JCM 11.09
Léo Guy-Denarcy, lors d'une
conversation sur Skype, impatient de lire la suite de ma discussion des thèses
de Stephen Wright relatives à l'usage qui peut être fait de l'art
=====(encore qu'il n'y ait jamais eu
coupure : tout ce que j'ai pu développer dans l'intermède 4, Forme,
format, formatage, usage est en rapport étroit avec ce que j'avais
précédemment avancé dans Usages du blog, usages du concept
« art », usages de l'art),
me signale un article de Stephen
Wright que je ne connaissais pas, « Arracher l'art à l'art lui-même :
l'art de l'essai », L'Art même n° 15, 2002, écrit à l'occasion de
la 4ème édition du Forum international de l'essai sur l'art sur le
thème À quoi sert l'art aujourd'hui ? organisé par Jacques Serrano
au Palais de Tokyo en 2002, dans lequel je présentais moi-même mon livre L'Art
dans l'indifférence de l'art (PPT). Texte dans lequel Wright s'interrogeait
déjà sur l'usage qui peut être fait de l'art, mais menait sa réflexion en
renvoyant non à Michel Foucault mais
=====d'une part à la définition de la
valeur d'usage donnée par Marx au tout début du livre I du Capital, la
« valeur de l'art pour la vie », écrit Wright,
==========valeur d'usage que, déjà
dans The Use-Value of Contemporary Art (Apexart, New York, 2000),
Stephen Wright entendait distinguer de la « simple utilité »,
distinction décalquée, selon son propre dire, sur celle opérée, au pôle opposé,
par le formalisme entre « simple inutilité » et « inutilité
radicale », inutilité par essence (qui relèverait de l'essence même de
l'art), laquelle n'en constituerait pas moins à sa façon pour l'école de
Francfort une force subversive dans un monde soumis à la rationalité
utilitaire, summum de la raison subjective
===============(Wright se bornant
alors à faire l'hypothèse selon laquelle la valeur d'usage de l'art —puisque
valeur d'usage il y aurait bien, à l'encontre des thèses de l'école de
Francfort— serait liée à sa capacité à attirer l'attention sur ce qui est
habituellement négligé, au risque de retomber dans quelque chose de comparable
au processus de singularisation mis en avant par le formalisme russe lui-même
en la personne de Victor Chklovski dans « L'Art comme procédé », Sur
la théorie de la prose, 1929, tr. fr. Lausanne, Âge d'homme, 1973),
=====et, d'autre part, à la pragmatique,
Wright postulant ici, contrairement à son habitude, que « maintenant que
l'art a perdu son évidence, qu'il se montre rétif à toute tentative de
redéfinition de ce qu'il est [quand bien même ceci n'exclut pas pour lui la
possibilité de critères mais seulement les critères jusqu'alors en place],
qu'il ne s'incarne plus en œuvres d'art achevées mais se veut repérable comme
processus [habituel substitut de l'œuvre chez Wright quand bien même c'est
encore mythifier l'art processuel], la question la plus pressante paraît moins
ontologique : "qu'est-ce que l'art?"
=====quand bien même la distinction
opérée par Wright entre valeur d'usage et simple utilité —comme la distinction
entre inutilité radicale et simple inutilité— n'en demeure pas moins une
distinction d'ordre ontologique,
que pragmatique :
=====[non pas tant cependant,
==========comme pour Nelson Goodman
(« Quand y a-t-il art ? », Manières de faire des mondes, 1978,
tr. fr. Nîmes, Chambon, 1992), adversaire beaucoup plus résolu que Wright de
toute ontologie de l'art, excluant pour sa part tout critère au profit de
simples symptômes, ni nécessaires ni suffisants, « quand y a-t-il
art ? »,
===============quand bien même Goodman
prend pour exemple le ready-made réciproque auquel s'est attaché Wright
lui-même dans « L'Avenir du readymade réciproque :
valeur d'usage et pratiques para-artistiques » (Parachute n° 117, Design,
janvier, février, mars 2005),
===============ce
qui, cependant, n'exclut nullement, pour Goodman, à la différence de Wright, ni
de parler d'œuvres ni de prendre en compte le spectateur en tant, pour le
moins, qu'élément du contexte
==========ni,
selon Jean-Louis Déotte (« Art et industrie. Philosophie du Bauhaus
de Pierre Damien Huyghe, Appareil, novembre 2008), comme pour
Pierre-Damien Huyghe que citait Karine Lebrun, « pourquoi faut-il de
l'art ? », voire « pourquoi faire de l'art ? » que]
“à quoi ça sert ?" » ;
« y a-t-il, interroge Wright, une fonction [fonction qu'il limite
cependant un peu rapidement à une fonction « réflexive et
expressive »] qui s'accomplit dans tout ce qui relève de l'art, et nulle
part ailleurs ? »,
=====ce qui n'en réintroduit pas moins
là encore, notera-t-on, une dimension ontologique à laquelle Wright éprouve
décidément bien du mal à renoncer,
quand bien même Wright ne se borne pas
à répondre par l'affirmative mais renvoie dos à dos ceux qui, voyant dans l'art
une pratique autonome, irréductible à toute autre discipline, répondent par
l'affirmative (faisant de l'art un « mode de penser incarné »
relevant d'une rationalité spécifique), et ceux qui, rejetant toute
« compartimentation coupant l'art de la vie », répondent par la
négative, ce qui répond tout au plus à la question de la prétendue
spécificité mais inverse les positions en jeu quant à savoir si l'art a ou non
une valeur d'usage (quand bien même cette valeur d'usage ne lui serait pas
spécifique) même s'il ne s'en avère pas moins effectivement pertinent de
renvoyer désormais dos à dos ce qui a constitué historiquement les positons
respectives du modernisme et de l'avant-gardisme.
Mais encore Wright n'en avance-t-il
pas moins, en toute continuité sur ce point avec l'avant-gardisme, que l'art
contemporain, loin de toute autonomie, « relève toujours d'autre chose que
de l'art ». Ce qui, dit-il, en fait « un terrain extraordinairement
fécond pour l'exercice de la pensée essayiste »
=====(en même temps que, comme il le
formulait dans sa propre intervention dans le cadre du Forum international de
l'essai sur l'art, se poserait dès lors la question « est-il nécessaire de
parler de l'art… pour répondre aux interrogations qui l'animent ? »),
Wright renvoyant alors lui-même aux
deux textes fondamentaux qui n'ont cependant rien d'avant-gardiste que sont « À
propos de l'essence et de la forme de l'essai, Une lettre à Leo Popper » (L'Âme
et les formes, 1911, tr. fr. Paris, Gallimard, 1974) de l'adversaire
acharné du modernisme et de l'avant-gardisme confondus qu'était Georg Lukács,
et « L'Essai comme forme » (Notes sur la littérature, 1958,
tr. fr. Paris, Flammarion, 1984) du théoricien du modernisme qu'était Theodor
Adorno. Wright reprenant à son compte à la fois
=====-
la thèse de Lukács selon laquelle la forme-essai « parle toujours des
questions ultimes de la vie, mais toujours sur un ton [ironique, lequel était
déjà celui du romantisme allemand] laissant croire qu'il ne s'agit que de
tableaux et de livres [qu'il ne s'agit que d'art]… et qu'il s'agit non pas de
leur essence la plus profonde, mais seulement d'une belle et inutile
surface » : « hiatus entre les questions posées [auxquelles
l'essai n'entend pas apporter de réponse] et la relative modestie de la forme
dans laquelle elles sont posées, à l'encontre des grandes tirades
philosophiques [et autres grands récits] et de leur prétention à détenir la
vérité » (JCM, L'Entretien comme forme 3) bien que cela n'empêche
pas Lukács de parler également, contradictoirement, d'accent mis sur la forme,
mais ce qui, selon lui, à la fois
==========-
fait de l'essai lui-même une forme d'art
==========-
et fait de l'art un domaine privilégié pour l'essai,
=====-
et la thèse d'Adorno lui-même qui, bien que se refusant pour sa part à
« faire de l'essai une forme d'art pour le faire relever de la philosophie
—Adorno s'en tenant à la stricte séparation des disciplines—, n'en relevait pas
moins que la forme de l'essai s'affranchissait tant de la pensée conceptuelle
que de la méthodologie philosophique habituelle, ne procédant ni déductivement
ni inductivement, sachant, plutôt que de prétendre vainement à la totalité, se
contenter de la fragmentarité et, au lieu de partir du simple pour chercher à
aller vers le complexe comme continue à la faire l'individualisme
méthodologique, partant directement du complexe en se débarrassant de
l'illusion d'un monde simple, Adorno allant jusqu'à dire que l'essai
constituait une véritable « hérésie » sur le plan de « la »
méthode
===============(si
tant est qu'il soit jamais une méthode en soi, que la méthode ne soit pas
toujours à construire)
==========au
regard des règles « orthodoxes » de la pensée, abolissant la notion
même de méthode.
