux, d'une certaine conformité d'attitudes et d'attentes. Or, comment aurait-on pu considérer l'assistance qui fréquentait le Louvre, sinon comme la juxtaposition momentanée d'individus irrémédiablement hétérogènes ? »
            « Une assistance est —par définition— un groupement d'individus : nous pouvons identifier, voire dénombrer les individus et les groupes qui la composent […] Mais comment cette “assistance“ se métamorphose-t-elle en “public“, c'est-à-dire en entité cohérente, habilitée à légitimer l'exercice de l'art ainsi qu'à déterminer la valeur relative de sa production…? »
            Constitution du public en tant que tel, constitution de l'exposition, du Salon de l'Académie royale de peinture et de sculpture au même titre que les salons littéraires —davantage privés cependant qu'étaient ceux-ci— en « espace public », c'est-à-dire en espace de discussion où les œuvres cessaient d'être subordonnées au goût du Prince pour être librement débattues par voie orale. Espace public qui, selon Jürgen Habermas (L'Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962, tr. fr. Paris, Payot, 1978), si limité fût-il sans doute (Habermas parle d'espace public bourgeois),
                       (quand bien même, comme a pu le lui reprocher Louis Quéré, « L'Espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique », Quaderni Vol. 18 n° 18, 1992, Habermas, se bornant à définir l'espace public comme un espace où les personnes privées, rassemblées en public, font un usage public de leur raison, ne prend pas suffisamment en compte le fait que caractère public de l'espace public ne saurait lui-même préexister aux comportements et échanges de paroles y ayant cours, que le public est toujours à construire)
            n'en aurait pas moins présenté le mérite d'être le creuset de l'espace démocratique à venir (du moins de la démocratie élibérative sinon de la démocratie représentative),
                       ce quand bien même, à la même époque, selon Kant (« Réponse à la question : qu'est-ce que “les Lumières“ ? », 1784, tr. fr. La Philosophie de l'histoire, , Montaigne, 1947), il ne pouvait être d'authentique usage de la raison que non circonscrit dans un territoire déterminé, quel qu'il fût, mais dans le seul cadre de la société civile universelle, bien que celle-ci ne fût encore que potentiellement constituée. D'où la tendance de l'espace public à s'étendre toujours davantage au-delà des espaces publics somme toute partiels constitués par les formes nouvelles de la sociabilité intellectuelle qu'étaient clubs, cafés, loges, salons, espaces d'exposition… à un échelon tant national (celui de l'État-nation en gestation) que, d'emblée, international. Aspiration très tôt à une république des arts comme à une république des lettres ayant une dimension non tant nationale que mondiale, bien antérieurement à la constitution de la République mondiale des lettres au sens de Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, , , 1999 (quelque différence qu'il convienne de faire, selon elle, entre internationalisme littéraire et mondialisation commerciale).
            Mais espace public qui n'en a pas moins tendu, en même temps qu'il se mondialisait et se globalisait, à se désagréger toujours davantage
                       quelle que soit sa capacité, selon Jürgen Habermas (Théorie de l'agir communicationnel, , tr. fr. Paris, Fayard, 1987, 2 vol., « Le Contenu normatif de la modernité », 1984, Le Discours philosophique de la modernité, Douze conférences, , tr. fr. Paris, Gallimard, 1988 & Droit et démocratie, Entre faits et normes, , tr. fr. Paris, Gallimard, 1997), à se reconstituer sous la forme de ce que lui-même qualifie d'espaces publics partiels spécialisés
                       et quels que soient les espoirs qui ont pu être mis dans le cyberspace pour ce qui est de la reconstitution d'un espace public global.
            Public qui, en même temps qu'il se globalisait, a tendu à perdre sa qualité de public, ramené à la seule caricature qu'en donnent les publics de vernissage.

Ce qui fait que, si tant ce que j'appelle l'art sans art que l'art sans identité sont bien des arts sans public, il n'est pourtant nul besoin de revendiquer un art sans public, tout l'art tendant désormais à être un art sans public sinon sans spectateur.

Tandis que ce que j'ai appelé l'art sans identité, s'il est bien pour sa part un art sans lecteur, regardeur ou spectateur à proprement parler dans la mesure où, pour mieux s’immiscer dans la réalité —dans la vie—, il n'est pas fait pour être perçu comme (au sens de Wittgenstein) art par un quelconque spectateur, ni même pour être perçu distraitement au sens de Benjamin —pas davantage que pour être reconnu comme tel par une quelconque institution ou une quelconque instance légitimante (comme pour George Dickie, « Définir l'art », 1973, tr. fr. Gérard Genette ed. Esthétique et poétique, Paris, Seuil, 1992)—, présuppose, lui, un auteur (quand bien même il n'est lui-même pas reconnu comme tel) avec une intention d'art de la part de celui-ci (quand bien même il entre dans son intention que son intention ne soit pas reconnue).

Mais, à mon sens, il ne saurait être d'art à la fois sans auteur et sans spectateur. L'art sans art et l'art sans identité d'art apparaissent comme deux pratiques duales qui s'excluent mutuellement.