Où
Wright parle pour sa part du mimétisme de l'essai sur l'art se calquant sur
l'art qui est son objet.
=====Ne
pourrait-on même parler (à l'encontre d'Adorno) de déconstruction de la
distinction entre art et essai sur l'art ? Si l'essai sur l'art peut
lui-même relever de l'art—de l'art de l'essai—, ne saurait-il également y avoir
mimétisme de l'art sur l'essai sur l'art ? l'art
==========—tout
comme, pour Joseph Kosuth (« L'Art après la philosophie », 1969, tr.
fr. Textes, Anvers, ICC, 1976), l'œuvre d'art se révèlerait être une
proposition sur l'art—
=====ne
saurait-il lui-même être un essai sur l'art ? Voire un essai tant sur
l'art que —dès lors que l'art n'est pas exclusivement auto-référentiel ou
« tautologique » comme l'a reconnu Joseph Kosuth lui-même dans
« L'Artiste comme anthropologue » (1974, tr. fr. Textes, op.
cit.)— sur tout autre chose que l'art ?
En
même temps que, dit Wright, il est « proprement sidérant de constater le
déploiement massif et proliférant de connaissances qui sont mobilisées [par
l'essai sur l'art] à la seule intention de l'art ». L'essai sur l'art
« a toujours pour ambition d'arracher l'art à lui-même, en montrant la
pertinence de l'art pour la vie, en considérant la vie comme l'élément le plus
pertinent de l'art ». En sécrétant une interprétation, ne serait-ce pas,
en fin de compte, interroge Wright —quand bien même cette
« interprétation » n'apparaît guère convaincante—, l'essai sur l'art
lui-même qui convertirait la présumée inutilité de l'art en quelque chose
d'utile ?
Mais
encore notera-t-on que, tout au long du texte de Wright court, avec tout ce
qu'elle peut avoir de mystifiant, l'habituelle référence avant-gardiste à la
vie, faisant que la référence initiale à la pragmatique
=====(au
départ branche de la philosophie du langage, rapportant celui-ci à son contexte
d'utilisation, venue se surajouter aux subdivisions traditionnelles de la
linguistique en syntaxe et sémantique)
tend
malencontreusement à se muer en une référence au pragmatisme de John Dewey
(là-même où Charles Sanders Peirce, le fondateur du pragmatisme, préférait, pour
éviter la confusion, parler de pragmaticisme)
=====là
où Luc Boltanski (« Préface », Mohamed NACHI, Introduction à la
sociologie pragmatique, Vers un nouveau « style » sociologique ?,
Paris, Armand Colin, 1986), pour rendre compte de l'extension de la pragmatique
aux autre sciences humaines, à commencer par la sociologie, pour rendre compte
de ce qui a pu être énoncé comme le pragmatic turn de la sociologie avec
la naissance de le sociologie dite pragmatique, a pris soin de noter qu'il
faudrait se garder de voir dans la sociologie pragmatique « une émanation
ou une importation du pragmatisme américain […] le terme pragmatique
fait plutôt référence à la pragmatique linguistique en tant qu’elle met
l’accent sur les usages que les acteurs font des ressources grammaticales à
l’épreuve de situations concrètes dans lesquelles ils se trouvent
plongés ».
Glissement
opéré par Wright de la pragmatique au pragmatisme qui s'est pourtant confirmé
dans « Moyens d'art : créativité domestique et créativité
artistique » (Richard CONTE, ed. Qu'est-ce que l'art domestique ?,
2004, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006). Texte dans lequel Wright
part du constat que, là où l'art d'aujourd'hui légitimé en tant que tel se
trouve largement domestiqué par les « concepts » (si concepts il y a)
d'œuvre, d'auteur et de public (où l'on notera que Wright parle ici non de
spectateurs mais de public, ne faisant pas la différence entre les deux), l'art
« dominé » ou « mineur » qu'est l' « art
domestique », c'est-à dire l'art au sein de l'espace domestique
=====et
qui ne cherche pas à en sortir à la différences de pratiques artistiques comme
celle de Richard Billingham (Ray's a Laugh, Zurich, Scalo, 1996),
s'avère,
lui, un art sans œuvre, sans auteur et sans public, et se trouve donc paradoxalement
moins domestiqué que l'art non domestique
=====quand
bien même, dans ce texte, Wright, curieusement, délaisse la question, qui
pourtant semblait couler de source, de l'usage de l'art domestique.
Distinction
à laquelle Wright n'en entend pas moins substituer la distinction entre
« créativité artistique » et « créativité domestique » en
cherchant à réhabiliter la créativité domestique à l'encontre de Pierre
Bourdieu qui, dans Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la
photographie (ouvrage écrit en collaboration, à l'époque, avec Luc
Boltanski, Robert Castel et Jean-Claude Chamboredon. Paris, Minuit, 1965),
avait pour sa part tiré de l'enquête qu'il avait impulsée un jugement très
négatif sur la créativité de la photographie amateur dans la sphère domestique,
laquelle,
=====alors
que tout semblait, en l'absence de toute tradition et de toute forme de
contrôle, la promettre à une créativité débridée,
se
révélait au contraire dans les faits encore plus formatée, plus standardisée
que la photographie professionnelle, faisant que Bourdieu, posant lui-même la
question de savoir si un art sans artiste professionnel pouvait encore être un
art, répondait par la négative, seul un artiste professionnel se trouvant au
contraire, en fin de compte, en mesure selon lui d'échapper au formatage imposé
==========(ce
qui n'est pas sans recouper la thèse développée depuis, dans un tout autre
contexte, par Gayatri Spivak, Les Subalternes peuvent-ils parler ?, 1988,
tr. fr. Paris, Amsterdam, 2009).