Cependant les différents auteurs n'ont que trop cherché à trouver à l'auteur comme au spectateur des remplaçants, à commencer, pour ce qui est de l'auteur, par Roland Barthes («La Mort de l’auteur», 1968, Œuvres complètes, tome II, 1966-1973, Paris, Seuil, 1994) qui n'a pas eu plus tôt décrété la mort de l'auteur qu'il s'est mis à lui rechercher des substituts : d'abord le scripteur
            qui, au lieu de préexister comme l'auteur à son œuvre, est lui-même construit par le texte —là encore substitut, pour Barthes comme pour tout le poststructuralisme, de l'œuvre— ou, du moins, se construit lui-même en même temps que le texte
puis le lecteur (le spectateur) lui-même devenant là une sorte de double du regardeur duchampien,
            lecteur dont, curieusement, la préexistence par rapport au texte n'est, en ce qui le concerne, point remise en cause,
                       d'où l'idée formulée par Umberto Eco (« Le Lecteur modèle », Lector in fabula ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs, 1979, tr. fr. Paris, Grasset, 1985) d'un « lecteur modèle » construit par le « texte » lui-même ou, du moins, par son auteur —son « auteur empirique »— auquel Eco continue malencontreusement à donner trop d'importance, quelque présent que puisse être l'auteur dans le texte même, lecteur modèle lui-même distinct du lecteur empirique qui construit lui aussi, de son propre côté, son propre « auteur modèle »,
              ce qui, dans une certaine mesure, est le fait de l'art sans art lui-même,
        à l'encontre pourtant, de la conception qui est celle de Blanchot de l'art désœuvré, lequel, selon lui, ne sauraient s'approprier ni auteur ni récepteur, qui surgit dans une totale indépendance de tout auteur comme de tout récepteur.

Auteur et spectateur auxquels a pu être également substituée la figure combien mythifiante de l'interacteur.

Et ainsi procède selon moi Stephen Wright lui-même
            tant pour ce qui est de l'œuvre à laquelle il substitue le processus alors que l'automaticité du processus, quand processus il y a, tendrait plutôt à se substituer avant tout à la subjectivité de l'auteur, et qu'il conviendrait de distinguer les cas où le processus est effectivement donné à percevoir comme œuvre et ceux où le processus se borne à engendrer l'œuvre (comme tant chez John Cage que dans la musique dite processuelle).
            que pour ce qui est de l'auteur auquel il se borne à substituer la notion de créativité diffuse développée par le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat (Une sociologie du travail artistique, Artistes et créativité diffuse, Paris, L'Harmattan, 1998, « L'Expérience de la co-création L'Art qui s'entremet », Mutations des activités artistiques et intellectuelles, Paris, L'Harmattan, 2000 & « La Question de l'auteur à une époque de créativité diffuse », 2004,  L'Expérience de l'intermittence dans le champ de l'art, du social et de la recherche, Paris, Harmattan, 2005).
                        Créativité diffuse que pourtant Nicolas-Le Strat ramène lui-même à la généralisation du travail immatériel dans l'économie post-fordiste, à l'intégration du « créatif » dans l'appareil économique lui-même en tant que nouveau facteur de production. Ce qui le fait lui-même valoriser l'activité processuelle au détriment de la production réalisée, autrement dit pour lui de l'œuvre. Mais ce qui n'en implique pas moins selon lui l'intrusion du spectateur, du public, en situation désormais de co-créativité avec l'artiste, lequel, dès lors, « ne peut pas rapporter immédiatement et directement (exclusivement) à lui- même une création qui possède, dès son origine, une toujours déjà-socialisée et/ou publique. Ce type d’expérience artistique remet en cause la conception subjectivo-centrée de l’auteur ».
                            « Mais encore, selon lui, l'artiste n'en reste-t-il pas moins « pleinement “auteur“ dans la mesure où l’agencement de la situation ou de l’interaction [mais à l'encontre de l'idéologie de l'interactivité] naît bien de son fait et par son initiative [plus ou moins planifiante]. Mais il fait défection en tant qu’auteur, au moment même où s’amorce le processus et s’engage l’interaction, puisque l’agencement va se déployer en partie ou en totalité indépendamment de lui [le problème étant alors de savoir si l' « interaction » ne fait que réaliser une possibilité programmée par avance ou si elle actualise (au sens de Bergson et de Deleuze) une virtualité]. Comment pourrait-il se prévaloir d’une légitimité d’auteur pour un agencement qui lui échappe nécessairement et qui se développe par devers lui, malgré lui ? Réellement auteur dans la portée inaugurale de son acte mais défait de sa qualité d’auteur lors de la production / agencement de "sa" création » [cependant que] l'auteur destitué [reconquerrait] également sa qualité d'auteur par sa capacité à donner sens [en aval] à l'agencement qu'il a initié [capacité qu'il partage pourtant pour le moins largement avec le spectateur !] » (« La Question de l'auteur », op. cit.).
            et que pour ce qui est du spectateur en entreprenant de mettre à sa place l'usager, distingué du simple consommateur.
                       Opposition, ici, non pas, comme pour Walter Benjamin (« L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », première version, 1935, tr. fr. Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000) entre simple perception distraite (valorisée) et contemplation auratique (dévalorisée), simple différence perceptive, mais entre simple consommation (dévalorisée) et
                                               —dans un sens opposé aux notions tant de consommation ostentatoire (Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, 1899, tr. fr. Paris, Gallimard, 1970) que de distinction (Pierre Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979) dont Paul Veyne (Le Pain et le cirque, Sociologie historique d'un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976) et Jon Elster (Le Laboureur et ses enfants, Deux essais sur les limites de la rationalité, 1983-84, tr. fr. Paris, Minuit, 1986) ont fait la critique—
                         usage (valorisé)
                                      quand bien même Benjamin tenait déjà la perception distraite elle-même pour plus active que la contemplation, purement passive, quelque effort que puisse pourtant réclamer l'attention,
                               et quand bien même, pour Benjamin, en même temps que la prise en compte de l'usage devait permettre de distinguer le document de l'œuvre d'art (cf. Walter Benjamin, « Treize thèses contre les snobs », Sens unique, 1928, tr. fr. Paris, Nadeau, 1978), l'art auratique, à l'encontre de la conception formaliste, n'en avait pas moins lui-même déjà valeur d'utilité rituelle.
                 Ce qui, selon Wright, serait le cas du lecteur lui-même (au risque de prendre « lecteur » dans son sens poststructuraliste), distingué du spectateur,
                 lecteur pourtant combien interprète davantage qu'usager quand bien même il vaudrait mieux parler de lecture interprétative (comme de lecture déconstructive), en évitant de l'attribuer à un quelconque « lecteur empirique », Umberto Eco (« Le Lecteur modèle », op. cit.) ayant lui-même distingué entre utilisation d'un texte, totalement libre (dévalorisée), et interprétation d'un texte qui n'en demeure pas moins impliquée par celui-ci (valorisée), quelque puisse être l'infinité d'interprétations d'un même texte, distinction selon lui isomorphe à celle qu'il fait dans « “Intentio lectoris“, Notes sur la sémiotique de la réception » (1985, Les Limites de l'interprétation, 1990, tr. fr. Paris, Grasset, 1992) entre interprétation comme prescription de l'intentio lectoris et interprétation comme recherche de l'intentio operis sinon de l'intentio auctoris (quand bien même, dit-il, toute lecture mélange interprétation et utilisation), Umberto Eco (Les Limites de l'interprétation, op.cit. & « La Surinterprétation des textes », 1990, Interprétation et surinterprétation, 1992, tr. fr. Paris, PUF, 1996) n'ayant eu de cesse de faire machine arrière et de limiter tant l'ouverture de l'œuvre ou du texte que son interprétabilité par le lecteur en cherchant à rétablir ce qu'il appelle les droits du texte en tant que tel, l'auteur modèle que forge à son « usage » le lecteur empirique devant chercher à coïncider autant que possible, sinon avec l'auteur empirique, avec l'intention operis, distinction entre interprétation et utilisation rejetée, ainsi que la notion d'intention operis qui supposerait une vérité de l'œuvre, quelle que soit la créativité propre non tant à l'auteur ou au spectateur qu'à l'œuvre elle-même, par Richard Rorty dans la réponse qu'il a faite à Eco (« Le Parcours du pragmatiste », Umberto Eco, Interprétation et surinterprétation, op.cit.),
                   et quoi qu'il en soit de la distinction que faisait déjà pour sa part Nicolas Poussin (« Lettre à Chantelou », 28 avril 1639, Lettres et propos sur l'art, Paris, Hermann, 1964) entre lire (valorisé) et voir (dévalorisé) un tableau, ou de celle opérée par Roland Barthes ( «Le Message photographique», Communications n°1, Paris, Seuil, 1961 & « Rhétorique de l'image », Communications n°4, Paris, Seuil, 1964) entre lire (toujours valorisé) et voir (toujours dévalorisé) une photo, distinction que n'en ont pas moins cherché à renverser nombre d'auteurs, à commencer par Georges Didi-Huberman (Devant l'image, Question posée aux fins d'une histoire de l'art, Paris, Minuit, 1990),
           là où, pourtant, il est bien une littérature de consommation, ce qui conduirait à distinguer en tout modernisme, comme continue à le faire Barthes, entre « littérature de gare » et « textes » authentiques (entre « paralittérature » et « littérature lettrée »), encore qu'un même « texte » (y compris un « texte » relevant de ladite littérature de gare) puisse être consommé comme il peut en être fait usage
                 tout comme, selon Erwin Panofsky (« L'Histoire de l'art est une discipline humaniste », 1940, L'Œuvre d'art et ses significations, Essais sur les « arts visuels », 1955, tr. fr. Paris, Gallimard, 1969), un même artefact peut être « utilisé » comme document ou comme monument
               cependant que la lecture la plus minutieuse peut demeurer simple consommation là où une lecture rapide, à la recherche d'objectifs précis, peut davantage procéder de l'usage
          et là où, pour un lecteur, se pose encore davantage la question de l'usage d'une bibliothèque que d'un livre isolé
                       quand bien même la Martha Rosler Library (cf. Stephen Wright, « Entretien avec Anton Vidokle », tr. fr. Martha Rosler Library, Paris, INHA, 2007)
                                   quelle que soit sans doute la différence avec ce qui est advenu de la bibliothèque de Don Judd à Marfa après sa mort (ou encore avec la malencontreuse installation de livres prélevés dans sa bibliothèque de travail par Joseph Kosuth pour son exposition Du phénomène de la bibliothèque chez Almine Rech en 2006 en hommage au texte de Michel Foucault connu sous le nom d'« Un “fantastique” de bibliothèque », 1964, Dits et écrits, 1954-1988, tome I, 1954-1989, Paris, Gallimard, 1994),
                       ne fait à mon sens que participer à l'avènement d'un nouveau genre artistique (au même titre que le livre d'artiste et le ready-made post-duchampien) en même temps qu'à un art réappropriationniste : réappropriation par le collectif e-flux (Anton Vidokle & Julieta Aranda) de la bibliothèque de Martha Rosler,
            alors que, comme l'écrit Denis Hollier (« La Valeur d'usage de l'impossible », 1992, Les Dépossédés (Bataille, Cailois, Leiris, Malraux, Sartre), Paris, Minuit, 1993), le musée lui-même, tout comme le marché (mais à la différence de la bibliothèque), suspend —davantage qu'il n'annule— l'usage même de ce qui est au départ dédié à l'usage dès lors qu'il se trouve mis au musée.
            Pour moi un des rares exemples qui me vient à l'esprit de pratique artistique offrant effectivement une possibilité d'usage au spectateur transformé ce faisant en usager est
                       davantage que la Martha Rosler Library
                                   qui, à mon sens, ne permet pas plus de réel usage que le Tapis de lecture de Dominique Gonzalez-Foerster où, présume Jean-Max Collard (« Expanded Litterature », Dominique Gonzalez-Foerster & Cie, Expodrome, Paris, Arc, 2007), c'est par le spectateur que « la moquette orange devient tapis de lecture. Dans sa convivialité [!] épurée [!], la bibliothèque de DGF réintègre ainsi la littérature au sein d'une “esthétique relationnelle“ [!] qui avait volontairement écarté l'interaction [!] très ancienne entre le livre et son lecteur. “Les livres les plus utiles [c'est moi qui souligne] sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié“ (Voltaire, préface du Dictionnaire philosophique). Et Ponge après Duchamp : “C'est seulement le lecteur qui fait le livre, lui-même, en le lisant.“
                                   « Si le lecteur est aujourd'hui un spectateur, à l'inverse, chez elle, le spectateur est invité comme lecteur de l'exposition. Au regard distrait, glissant ou zappeur, la lecture substitue en effet un modèle plus attentif de visionnage [!] des œuvres […]
                                   « Son idée de la bibliothèque : un home-cinéma. À la fois intime et public, entre chambre et open air. Tant il est vrai aujourd'hui que le livre est lu sur le mode du cinéma [pourtant paradigmatique de la perception distraite selon Benjamin], que la lecture s'apparente pour nous au visionnage d'un film et que le lecteur d'un roman procède mentalement à son adaptation filmique »
            Super Discount de Jens Haaning (Fribourg, Fri-Art, 1998)
                       (quand bien même celui-ci a pu lui-même être « récupéré » par Nicolas Bourriaud ,« Jens Haaning : travailleur clandestin », Jens HAANING, Hello, My Name is Jens Haaning, Dijon, Le Consortium, 2003, au sein de l'esthétique relationnelle, Bourriaud qui n'en parle pas moins à son propos de « recentrement de l'esthétique vers l'usage des formes »)
            qui avait provisoirement transformé l'espace d'exposition en supermarché proposant aux visiteurs d'acheter des produits alimentaires venant de France qui avaient été détaxés pour leur importation en Suisse et étaient de ce fait vendus 35% moins cher que dans les supermarchés suisses.