Mais,
pour commencer, réhabilitation non seulement de la créativité domestique mais
de la catégorie même de créativité, aujourd'hui dépréciée après après avoir été
tant mythifiée
=====(on
se souvient de l'entreprise particulièrement réactive au sens de Nietzsche qui fut
celle de Jean-Claude Lemagny —La Photographie créative, Les Collections de
photographies contemporaines de la Bibliothèque nationale : 15 ans
d'enrichissement, Paris, Contrejour, 1984 & L'Ombre et le temps,
Essais sur la photographie comme art, Paris, Nathan, 1992— œuvrant pour la deffence
et illustration de la photographie créative, nième resucée d'un art
photographique à bout de souffle à rebours de l'entrée en force —pour le
meilleur et pour le pire— dans le monde de l'art contemporain).
Catégorie
dont Thierry de Duve avait entrepris la critique dans Faire école (Paris,
Presses du réel, 1992).
Au
vingtième siècle, soutient de Duve, on a assisté, pour ce qui est de
l'enseignement artistique, à la substitution de ce qu'il appelle le
modèle-Bauhaus, procédant d'une mythification du Bauhaus, au modèle académique
=====(modèle
qui s'était lui-même substitué, au dix-septième siècle, à l'ancien modèle
artisanal —non pris en compte par de Duve— de la transmission dans l'atelier,
leur point commun étant malgré tout la limitation de l'enseignement artistique
à l'ars, au savoir-faire, à l'enseignement technique —la
nouveauté, dans le modèle académique, étant la prépondérance croissante de
l'enseignement de l'anatomie—, la natura —le don, le talent—, elle,
étant présumée ne pas pouvoir s'enseigner).
« La
psychologie remplaça l'anatomie dans son rôle de discours fondateur de
l'humanisme artistique. La nouvelle doctrine soutint que tous les hommes sont
doués de facultés innées que l'éducation a pour fonction de développer. C'est
ainsi que l'éducation aux arts plastiques
=====[terme
lui-même nouvellement introduit : selon Raymonde Moulin (L'Artiste,
l'institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992), dénomination visant à
briser le monopole des « beaux-arts », « extension volontariste
de la notion d'art au-delà de la conception des “beaux-arts“ » ; mais
terme lui-même tombé immédiatement en obsolescence, quelle que soit la
légitimation maladroite qu'ait cherché à en faire Dominique château (Arts
plastiques, Archéologie d'une notion, Nîmes, Chambon, 1999)]
devint
l'entraînement spécifique des facultés de perception et d'imagination
visuelles. “Comment les développer ?“, tel devint l'énoncé du problème
pédagogique. […] Créativité est le nom, le nom moderne, donné à la combinaison
des deux facultés innées que sont la perception et l'imagination. Tout le monde
en est doté, et plus elle reste en friche, à l'état de pure faculté, plus grand
est [comme de juste] son potentiel. Un enfant, un primitif, ont plus de
créativité qu'un adulte cultivé. On se représenta bientôt l'étudiant en art
idéal, l'artiste de l'avenir, comme un enfant dont la capacité naturelle à lire
et à écrire le monde visuel ne demande qu'à être extraite du potentiel qu'il
possède déjà », qu'à être, quoi qu'il en soit, « développée »,
« cultivée ». Si la créativité elle-même ne s'enseigne pas, « la
différence entre le talent et la créativité, c'est que le premier est
inégalement distribué et la seconde [supposée l'être] universellement, en toute
démocratie.
Programme
qui, au demeurant, a été dès lors celui non seulement de l'enseignement
artistique mais de toutes les entreprises de réformisme pédagogique de
l'époque, celui de l'Éducation nouvelle, Dewey en tête (John
DEWEY, Mon credo pédagogique, 1897, tr. fr. TSUI CHEN, La Doctrine
pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin, 1931, L'École et la société, 1900,
tr. fr. L'Éducation, juin 1909 & décembre 1912, L'École et
l'enfant, 1913, tr. fr. Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1967, Les
Écoles de demain, 1915, tr. fr. Paris, Flammarion, 1931, Démocratie et
éducation, 1916, tr. fr. Paris, Armand Colin, 1975, Expérience et
éducation, 1938, tr. fr. Paris, Armand Colin, 1968). « Tout ce que
notre siècle a compté de pédagogues novateurs […] ont fondé leurs
projets et leurs programmes sur la créativité, ou plutôt, sur la croyance en la
créativité ».
Créativité
toujours mise encore en avant par la « pensée 68 » tout comme, à sa
suite
=====—sans
pour autant qu'il faille se borner à voir, à la façon d'un Michel Clouscard (Néo-fascisme
et idéologie du désir, Paris, Denoël, 1973 & De la modernité,
Rousseau ou Sartre, De la philosophie de la révolution française au consensus
de la contre-révolution libérale, Paris Édidions sociales, 1985, rééd. Critique
du libéralisme libertaire, Généalogie de la contre-révolution, De la révolution
française aux trente honteuses, Paris, Delga, 2005), dans ce que celui-ci
dénonce comme le « créativisme », un simple prolégomène au
néo-libéralisme : il en est de la critique artiste comme de l'art critique,
il n'est pas de forme de résistance qui n'encoure le risque de de se voir
réapproprier par l'adversaire—,
par
le « nouvel esprit du capitalisme » (cf. Luc BOLTANSKI & Ève
CHAPELLO, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999) et le
« capitalisme cognitif » (cf. Yann MOULIER-BOUTANG, Le Capitalisme
cognitif, La Nouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam, 2007). Tout
comme, selon Raymonde Moulin (op. cit.), pour ce qui est de la « politique
artistique », « le grand débat des années soixante-dix, à la suite
des mouvements de 1968, a opposé création et créativité, œuvres et
expression », « démocratisation culturelle » et
« démocratie culturelle ». Ce qui revient à faire de la créativité
elle-même (en lieu et place de la notion de processus habituellement mise en
avant par Wright, au risque de renouer avec une subjectivité toute auctoriale)
un substitut de la notion d'œuvre.
Mais
difficulté, là encore, pour Wright, à se départir de tout questionnement
ontologique : « Laissant de côté la question de savoir si l'art tout
court a une ontologie, on peut se demander s'il y a une différence
fondamentale, ontologique entre la créativité artistique et d'autres formes de
créativité —domestique, ou diffuse—, ou seulement une différence de
fait ».