Tandis que Bernard Stiegler (« Du consommateur à l'amateur, Inventer de nouveaux modèles industriels, une nouvelle puissance publique, et des entreprises de civilisation », Constituer l'Europe 2. Le Motif européen, Paris, Galilée, 2005, « Industrie relationnelle et économie de la contribution », Bernard Stiegler ed. Le Design de nos existences, À l'époque de l'innovation ascendante, Paris, Mille et une nuits, 2008 & Pour une nouvelle critique de l'économie politique, Paris, Galilée, 2009), tout en refusant pour sa part de distinguer entre usager et simple consommateur (tout en se refusant lui-même à se borner à assimiler le public à l'ensemble des consommateurs), entend substituer tant à l'auteur qu'au spectateur l'amateur, pris au double sens du terme de celui qui aime et de non professionnel
            (là où Roland Barthes lui-même, dans La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil, 1980, se proposait de substituer au photographe professionnel le photographe amateur qu'il tenait pour plus proche du supposé « noème » de la photographie que le professionnel ou que l' « artiste » (curieusement non distingués par Barthes) : « D’ordinaire, l’amateur est défini comme une immaturation de l’artiste : quelqu'un qui ne peut—­ou ne veut— se hausser à la maîtrise d'une profession [si tant est qu'artiste soit une profession, bien souvent tout au plus, en inversant les termes employés par Bernard Lahire, La Condition littéraire, La Double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006, un « second métier ». Mais, dans le champ [en un sens proche de celui de Bourdieu] de la pratique photographique [non distinguée par Barthes des « usages » de la photographie], c’est l’amateur, au contraire, qui est l’assomption du professionnel »)
et présumé, ce faisant, permettre non seulement de déconstruire mais de résoudre la contradiction entre « producteurs » et « consommateurs », usagers compris. (là où, pour Wright, c'est la notion d'usager qui permet de « casser » l'opposition binaire entre auteur et spectateur, production et réception). L'amateur ne se bornant pas selon lui comme l'usager à user, à utiliser dans un but utilitaire, mais « pratiquant » effectivement son art, si art il y a. Amateur dont le paradigme serait aujourd'hui le « contributeur », tel non le simple utilisateur mais le contributeur effectif à un logiciel libre, mais avec ce que cela demande en fait de savoir faire, loin du simple amateur.

Stephen Wright, en ce qui le concerne (« Usagers et usages de l'art : la fin de la culture de l'expertise », Livraison n° 9, Faire comme si tout allait bien, printemps 2008), entend s'appuyer sur la « revalorisation » par Mathieu Potte-Bonneville (« Politique des usages », Vacarme n° 29, Usages, été 2003, « Usages », 2005, Philippe Artières & Mathieu Potte-Bonneville, D'après Foucault, Gestes, luttes, programmes, Paris, Prairies ordinaires, 2007 & « De l'usage en politique », Particules, Réflexions sur l'art actuel n° 24, avril-mai 2009) de la notion d'usage à la lumière conjointe et réciproque des mouvements d'usagers qui se sont développés ces dernières années et,
            sinon de la valeur d'usage au sens de Marx en vue de tenter de contrer la suprématie de la valeur d'échange
                       quand bien même l'art, quoi qu'on puisse en penser, peut bien avoir une valeur d'usage sinon nécessairement des usagers au sens de Wright et de Potte-Bonneville, à commencer par la musique, pourtant tenue habituellement pour le plus « pur » des arts ; la musique, comme a pu dire Yves Lacoste (La Géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre, Paris, Maspero, 1976) pour ce qui est de la géographie, ça peut servir à faire la guerre, ça peut servir tant d'arme que d'instrument de torture (cf. Suzanne G. Cusick, « Music as Torture / Music as Weapon », Trans, Revista transcultural de música n° 10, 2006 & Juliette Vokler, « Le Son comme arme », Article 11, 2, 3, 4 & 5 février 2010) comme c'est également le fait de la photo,
            ou du droit d'usage au sens de Proudhon, du droit de possession contre le droit de propriété,
de la lecture qu'il fait de Michel Foucault, à commencer par Histoire de la sexualité, tome 2, L'Usage des plaisirs (Paris, Gallimard, 1986).