Et
Wright d'aller chercher une « refondation » de la notion de
créativité chez le sociologue Hans Joas (La Créativité de l'agir, 1992,
tr. fr. Paris, Cerf, 1999), l'un des promoteurs d'une sociologie de l'action et
lui-même l'un des « acteurs » de la tentative de réhabilitation du
pragmatisme (et pas seulement de la pragmatique à l'instar de la sociologie
pragmatique). Joas qui, précisément, entend substituer à ce qui constitue selon
lui les deux principaux modèles déjà en place pour rendre compte de l'action,
=====-
le modèle, d'origine économique, de l'agir rationnel ou du choix rationnel,
repris en sociologie notamment par Raymond Boudon (La Rationalité, Paris,
PUF, 2009, « Théorie du choix rationnel ou individualisme
méthodologique ? », Sociologie et sociétés Vol. 34 n°1, 2002
& « Rationalité et sens commun », Renouveler la démocratie,
Éloge du sens commun, Paris, Jacob, 2006) postulant le caractère
intentionnel de l'agir humain et selon lequel l'agent individuel —l'homo
oeconomicus—, en tout individualisme méthodologique, a toujours —comme en
narratologie— à choisir entre différentes actions possibles dont il connaît par
avance les conséquences causales (ce qui suppose, critique Joas, que la
connaissance précède l'agir et ne soit donc pas tributaire de l'agir alors que,
selon lui, la connaissance constitue une phase de l'agir) et choisit l'action
dont les conséquences s'avèrent a priori pour lui les plus favorables :
rapport optimal entre moyens et fins recherchée, voire calcul des plaisirs et
des peines à la Bentham,
==========soit
rationalité exclusivement instrumentale, forme extrémale de raison subjective
pour l'école de Francfort (cf. Max HORKHEIMER, Zur
Kritik der instrumentellen Vernunft, 1946, rééd. Francfort,
Fischer, 1985 & Éclipse de la raison, 1947,
tr. fr. Paris, Payot, 1974, qui contient une critique en règle du pragmatisme
lui-même) : seule est prise en compte la rationalité des moyens, non la
rationalité des fins, soit rationalité substantielle lorsqu'est également prise
en compte la rationalité des fins,
=====-
et le modèle a-rationnel, d'origine behavioriste, expliquant le
« comportement » de l'individu par des forces échappant à sa volonté,
limitant l'agir à l'activité réflexe, à l'action routinière, normative :
modèle non plus fins/moyens mais stimulus/réponse, situation/réaction ;
l'agir humain n'est plus que l'effet causé, en tout déterminisme, par
la situation où il se produit,
un
troisième modèle, celui donc de la créativité de l'agir. Non pas simplement un
modèle de plus mais modèle engobant, selon Joas, les deux autres, tout agir
humain comportant, à l'entendre, une dimension créative
=====quand
bien même, pendant longtemps, le christianisme a lui-même nié cette faculté
créative chez l'homme en l'attribuant au seul Dieu, reconnu par lui —à
l'encontre de la civilisation antique gréco-romaine pour laquelle la notion de
création n'existait pas— comme créateur et seul créateur de toute chose :
« creatura non potest creare », disait Saint Augustin (De
Trinitate), attribuer à l'homme —en particulier à l'artiste— une quelconque
créativité témoignait d'impiété ; comme l'a indiqué Erwin Panofsky
(« Artiste, savant, génie, Notes sur la “Renaissance-Dämmerung“ »,
1952, L'Œuvre d'art et ses significations, Essais sur les « arts
visuels », 1955, tr. fr. Paris, Gallimard, 1969), ce n'est qu'à partir
de la Renaissance que la créativité a commencé à être transférée de Dieu à
l'homme (et encore, comme l'avait relevé Erwin Panofsky lui-même —Idea,
Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art, 1924,
tr. fr. Paris, Gallimard, 1983—, pour la théorie maniériste du disegno
interno, c'était toujours Dieu qui créait en l'intellect de l'artiste une idea,
un disegno interno, l'artiste se bornant, à la façon d'un exécutant,
à transcrire le disegno interno en un disegno esterno, à
extérioriser le disegno interno,
==========« partage
du travail » demeuré, à bien des égards, celui entre Sol LeWitt occupant
définitivement la place de Dieu et ses assistants pour ce qui est des Wall
Drawwings).
Ce
quelle que soit pourtant la place marginale que, reconnaît Joas, occupe encore
habituellement la créativité dans la sociologie de l'action, sans pourtant,
soutient-il, qu'elle ait été totalement absente bien que ce ne soit pas sous la
forme de concepts scientifiques mais sous celle d' « essais
tâtonnants », de simples métaphores imagées puisant leur origine, là
encore, dans des disciplines extrasociologiques,
==========avec
la question de savoir si ces « simples métaphores » sont de simples
métaphores préscientifiques ou bien des « métaphores absolues » au
sens d'Hans Blumenberg (Paradigmes pour une métaphorologie, 1998, tr.
fr. Paris, Vrin, 2008), qui ne sauraient se stabiliser en
d' « authentiques » concepts :
=====métaphore
de l'expression qui rapporte la créativité au monde subjectif de celui qui
agit : « Dans l'expression, pensons-nous, quelque chose d'intérieur
s'extériorise et devient perceptible ; l'expression nous permet ainsi de
remonter par induction à une réalité intérieure. Mais l'“intérieur“ et l'“extérieur“
ne s'appliquent à l'action humaine que par métaphore. En parlant de
l'“intériorité“ de l'homme, nous ne pensons pas qu'il existe réellement un
espace interne auquel nous pourrions avoir directement accès en ouvrant le
corps, au lieu de n'y accéder qu'indirectement par l'intermédiaire de
l'expression ». Et « nous ne désignons pas comme “expression“ tout ce
qui renvoie à de l'invisible. Nous ne parlons généralement d'“expression“ qu'à
propos d'êtres vivants et de leurs œuvres ».
==========Métaphore
qui trouve son origine chez Johann Gottfried Herder, l'initiateur avec le jeune
Goethe du courant Sturm und Drang. Lequel « s'est efforcé de saisir
le caractère expressif de l'agir humain dans ses multiples aspects », à
commencer par l'expression langagière (cf.
Traité sur l'origine de la langue, 1772,
tr. fr. Paris, Aubier, 1977). « C'est cet effort qui permet de saisir
l'unité de sa pensée, dans les diverses problématiques auxquelles elle s'est
appliquée. Herder est à juste titre considéré comme le père de l'anthropologie
moderne, de l'historicisme, du romantisme et d'un nationalisme culturel (et non
politique), comme le “Rousseau allemand“ et l'inspirateur de thèmes
antirationalistes au sein des Lumières allemandes ».
==========« L'aptitude
à l'expression langagière présuppose [elle-même selon Herder] un rapport
particulier de l'homme avec le monde, une différence fondamentale dont les
effets se font sentir sur tous les modes de l'agir humain.
==========« Aussi
Herder ne se voit-il pas seulement obligé d'exposer une théorie du langage comme
expression, il lui faut également esquisser les linéaments d'une anthropologie
de l'expression. Après avoir rapporté le langage à l'expression des
sensations, plutôt qu'à la désignation des objets du monde il s'agit donc
d'examiner toutes les particularités corporelles de l'homme qui font que
l'expression humaine diffère fondamentalement, dans sa structure même, de
l'expression animale », la thèse de Herder étant que c'est l'infirmité
même de départ de l'homme par rapport aux autres espèces animales qui fait, en
définitive, sa force : « La misérable créature, sans instincts, qui
vint si délaissée des mains de la nature, était aussi, dès sa naissance, la
créature libre et raisonnable qui devait se subvenir à soi-même comme elle le pouvait.
Tous ses manques et besoins d'animal étaient de pressantes occasions où se
montrer homme avec toutes ses forces » (J. G. HERDER, op. cit.).
« L'homme, de par ses insuffisances, entretient d'emblée une distance
réflexive à l'égard des réalités extérieures et de lui-même — c'est cette
distance qui le différencie radicalement des animaux et qui fonde son
unité » (H. JOAS, op. cit.).
==========De
là le développement du langage humain même si, relève Joas, pour sa part,
Herder, adversaire résolu du dualisme cartésien, « n'envisageait pas
l'expression langagière selon le schéma dualiste intérieur et extérieur, comme
la simple transposition d'un contenu déjà donné “à l'intérieur“ vers une forme
d'expression “extérieurement“ perceptible. Car l'homme qui s'exprime se trouve
toujours lui-même surpris par son expression, et n'accède à sa “vie intérieure“
qu'au moyen d'une réflexion sur l'événement expressif dont il est lui-même
l'auteur. [Herder] ne s'intéresse pas seulement au caractère médiat de
l'événement expressif, mais aussi à la nouveauté que présente chaque fois
l'expression trouvée. C'est cette perspective qui nous autorise à considérer
l'“expressivité“ herdérienne comme une version métaphorique de l'idée de
créativité ».