Ouvrage où Foucault souligne l'ambiguïté du terme « morale », tantôt employé pour désigner « un ensemble de valeurs et de règles d'action qui sont proposées aux individus et aux groupes par l'intermédiaire d'appareils prescriptifs divers, comme peuvent l'être la famille, les institutions éducatives [et, plus généralement, culturelles, quand bien même les institutions artistiques —lesquelles s'avèrent en fait des institutions davantage culturelles qu'artistiques—, quand bien même elles restent légitimantes, se montrent de moins en moins contraignantes, en matière de morale comme en matière d'art], les Églises, etc. » (MF), soit le « code moral », plus ou moins explicitement formulé. Tantôt pour désigner « le comportement réel des individus, dans son rapport aux règles et valeurs qui lui sont proposées : on désigne ainsi la manière dont ils se soumettent plus ou moins complètement à un principe de conduite, dont ils obéissent ou résistent à un interdit ou une prescription, dont ils respectent ou négligent un ensemble de valeurs » (MF). D'une part, dit Potte-Bonneville, ce qu'il faut faire, d'autre part ce que l'on fait.

Mais, dit Foucault, « ce n'est pas tout ». « Une telle distinction laisse entièrement en blanc la manière dont les prescriptions générales du code vont se trouver traduites dans les comportements effectifs : comment fait-on ce que l'on fait, d'après ce qu'il faut faire ? » (MPB). Béance entre code moral et comportement. « Cet espace blanc [ou, si l'on préfère, cette « boîte noire »], la philosophie l'appréhende d'habitude sous la figure du jugement moral : la règle [ou le concept, si tant est que concept il y ait] étant donnée, à quels objets singuliers s'applique-t-elle ? Toutefois, note Foucault, ce n'est là que la moitié du problème : reste à savoir comment, cette règle, le sujet va la “faire sienne“, se l’appliquer à lui-même, se former et se transformer lui-même en sujet moral » (MPB) « agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code. Un code d'actions étant donné et pour un type déterminé d'actions (qu'on peut définir par leur degré de conformité ou de divergence par rapport à ce code), il y a différentes manières de “se conduire“ moralement, différentes manières pour l'individu agissant d'opérer non pas simplement comme agent [notion d'agent qui renvoie toujours à une autre instance, ici le code moral, dont il est l'agent, le mandataire, le « représentant », le vecteur plus ou moins passif], mais comme sujet moral de cette action. Soit un code de prescriptions sexuelles enjoignant aux deux époux une fidélité conjugale stricte et symétrique, ainsi que la permanence d’une volonté procréatrice ; il y aura, même dans ce cadre aussi rigoureux, bien des manières de pratiquer cette austérité, bien des manières d’être fidèle [ou d'être infidèle]. Ainsi, on peut faire porter l'essentiel de la pratique de fidélité sur le strict respect des interdits et des obligations dans les actes mêmes qu'on accomplit. Mais on peut aussi faire consister l'essentiel de la fidélité dans la maîtrise des désirs » (MF). Etc. etc. Ce qui fait que le « code moral », davantage qu'il ne serait à proprement parler prescriptif ou qu'il n'ouvrirait des possibilités, ouvrirait des virtualités, quantité d'usages virtuels. « C’est ce niveau spécifique, cet ordre des “manières de se conduire“ que Foucault nomme, au sens strict, l’éthique » (MPB) par opposition à la morale (distinction morale/éthique que s'approprie à sa façon chaque auteur en en donnant sa propre version).

Selon Foucault, si, dans certaines morales, comme dans le cas du christianisme, l'accent est mis prioritairement sur le code, dans d'autres l'accent est mis davantage sur les formes de subjectivation, la morale est orientée vers l'éthique, comme tel était le cas de la Grèce antique où, même si la nécessité de respecter la loi était très souvent soulignée, l'important était « moins dans le contenu de la loi et ses conditions d'application que dans l'attitude qui fait qu'on les respecte » (MF). La « culture grecque » était « une culture dans laquelle une attention extrême était accordée à l'ordre de l'usage » (MPB). La réflexion morale tenait beaucoup moins à établir un code systématique qu'à élaborer les conditions et les modalités d'un usage.

Conception a priori difficilement transférable à l'art si, en matière d'art comme, selon Kant, en matière d'esthétique, il n'est pas de critère de jugement [selon Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, tr. fr. Paris, Vrin, 1965, « en face d'un produit des beaux arts, on doit prendre conscience que c’est là une production de l’art et non de la nature ; mais dans la forme de ce produit la finalité doit sembler aussi libre de toute contrainte par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature » (quand bien même ce serait plutôt la « nature », si tant est qu'il y ait lieu de distinguer entre nature et culture —distinction aujourd'hui devenue suspecte— qui s'avérerait la principale source de contraintes) ; tout au plus les « œuvres de génie » —notion devenue des plus obsolètes— servent-elles de règles pour le jugement des autres bien que le génie ne connaisse pas de règle ou ne crée qu'en fonction de règles indéterminées qui ne peuvent se dériver d'un concept]. Mais, précisément, en art ce serait bien les usages qui l'emporteraient sur la loi défaillante, ce qui exigerait de penser la notion d'usage dans le cas-limite où la loi tend à s'effacer.