==========Et,
pour Herder, c'est avant tout au poète qu'il revient de trouver l'expression
nouvelle. « Aussi l'anthropologie de Herder a-t-elle contribué de manière
décisive à la diffusion d'une conception “géniale“ du poète, et au rejet d'une
poétique prétendant fixer les règles immuables de la poésie. Il n'est pas
nécessaire de se conformer à de telles règles pour parvenir à s'exprimer sur un
mode créatif, au contraire : c'est peut-être seulement dans la mesure où
il y contrevient, les transforme, ou en instaure d'autres, que l'écrivain fait
œuvre créatrice […]Le domaine de l'expression artistique, à cet égard,
transcende le monde des actions entièrement soumises à des règles ou à des fins
arrêtées »
===============même
si Herder, à l'encontre des romantiques, entend ne pas limiter pour autant la créativité
à sa seule dimension artistique ; pour lui il est aussi des scientifiques
de génie et c'est même chacun qui peut se révéler un génie dans son domaine
propre,
===============et
si Herder cherche à étendre l'anthropologie de l'expression à des sujets
collectifs : à l'encontre de l'universalisme propre à l'idée (française)
de civilisation (cf. Norbert ELIAS, La Civilisation des mœurs, 1939, tr.
fr. Paris, Calmann-Lévy, 1973) chaque peuple est présumé (avec ce que cela n'en
suppose pas moins de holisme) avoir sa culture propre, en l'absence toutefois
de tout déterminisme tant biologique que géographique ;
=====métaphore
de la production qui rapporte au contraire la créativité au monde objectif,
matériel, et qui trouve son origine chez Marx.
==========Sans
doute, alors que Marx est habituellement tenu pour un des principaux
représentants du holisme méthodologique, certains commentateurs, ces dernières
années, tel Jon Elster (Karl Marx, Une interprétation analytique, 1985,
tr. fr. Paris, PUF, 1989), ont-ils pu faire de Marx lui-même une lecture
inspirée par l'individualisme méthodologique, conforme à la théorie de l'agir
rationnel, quitte à couper et à sacrifier la plus grande partie de ce qu'a
écrit Marx sur les plans tant économique que philosophique ou politique
===============(une
lecture à la Carmelo Bene en somme),
==========cependant
que Jeffrey C. Alexander (Theoretical Logic in Sociology, Vol. II,
The Antinomies of Classical Thought : Marx and Durkheim, Berkeley,
University of California Press, 1983) a pu soutenir que Marx, après avoir été,
dans ses premiers écrits, ce qu'il appelle un « idéaliste
normativiste », pris entre les exigences contradictoires d'une morale
universelle et les normes instituées dans la Prusse de l'époque, dénonçant, à
l'encontre de la philosophie hégélienne du droit public, l'absence de
réalisation des idéaux de citoyenneté dans l'État prussien, aurait lui-même
« opéré » une « coupure » en dénonçant cette fois
l'impuissance de la critique morale et en tenant désormais pour le seul
instrument d'analyse efficace le modèle de l'économie politique classique
fondé, en tout utilitarisme et en tout individualisme méthodologique, sur
l'action égoïste d'individus engagés dans des rapports de concurrence mutuelle,
quand bien même Marx ne se distinguait pas moins des utilitaristes classiques
par sa prise en compte du caractère de classe des conflits.
==========Mais,
pour Joas, l'évolution des idées de Marx ne procède pas tant du renversement de
l' « idéalisme normatif » en utilitarisme que, dans les
controversés Manuscrits de 1844 (Économie politique et philosophie, tr.
fr.Paris, Éditions sociales, 1962), de l'élaboration d'un nouveau modèle, celui
de l'agir conçu comme production, synthèse dialectique de traditions
hétérogènes visant à combiner
===============la
notion de travail développée par Adam Smith et David Ricardo, lesquels avaient
eu le mérite de faire du travail humain l'un des constituants
« essentiels », avec la propriété foncière et le capital, de la
production et l'unique critère de la valeur économique
===============avec
le concept d'Esprit qui, dans la philosophie hégélienne elle-même, constituait
un ultime avatar de la théorie de l'expression. Notion d'Esprit elle-même
d'origine chrétienne (au départ distinguée non seulement du corps mais de l'âme
elle-même) qui avait été amenée à se confondre avec l'imagination productrice
au sens
====================tant
de Kant (Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, tr. fr. Paris,
Vrin, 2008, avec une préface de Michel Foucault, « Introduction à
l'anthropologie »)
=========================—que
celui-ci distinguait de l'imagination reproductrice telle que définie
précédemment dans la Critique de la raison pure (où Kant distinguait en
outre entre imagination empirique, reproductive-associative, et imagination
transcendantale, reproductive-rétentive, rétention du passé immédiat)—
====================que
de Hegel (Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, 1817,
troisième partie, « La Philosophie de l'Esprit », & Esthétique,
1818-30). Comme le relève Jacques Derrida (« Le Puits et la pyramide,
Introduction à la sémiologie de Hegel », 1968, Marges, de la
philosophie, Paris, Minuit, 1972), « dans l'imagination productrice :
l'intuition de soi, le rapport immédiat à soi-même, tel qu'il se formait
dans l'imagination reproductrice, devient alors un étant ; il
s'extériorise, se produit dans le monde comme une chose. Cette chose singulière
est le signe ; elle est engendrée par une production fantastique,
par une imagination faisant signe, faisant le signe (Zeichen machende
Phantasie) en sortant, comme toujours, hors de soi en soi […]
====================« Notons
d'abord que la production la plus créatrice du signe se réduit ici à une simple
extériorisation, c'est-à-dire à une expression, la mise au-dehors d'un
contenu intérieur, avec tout ce que peut commander ce motif très
classique », quand bien même Derrida tend dans la suite de son texte à
amalgamer imagination productrice et imagination transcendantale.
==========Le
terrain, dit Joas, avait été préparé par plusieurs jeunes-hégéliens de gauche
au premier rang desquels Ludwig Feuerbach (« Principes de la philosophie
de l'avenir », 1843, tr. fr. Manuscrits philosophiques, Paris, PUF,
1960) qui avait cherché à donner une interprétation anthropologique de l'Esprit
hégélien dévoilant le caractère humain des opérations attribuées à l'esprit.
==========Pour
Marx (Manuscrits de 1844, op. cit.) Hegel lui-même avait déjà eu le
mérite de comprendre le travail comme l'essence de l'homme dans la mesure où il
y voyait non seulement un processus créateur de valeur comme Smith et Ricardo
mais l'extériorisation des forces essentielles de l'homme, même si le tort de
Hegel était de limiter le travail au seul travail abstrait de l'esprit
===============(ce
dans quoi tendent à retomber aujourd'hui les exégètes du capitalisme cognitif).
==========Et
Marx de prendre alors appui sur la critique feuerbachienne des thèses de Hegel,
sur l'hypothèse feuerbachienne, à l'encontre de la conception d'un moi pensant,
d'un moi conçu comme une entité corporelle, d'un moi incorporé, quand bien même
Marx (« Thèses sur Feuerbach », Karl MARX & Friedrich ENGELS, L'Idéologie
allemande, 1845, tr. fr. Paris, Éditions sociales, 1968) reproche à Ludwig
Feuerbach, dans L'Essence du christianisme (1841, tr. fr. Paris,
Maspero, 1968) de ne pas aller jusqu'au bout de sa pensée et de ne toujours pas
prendre en compte l'activité pratique concrète de l'homme alors que Marx
présume pour sa part que l'individu doit pouvoir se réaliser librement dans son
travail.
==========En
même temps que, souligne Joas, « Marx ne pense pas seulement à
l'épanouissement de l'individu dans ses activités propres, mais aussi à la
conjonction des activités productrices de tous au sein d'une communauté qui à la
fois produirait [se produirait elle-même] et jouirait d'elle-même à travers ses
propres productions », quand bien même Marx ne cherche pas à distinguer
entre extériorisation d'une essence de l'humanité prise dans son ensemble,
extériorisation d'une essence de la classe ouvrière et extériorisation d'une
essence du travailleur individuel.
==========Cependant,
doit reconnaître Marx, pour ce qui est du présent, sous le régime de la
propriété privée (ou, plus exactement, de la propriété privée des moyens de production),
trêve d'utopie, le travail ne constitue pas pour l'homme une libre expression
de soi mais seulement un moyen de subsistance. Les forces essentielles du
travailleur se trouvent certes extériorisées mais elles se développent
indépendamment de lui pour se matérialiser en un objet, en un produit qui vient
constituer un être qui lui est étranger. Objectivation du travail qui est la
déréalisation du travailleur, lequel se transforme lui-même en marchandise.
Même si « le présent, marqué par une aliénation croissante, annonce en
même temps la suppression de cette aliénation, car il conduit les travailleurs
à abolir le règne de la propriété privée et à instaurer finalement, dans le
communisme, l'utopie d'une production communautaire ».
==========Mais,
observe Joas, Marx, s'il a réussi à prolonger la tradition de l'anthropologie
de l'expression en la faisant échapper aux dangers d'une réduction
esthétisante, n'y est parvenu qu'au prix d'une autre réduction, celle de la
multiplicité des formes d'agir à un agir unique, le travail productif (lequel
n'est même pas le travail en général).
==========Dans
L'Idéologie allemande (op. cit.) Marx, s'il entend désormais, à
l'encontre de Feuerbach, prendre en considération l'histoire réelle de façon à
jeter les bases du matérialisme historique, n'en continue pas moins à se placer
sur le terrain de l'anthropologie : les hommes « commencent à se
distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens
d'existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation
corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent
indirectement leur vie matérielle elle-même » (MARX & ENGELS, op.
cit.). Ce qui fait bien jouer à la production un rôle « essentiel ».
Dans L'Idéologie allemande la notion de force productive demeure
comprise comme une force essentiellement humaine quand bien même, là encore,
les forces productives, en tout déterminisme technique, tendent à se trouver de
plus en plus détachées des individus (d'autant que Marx et Engels ne font pas
encore intervenir les rapports de production en tant que tels).
==========Ce
alors que, dans Le Capital, les prédicats de l'Esprit et de la
créativité cessent d'être rapportés à un substrat anthropologique, le
travailleur individuel, mais à un « sujet » qui ne serait autre que
le capital lui-même, sujet dans lequel s'anéantit la subjectivité des individus
soumis au capitalisme. « L'analyse n'est plus centrée sur l'Esprit qui
s'instaure lui-même, ni sur l'essence humaine qui se réalise elle-même dans le
travail, mais sur la valeur qui se met elle-même en valeur ». Mais
« plus la construction théorique s'articule de manière cohérente sur le
capitalisme, conçu comme un système se produisant et se reproduisant lui-même,
moins il paraît légitime d'attendre que des personnes réelles parviennent, par
leur action, à transformer ou à abolir ce système [alors pourtant que] c'est
précisément cette attente que le texte marxien, dans son intention
performative, veut susciter ». Où Joas parle de déterminisme non plus
technique mais économique, soit un caractère, en dernier ressort, normatif.
==========D'où
les critiques de la conception de la créativité comme production qui ont pu,
depuis, se manifester. La plus mordante ayant été, dit Joas, celle de Jürgen
Habermas (« Trois perspectives, les hégéliens de gauche, les hégéliens de
droite et Nietzsche », 1983, Le Discours philosophique de la modernité,
Douze conférences », 1985, tr. fr. Paris, Gallimard, 1988)
selon qui la conception marxienne du travail demeurait tributaire de la
mythification romantique du travail artisanal alors même que le déclin de
l'artisanat et l'échec des tentatives de réforme qui furent celles de John
Ruskin (Les Pierres de Venise, 1853, tr. fr. Paris, Renouard, 1906), de
William Morris (Contre l'art d'élite, tr. fr. Paris, Hermann, 1985) et
du mouvement Arts and Crafts (ainsi que, ultérieurement, du premier
Bauhaus) visant à injecter l'artisanat d'art dans la production industrielle
remettaient en cause le statut de ce paradigme en le réduisant, au mieux, à une
simple exigence d'humanisation des conditions de travail. Selon Habermas il ne
saurait de toute façon y avoir de paradigme d'agir unique. Nécessité, pour le
moins, de distinguer entre deux modes d'agir selon que le sujet agisse sur des
objets (agir instrumental) ou sur d'autres sujets (agir communicationnel). Ce
qui n'exclut cependant pas, selon Joas, qu'il soit des traits communs à toute
forme d'action, qu'elle soit instrumentale ou communicationnelle, sans quoi on
ne pourrait les faire relever d'une même catégorie, celle de l'agir. Et
« le modèle de la production ne doit alors pas être considéré comme une
alternative à l'agir communicationnel, mais comme une tentative —certes
problématique— pour saisir métaphoriquement la détermination centrale de tout
agir, c'est-à-dire sa créativité »;
=====métaphore
de la révolution, qui trouve là également son origine chez Marx quand bien même
Marx ne semble avoir vu aucune difficulté résultant du fait de proposer ainsi
deux modèles concurrents, voyant dans la critique de l'économie politique et
l'analyse des luttes de classes un rapport de complémentarité. Ce sont
seulement des auteurs récents (après, cependant, que cela ait déjà été le
problème posé par le déclenchement de la révolution bolchévik) qui ont attiré
l'attention sur la contradiction entre la théorie de l'action sous-jacente à
l'analyse marxienne de la lutte de classes et le modèle de la production.
Ainsi, là encore, Jürgen Habermas qui, dans Connaissance et intérêt (1968,
tr. fr. Paris, Gallimard, 1976), fait état de la différence entre « l'autocréation
par l'activité productive et la formation par l'activité critique
révolutionnaire », différence isomorphe à celle « entre la
science expérimentale stricte et la critique », alors que la science
marxienne de l'homme a continué à chercher à se modeler sur les sciences de la
nature ;
=====métaphore
de la vie qui, à la différence des métaphores précédentes, cherche à embrasser
toutes les formes de l'agir humain. Fait de la philosophie européenne de la
vie.
==========Vie
là encore quelque peu mythifiée, supposée venir s'opposer à tout ce qui est
mort et pétrifié, à une civilisation elle-même mortifère, à une culture
asphyxiée par les conventions et par l'intellectualisme. Désir de renouer avec
la vie biologique.
==========Métaphore
qui puise son origine dans la notion de volonté chez Arthur Schopenhauer (Le
Monde comme volonté et représentation, 1819, tr. fr. Paris, Alcan, 1885).