Cependant que Potte-Bonneville, tout en reconnaissant que l'analyse qui précède de Foucault sur la morale n'entretient avec la politique elle-même qu'un « rapport oblique », n'en entend pas moins « porter [en politique même] le fer sur le terrain des usages, plutôt qu'au plan des principes » quoi qu'il en soit de l'existence avérée, dans ce cas, de lois. C'est, dit-il, pour Foucault dans cet espace intermédiaire entre structure institutionnelle et réponse sociale
            —distinction s'avérant, elle, parfaitement reversable à l'art, dès lors que l'on « substitue » à la loi l'institution, tant publique que privée, quand bien même l'institution n'a pas force de loi—
qu'est l'espace des usages « que se décide l'essentiel de nos libertés et de nos sujétions effectives ». C'est donc « là d'abord qu'il faut se battre ». Ainsi, avance Potte-Bonneville, pour ce qui est de la revendication du mariage homosexuel, la question se pose de « savoir si l’obligation pour les mariés d’être de sexe opposé ne relèverait pas de l’usage plutôt que de la loi ». Tout comme, dans les espaces de l'art où il n'est guère de loi (mis à part, bien entendu, les lois physiques, la loi du marché et la juridiction en matière de propriété et de propriété intellectuelle : absence de lois artistiques et relative impunité juridique en matière de morale), on n'aurait guère affaire qu'à des usages.

Et Potte-Bonneville d'entreprendre le « portrait du sujet politique en usager. Même si, là encore, danger de substitution. Après les vaines tentatives de substitution (notamment de la part d'Herbert Marcuse) à la figure en déclin —voire en extinction ?— du prolétaire, de celles du colonisé, de la femme, du jeune, de l'homosexuel (voire du travailleur, de l'étranger, de l'immigré, de l'exclu, du désaffilié, du sans-part…), substitution au prolétaire de l'usager ? Ou bien danger d'individualisme méthodologique ? On pourrait objecter que « l’usager, tel que Foucault l’entend, c’est l’individu-roi, qui se veut principe et fin du corps social », quand bien même, objecte Potte-Bonneville, « en un sens, c'est très exactement l'inverse » : les individus se trouvent « exposés aux effets [c'est moi qui souligne : effets dont il convient de vaincre le déterminisme] de normes dont [à l'encontre de toute idée de contrat social] ils ne peuvent se reconnaître comme l'origine » (MPB, « Politique des usages », op. cit.). Ce qui fait que le sujet politique qu'est l'usager se distingue tant de l'individu contractant que du prolétaire, comme il se distingue également du citoyen républicain. En même temps que la figure de l'usager est aux antipodes de celles de l'opprimé, de la victime, et de l'assisté (trop) chers à l'humanitarisme.

« Être usager, c'est arguer d'une familiarité avec ce dont on use, qu'aucune connaissance de surplomb ne saurait égaler ; c'est encore témoigner d'une pratique irréductible à la simple exécution de prescriptions générales, comme à la simple soumission aux déterminismes extérieurs. Cela revient, en bref, à faire valoir l'excès d'une expérience (à la fois cognitive et pratique, savoir et art de faire [ce que Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard / Seuil, 1997, appelait les savoirs assujettis]) sur la simple lecture en extériorité […] Mais simultanément, être usager de tels objets, de tels “services“, c'est introduire vis-à-vis d'eux une distance et une latitude ; c'est interdire d'identifier l'instrumentiste à l'instrument pour dégager entre eux l'espace d'une liberté possible » (« MPB, « Usages », op. cit.). Comme pour ce qui est de l'aura benjaminienne, à la fois distance et proximité.

« L'usage est un rapport concret qui est à la fois un rapport de liberté et de dépendance. Je fais usage, je ne suis pas libre de m'en passer mais, pour autant, ce dont je fais usage, je n'y suis pas enchaîné sans possibilité de latitude ou de marges, de jeux » (MPB, « De l'usage en politique », op. cit.).

De l'usage comme appropriation.

Et les usagers ont entrepris à leur façon des luttes, des « luttes d'un nouveau type ». Ce que Michel Foucault, dans « Le Sujet et le pouvoir » (1982, Dits et écrits 1954-1988, tome IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994) appelle des « luttes immédiates » (à caractère davantage micro que macro-politique) « Et ce pour deux raisons. D'abord, parce que les gens critiquent les instances de pouvoir qui sont les plus proches d'eux, celles qui exercent leur action sur les individus. Ils ne cherchent pas l'“ennemi numéro un“, mais l'ennemi immédiat. Ensuite [après l'échec des grands récits de libération mais au risque de ce que François Hartog (Régimes d'historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003) et Hal Foster (Design & Crime, 2002, tr. fr. Paris, Prairies ordinaires, 2008) ont dénoncé comme le présentisme] ils n'envisagent pas que la solution à leur problème puisse résider dans un quelconque avenir (c'est-à-dire dans une promesse de libération, de révolution, dans la fin du conflit des classes) » (pas plus qu'il ne saurait être question, désormais, de chercher —vainement— à sortir de l'art ; ce que j'ai appelé l'art sans art comme l'art sans identité n'en demeurent pas moins de l'art, quand bien même ils se situent tant aux marges que dans les « interstices » de l'art).

Nouvelles formes donc de résistance au(x) pouvoir(s) en place davantage que tentative illusoire de prise de pouvoir, nouvelle forme de subjectivité politique. Formes de résistance dont Foucault, déjà, dressait une liste apparemment aussi hétéroclite que
          les classifications auxquelles procédait la supposée encyclopédie chinoise dont fait mention Jorge Luis Borges (« La Langue analytique de John Wilkins », Enquêtes, 1952, tr. fr. Paris, Gallimard, 1957) et que citait à son tour Michel Foucault à l'orée de Les Mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines (Paris, Gallimard, 1966).
            ou la liste de verbes d'action (et, ce faisant, d'action sculpturale) dressée par Richard Serra.