Volonté qui, pour Schopenhauer, se trouve elle-même incorporée : c'est,
pour lui, dans notre corps, dans notre capacité à mouvoir notre corps, que nous
faisons l'expérience élémentaire de la volonté. Notre corps qui, s'il est
présent dans le monde au même titre que les autres choses matérielles et si, en
tant que tel, il a caractère de phénomène au sens de Kant et doit être pensé
sous les formes de l'espace et du temps et sous la catégorie de causalité, s'il
est à ce titre ce que Schopenhauer appelle une représentation, ne s'en
différencie pas moins des autres choses matérielles, des autres phénomènes, des
autres représentations dans la mesure où lui seul nous donne la possibilité
d'accéder au monde des choses en soi dès lors que nous percevons nos mouvements
corporels dans l'espace et dans le temps comme la résultante de notre volonté.
« L'acte volontaire et l'action du corps ne sont pas deux phénomènes
objectifs différents, reliés par la causalité ; ils ne sont pas entre eux
dans le rapport de la cause à l'effet [ni même dans celui de l'intention et de
sa « manifestation »]. Ils ne sont qu'un seul et même fait ».
==========Mais
Schopenhauer de se livrer alors à une hasardeuse spéculation en philosophie de
la nature et de chercher à extrapoler ses conceptions au mouvement dans
l'ensemble du monde vivant, monde végétal y compris (la croissance des
plantes), et même dans le monde inorganique —tel le mouvement des planètes sous
l'action de la gravité—, tendant ainsi à faire de la volonté—tel l'élan vital
pour Henri Bergson (L'Évolution créatrice, Paris, Alcan, 1907) ou la volonté
de puissance pour Nietzsche— un principe métaphysique, une force productive
antérieure à toute forme d'action, voire déliée de toute action, ne visant,
pour Schopenhauer, à l'encontre de la catégorie d'Esprit, aucune fin, une force
aveugle.
==========Dans
le cas des actes humains eux-mêmes, ce que nous éprouvons dans l'expérience de
notre propre corps, ce n'est en définitive pas tant notre volonté que
l'activation en nous d'une volonté antépersonnelle. Où, note Joas, Schopenhauer
se borne à renverser le dualisme cartésien du corps et de l'esprit au lieu,
comme Herder, de chercher à le dépasser (ou de chercher à le déconstruire).
==========Cas,
en particulier, de la pulsion sexuelle, faisant de Schopenhauer à certains
égards un précurseur de la psychanalyse. Schopenhauer ne tient pas les fins
conscientes comme les véritables motivations de l'action mais comme les simples
rationalisations d'une volonté seule déterminante en dernière instance mais qui
s'avère insatiable, les fins succédant aux fins qui, sitôt réalisées, se
trouvent dévalorisées. Ce qui, selon Schopenhauer à la différence de Nietzsche,
pousse l'homme à chercher à s'affranchir du diktat de la volonté, tant par
l'ascèse que par l'art. Où le génie n'est plus alors, comme pour les membres du
Sturm und Drang qui cherchaient à rendre compte du phénomène de la
créativité au moyen du concept de génie et se qualifiaient eux-mêmes de génies
ou de « génies originaux », le fait d'une volonté d'expression hors
normes mais celui, au contraire, d'une extinction de la volonté ;
=====métaphores
de l'intelligence et (non pas de la déconstruction mais) de la reconstruction,
métaphores toutes deux en usage dans le pragmatisme américain pris dans son
ensemble, quand bien même, pour ma part, j'éprouve quelque difficulté à ne pas
distinguer entre Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey, et, pour la
génération actuelle, Richard Rorty et Richard Shusterman —je me limiterai dans
ce qui suit pour le principal à Dewey quand bien même, pour moi, Dewey n'est
pas nécessairement le représentant le plus intéressant de ce courant de pensée—
et aurais plutôt parlé de métaphore de l'expérience ou, comme Wright lui-même,
n'aurais pas fait la distinction avec la métaphore de la vie. En fait, c'est
Joas en personne qui regroupe les métaphores pragmatistes et la métaphore de la
vie pour les opposer en bloc aux trois premières métaphores, les métaphores
pragmatistes et la métaphore de la vie ayant en commun, à la différence des
trois autres, souligne-t-il, d'englober toutes les formes de l'agir humain, en
même temps qu'il convient qu'il n'est pas, dans le pragmatisme, une métaphore
unique pour rendre compte de l'agir mais bien tout un champ de métaphores.
==========Mais
toujours est-il que, selon Joas, le pragmatisme trouve lui-même son point de
départ dans une critique du cartésianisme, dans le doute qu'il jette sur le
doute cartésien. Selon son fondateur, Charles Sanders Peirce (« Quelques
conséquences de quatre incapacités », 1868, tr. fr. Pragmatisme et
pragmaticisme, Œuvres philosophiques, Vol. I, Paris, Cerf, 2002), si, à
l'aube des temps modernes, Descartes avait affirmé le droit de chacun à douter
de l'autorité et des dogmes établis, il n'en avait pas moins fait du doute une
opération de la seule conscience et institué le doute lui-même en dogme, en a
priori
===============comme
c'est « sans doute » encore par trop le fait du laboratoire du doute
de Carsten Höller, quelle que soit la formation scientifique de celui-ci,
==========alors
qu'il ne saurait être de doute réel qu'engendré par des raisons positives de le
faire, non en vertu de la maxime cartésienne. Ce qui, note Joas, constitue un
plaidoyer pour un ancrage de la connaissance dans des situations problématiques
réelles, pour un ancrage du doute dans l'agir. L'individu, loin de mettre le
doute en exergue, se fie habituellement à ses « habitudes » et c'est
le monde qui, mettant en échec ses actions les plus routinières, vient
constituer la source de l'ébranlement des attentes spontanées de l'individu. Et
il convient alors non tant de s'adonner au doute pour le doute que de chercher
à reconstruire, reconstruction qui constitue elle-même une opération créatrice
du sujet agissant, quand bien même celle-ci engendrera une nouvelle routine qui
finira elle-même par se trouver remise en question. Joas parle de
« créativité située », non pas, là encore, libre productivité de
modes d'action mais créativité « conditionnée » par la nécessité de
faire face à des situations faisant problème.
==========Et
c'est, présume Joas, chez Dewey que la compréhension spécifiquement pragmatiste
de l'idée de créativité se trouve le plus amplement déployée. Ainsi son
esthétique est -elle, dit-il, —a contrario de la définition habituelle du
terme— « une théorie de la création artistique [en fait, pas seulement],
et non une doctrine du Beau ». Dans L'Art comme expérience (1934,
tr. fr. Tours, Farrago, 2005), Dewey s'efforce lui-même de rétablir le lien
entre l'art et la quotidienneté, entre l'art et la vie. Alors qu'on identifie
habituellement l'œuvre d'art à un produit situé en marge de toute expérience
humaine, enclos qu'il est dans un monde à part, le musée, « la véritable
œuvre d'art se compose en fait des actions [qui ont présidé à sa création] et
des effets de ce produit sur l'expérience ». Et « Dewey ne se
contente pas de dépasser la sphère séparée des œuvres d'art, pour éclairer
l'expérience esthétique en tant que telle : il veut, de façon encore plus
radicale, dégager la dimension esthétique [non seulement de l'art] mais de toute
expérience humaine ».