Liste transcendant l'opposition public/privé, au contraire de l' « usage » courant qui réserve le terme « usager » aux usagers du service public par opposition aux « clients » d'une firme privée. Et sans réserver l'usage du terme « usager » aux seuls usagers de services par opposition aux « consommateurs » de produits
            quelque développement que connaisse actuellement la forme-service au détriment de la forme-objet dans le monde marchand comme, tout « naturellement », dans le monde de l'art, si tant est que l'art n'ait pas précédé le monde marchand en la matière.
            Où il conviendrait au demeurant de penser le rapport entre usage et accès si, comme le présume Jeremy Rifkin (L'Âge de l'accès, La Révolution de la nouvelle économie, 2000, tr. fr. Paris, La Découverte, 2000), —si contestable soit la notion de paradigme— l'on est bien, avec le développement de l'économie de service, en train de passer du paradigme du droit de propriété sur un bien à celui du droit d'accès à un usage ponctuel de celui-ci là où, pour Pierre Bourdieu (Pierre Bourdieu & Alain Darbel, L'Amour de l'art, Les Musées d'art européens et leur public, Paris, Minuit, 1969, la culture se définissait en termes d'accès, la culture artistique en tant qu'accès à l'art, la culture scientifique en tant qu'accès à la science, la culture technique en tant qu'accès à la technique…

Luttes ne visant ni à prendre la place de ceux qui, en l'occurrence, occupent la position dominante (le pouvoir se trouvant selon Foucault disséminé dans l'ensemble du réseau social) ni à abolir la distinction entre dominants et dominés à quelque échelle que ce soit, mais seulement à agir sous la condition de celle-ci dont on pourra tout au plus modifier la forme ou les modalités. Mais ce qui fait que, à l'encontre de Stephen Wright, l'usager continuerait lui-même à agir dans le cadre de la distinction auteur/spectateur et ne saurait donc abolir ou « casser » celle-ci.

Il ne s'agit pas même de chercher, dans les termes qui étaient ceux de Pierre Bourdieu (« L’institutionnalisation de l’anomie », Cahiers du musée national d’art moderne n°19-20, Moderne modernité modernisme, 1987 & Les Règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992) de forcer l'entrée dans le champ artistique ou dans l'institution artistique (ce qu'a par trop continué à chercher à faire la bdp). « Comme le disait Deleuze [Abécédaire, “Lettre G comme gauche“] : « la minorité c'est tout le monde, la majorité c'est personne ». Autrement dit, les normes qui nous sont imposées ne sont les normes de personne, l'idéal majoritaire est un idéal totalement abstrait […]

« La norme majoritaire hétérosexuelle est difficile à vivre pour tout le monde y compris pour les hétérosexuels. Il s'agit donc de la fissurer, mais pour cela, on a besoin de s'adosser à des expériences de minorités constituées [les gays, les prisonniers politiques, la bdp…]. Il faut bien qu'il y ait des gens qui prennent en charge la lutte, parce qu'ils sont plus directement exposés à cette norme que d'autres, pour que celle-ci se mette à bouger,à être ébranlée [sinon défaite]. Concrètement, l'obtention du Pacs par les gays a débouché sur des usages de ce droit qui vont bien au-delà des seules unions homosexuelles, de telle sorte que le Pacs constitue à présent une alternative au mariage » (MPB, « De l'usage en politique », op. cit.). Le pacs a pu être l'objet non tant d'une « récupération » que d'une réappropriation par les hétérosexuels. Habituel processus de déterritorialisation-reterritorialisation. Et de même en matière d'art, sans, encore une fois, que doive être visé un changement de paradigme ni même un changement de norme (le pacs n'a nullement aboli pour autant la norme du mariage même si, dans ce cas, comme, dans une certaine mesure, dans celui de la bdp, il y a quand même eu institutionnalisation du pacs au lieu qu'on en soit demeuré à un simple usage, à la simple conquête non tant d'un nouveau droit que d'un nouvel usage).

Cependant, observe Potte-Bonneville, il serait illusoire d' « imaginer, face aux mouvements d'usagers, des systèmes collectifs visant l'instauration autoritaire de normes imposées, systèmes aveugles aux individus et n'ayant en vue que leurs seuls impératifs fonctionnels ». L'on est historiquement passé, dans les termes qui sont ceux de Michel Foucault (Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard / Seuil, 2004), d'un pouvoir de type disciplinaire à ce qu'il énonce comme la gouvernementalité (passage qui a pu être comparé à celui, selon Antonio Gramsci, de la domination brutale à l'hégémonie culturelle). Mais, précise Potte-Bonneville, les disciplines fabriquaient elles-mêmes « des “usagers“, et non des automates soumis à une norme entièrement extérieure ». Ainsi, dans le cas du panoptique, les individus n'étaient-ils « pas seulement des objets passifs sous l'œil du pouvoir » mais étaient-ils « concrètement invités à faire leur la norme disciplinaire, à l'intérioriser ». La discipline était déjà, en un sens, « une machine à transformer les individus en usagers, via l'analyse rigoureuse de leurs comportements ».

Ce qui, selon Gilles Jeannot (L'Usager des services publics, Paris, PUF, 1998, quand bien même celui-ci s'en tient aux seuls usagers des services publics, était toujours le cas dans la période dite de reconstruction qui a suivi la fin de la seconde guerre mondiale et qui a vu l'usager s'imposer comme une catégorie centrale de l'action publique, l'usager devenant alors, au confluent de l'offre et de la demande (mais avec toujours prédominance de l'offre sur la demande), une des composantes du projet de rationalisation de la production industrielle et des comportements au moyen de campagnes appropriées : à la fois rationalisation des « flux » tant de choses que d'hommes et moralisation des « conduites ». Mais, selon Jeannot, progressivement la violence de l'encadrement des comportements s'est estompée et les usagers se sont inscrits dans l'horizon de la société de consommation, horizon moins obsédé par l'uniformité de l'offre, plus respectueux de la singularité des demandes. Passage, dit Potte-Bonneville, de l' « usager-discipliné » à l' « usager-consommateur », passage qu'il lie à la prise en compte croissante de ce que Foucault (Histoire de la sexualité, tome 1, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976), a appelé le facteur biopolitique (encore que l'on puisse penser que ce passage était déjà largement entamé à l'époque précédente).

Toujours est-il, selon Potte-Bonneville, que c'est toujours le pouvoir lui-même sous toutes ses formes (et pas seulement le pouvoir étatique) qui, quoi qu'il en soit des tentatives de résistance qui puissent lui être opposées, requiert la constitution tantôt disciplinaire, tantôt gouvernementale, des individus en usagers actifs, « tantôt disciplinés et faisant corps, tantôt gouvernés et formant population » : là où les disciplines ne constituaient des populations que par sommation d'individus un à un normalisés selon une norme préalablement définie, la gouvernementalité cherche à faire émerger la norme de l'ensemble social (tout comme elle cherche à faire émerger le public lui-même), l'action gouvernementale se bornant par la suite à chercher à la réguler.

Ce qui amène Potte-Bonneville à s'inspirer de la distinction formulée par Michel Foucault (Sécurité, territoire, population, op. cit.) pour ce qui est du pastorat chrétien lui-même, Pouvoir pastoral distinct du pouvoir politique traditionnel, fondamentalement étranger à la pensée grecque et romaine et qui s'est trouvé introduit dans le monde occidental par le relais de l'Église chrétienne, portant non sur la masse mais sur les individus pris individuellement, matrice de la future gouvernementalité, et qui,
            si, comme l'affirme Hans Robert Jauss (« La “Modernité“ dans la tradition littéraire et la conscience d'aujourd'hui », 1974, tr. fr. Pour une esthétique de la réception, op. cit.), le terme « moderne » est apparu au temps où, au lendemain des grandes invasions et de l'écroulement des anciens évêchés, s'opérait le passage de l'antiquité gréco-latine au monde nouveau de la chrétienté, pour désigner l'idée qui a pu faire jour dans les monastères que l'on était en train de sortir d'une ère révolue et d'entrer dans une ère nouvelle, l'ère chrétienne,
participait pleinement de la « modernité chrétienne »
            cependant que, selon Tristan Trémeau (cf. Tristan Trémeau, « L'Art contemporain entre normalisation culturelle et pacification sociale », L'Art même n° 19, Bruxelles, 2003 & Amar Lakel & Tristan Trémeau, « Le Tournant pastoral de l'art contemporain », 2002, Élizabeth Caillet & Catherine Perret ed. L'Art contemporain et son exposition, tome 2, Paris, L'Harmattan, 2007), il a encore pu servir de modèle à tout un courant de l'art contemporain (Joseph Beuys, Jochen Gerz, Kriztof Wodiczko…) au point que Trémeau parle, pour le critiquer, d'un tournant pastoral et non plus seulement ethnographique comme pour Hal Foster (« L’Artiste comme ethnographe, ou la “fin de l’Histoire“ signifie-t-elle le retour à l’anthropologie ? », tr. fr. Jean-Paul Ameline, ed. Face à l’histoire, L’Artiste moderne devant l’événement historique, Paris, Flammarion / Centre Georges Pompidou, 1996).
Là où le pastorat chrétien constituait un art de conduire entendant « gouverner » les corps et des âmes et régir les conduites en vue de les « conduire » à leur salut,
            le terme de conduite signifiant, note Foucault, à la fois l'activité qui consiste à conduire et « la manière dont on se conduit, la manière dont on se laisse conduire, la manière dont on est conduit et dont, finalement on se trouve se comporter sous l'effet d'une conduite qui serait acte de conduite ou de conduction »,
« corrélativement à cela, sont apparus des mouvements tout aussi spécifiques que ce pouvoir pastoral, des mouvements spécifiques qui sont des résistances, des insoumissions, quelque chose qu'on pourrait appeler des révoltes spécifiques de conduite, là encore en laissant au mot “conduite“ toute son ambiguïté. Ce sont des mouvements qui ont pour objectif une autre conduite, c'est-à-dire : vouloir être conduit autrement, par d'autres conducteurs et par d'autres bergers, vers d'autres objectifs et vers d'autres formes de salut, à travers d'autres procédures et d'autres méthodes ». Non pas inconduites mais « révoltes de conduite » ou « contre-conduites », quand bien même celles-ci demeurent avant tout le fait de mouvements d'inspiration religieuse.

De même, suggère Potte-Bonneville, « si l'exercice du pouvoir disciplinaire et gouvernemental enveloppe une certaine façon de circonscrire les usages et de distribuer les usagers, on pourrait de la même façon appeler “contre-usages“ ou “révoltes d'usages“ les contestations qui, sur ce parcours, s'énoncent non pas au nom d'une liberté native (comme s'il était possible de se passer une fois pour toutes de ce système dont on use ou de le considérer du dehors), mais de la nécessité d'en user autrement », d'en détourner l'usage. Aucune mythification donc, ici, à la différence de l' « usage » qu'en fait Stephen Wright, de la notion d'usage mais seulement opposition d'usages (dits « contre-usages ») à d'autres usages.

Exemple pour ce qui est du musée : « les trois héros du film de Godard, Bande à part, qui font le pari de battre le record établi par un américain du nom de Jimmie Johnson qui aurait lui-même parcouru le musée du Louvre au pas de course en 9’ 45” (là où, dans la salle de cinéma, les spectateurs n'ont même pas cette possibilité, demeurant prisonniers du déroulement temporel du film, de l'objet temporel au sens husserlien que constitue le film). Pari encore battu, depuis, par les soixante-huitards de The Dreamers de Bernardo Bertolucci, et réactualisé, dans un cadre différent, celui du Museo Nacional de Arte de Mexico, par les trois ados de A Brief History of Jimmie Johnson's Legacy de Mario Garcia Torres.» (JCM, Retour du futur, L'Art à contre-courant, Paris, è®e, 2010). Ce que, cher JB, tu pourrais peut-être toi-même reprendre à ton compte si tu veux vraiment organiser une course-poursuite dans ma bibliothèque (dont, jusqu'à présent, tu ne m'as pas défini mes modalités), à contre-emploi comme il se « doit ».

(à suivre)