Selon
John Dewey (Reconstruction en philosophie, 1920, tr. fr. Tours, Farrago,
2002), il s'est produit historiquement une mutation décisive dans la façon de
concevoir l'expérience. La notion d'expérience s'avère en effet elle-même un
produit de l'expérience.
=====Alors
que, depuis Platon, l'expérience incarnait un enseignement tiré du passé et
reçu aveuglément, servant à fonder des habitudes d'action devant être suivies
aveuglément : « l'expérience signifiait être esclave du passé et de
la coutume. Expérience était presque synonyme de coutume établie, fournie non
pas par la raison [laquelle paraissait seule pouvoir nous élever au-dessus de
la sujétion au passé] ou sous le contrôle de l'intellect, mais par la
répétition et l'habitude aveugle »,
=====un
renversement s'est produit à partir de Bacon : « dorénavant, c'est la
raison et sa cohorte de notions générales qui tient l'esprit sous sa coupe et
c'est l'expérience qui devient le facteur libérateur. Expérience signifie
nouveauté, ce qui nous détache du passé et nous révèle de nouveaux faits et de
nouvelles vérités. Croire en l'expérience n'engendre pas la dévotion à des
coutumes, mais la recherche du progrès ». L'expérience est désormais
tournée vers l'avenir.
« L'expérience
a cessé d'être empirique pour devenir expérimentale […] Avant, l'homme
n'utilisait les résultats de l'expérience passée que pour constituer des
coutumes qu'il s'agirait ensuite de suivre —ou d'enfreindre— aveuglément.
Après, l'expérience ancienne est utilisée pour suggérer des buts et des
méthodes visant à développer une expérience nouvelle et améliorée :
l'expérience devient ainsi sa propre source constitutive de régulation ».
« La
“raison“ en tant que faculté séparée de l'expérience, comme voie d'accès à une
sphère supérieure de vérités universelles, commence désormais à nous paraître
lointaine, sans grand intérêt ni grande importance […]Des suggestions concrètes
tirées des expériences passées, développées et mûries à la lumière des besoins
et des lacunes du présent, utilisées comme buts et méthodes de reconstruction
spécifique, sont suffisantes […] C'est à ces propositions empiriques utilisées
de façon constructive pour des objectifs nouveaux que nous donnons le nom
d'intelligence ».
Et
John Dewey a en fait calqué le titre de L'Art comme expérience sur celui
d'un article qu'il avait publié des années auparavant, « La Réalité comme
expérience » (1906, tr. fr. Tracés n° 9, 2005) dans lequel il
s'intéressait surtout à l'expérience scientifique : « C’est
en tant qu’elle est une expérience elle-même vitale ou directe, en tant
qu’expérience humaine (aspect qu’ignore la formulation qu’un géologue,
un physicien ou un astronome peut en donner), que cette dernière est plus
satisfaisante ; et elle est aussi plus vraie en ce sens qu’elle a plus de
valeur pour d’autres interprétations, pour la construction d’autres objets sur
lesquels se fondent d’autres projets ». Encore l'expérience scientifique
n'aboutit-elle jamais à une connaissance exhaustive de la réalité, elle adopte
toujours un point de vue particulier, fragmentaire, qui l'amène à laisser de
côté certains traits de la réalité jugés non pertinents. « La raison qu’a
le scientifique de supprimer, dans sa formulation de la réalité, des
facteurs qui appartiennent à la réalité, tient seulement au fait que (1) il ne
s’intéresse pas à la totalité de la réalité, mais seulement à certaines de ses
phases, celles qui sont susceptibles de lui servir d’indices fiables pour les
objets qui l’intéressent et pour ses projets, (2) les éléments supprimés ne le
sont pas totalement, ils sont au contraire bien présents, là, dans son expérience,
dans ses traits extra-scientifiques ». Comme l'indique Gérôme Truc dans sa
traduction de « La Réalité comme expérience », ce que
délaisse l'expérience « constitue moins un manque qu’il
faudrait déplorer qu’un “surplus“ essentiel, dans la mesure où il fournit les
conditions de la vérification et de la réfutation des connaissances produites
par l’expérience. Autrement dit, c’est l’incomplétude de l’expérience qui permet
à la science de progresser, d’améliorer sans cesse ses connaissances.
L’incomplétude appelle toujours un surcroît de plénitude […]
« L’expérience
est ainsi une sorte de laboratoire, mais
=====[à
l'encontre de Bruno Latour (cf. Bruno LATOUR & Steve WOOLGAR, La Vie de
laboratoire, La Production des faits scientifiques, 1979, tr. fr. Paris, La
Découverte, 1988), quand bien même Latour (cf. Arnaud FOSSIER &
Edouard GARDELLA, « Entretien avec Bruno Latour », Tracés n°
10, 2006) a pu, à la différence de Boltanski (op. cit.) se
revendiquer lui-même un deweyen, un pragmatiste, sinon un rortyen (et pas
seulement un sociologue pragmatique)]
un
laboratoire n’est pas pour autant le lieu par excellence de l’expérience.
Puisque la condition de vérification des connaissances scientifiques réside
dans les traits extra-scientifiques de l’expérience, pour vérifier une idée,
c’est au contact de la réalité la plus prosaïque qu’il faut aller. L’expérience
scientifique trouve ainsi ses conditions de possibilité dans une expérience qui
n’est pas ordinairement tenue pour scientifique, dans une expérience
“vulgaire“, que tout un chacun peut faire, et en ce sens profondément
démocratique : la science est l’affaire de tous. [Dewey] refuse alors toute
coupure entre la réalité vécue par tout un chacun au quotidien et la réalité
faisant l’objet d’une expérience par le scientifique : il existe selon lui
une continuité qualitative entre l’expérience humaine la plus courante et
l’expérience scientifique la plus savante » […]
« […]
La réalité elle-même doit être conçue comme expérience. Chaque
expérience, parce qu’elle est incomplète, en appelle d’autres, qui la vérifient
et ce faisant, la complètent ». La réalité est elle-même toujours ouverte
et inachevée. « La réalité est donc de part en part expérimentale ».
« Cependant,
« dans cette quête permanente de complétude, de certitude, John Dewey
finira par considérer que l’expérience scientifique est surclassée par
l’expérience esthétique », que c'est l'expérience artistique et non l'expérience
scientifique qui constitue le paradigme de toute expérience. Expérience
esthétique qui, dans L'Art comme expérience,
n'en procède pas moins de la même conception que l'expérience scientifique dans
« La Réalité comme expérience ».
L'art,
selon Dewey, se trouve préfiguré dans le processus même de l'existence,
l'existence de tout être vivant se déroulant dans un environnement, en
interaction avec un milieu extérieur dans lequel à chaque instant il doit
puiser pour satisfaire ses besoins en même temps que faire face aux dangers qui
en proviennent. « Si le fossé entre l'organisme et son environnement est
trop large, la créature meurt. Si son activité n'est pas accrue par cette
aliénation provisoire, elle ne peut que subsister. La vie n'évolue que lorsqu'un
déphasage temporaire fonctionne comme une transition vers un équilibre plus
vaste entre les énergies de l'organisme et celles des conditions qui gouvernent
son existence […] On parvient à la forme chaque fois qu'un équilibre stable,
bien que mouvant, est atteint ».
Et
« on ne peut qu'admirer l'ordre dans un monde constamment menacé par le
désordre ». Chaque être doté de sensibilité réagit à la présence de
l'ordre avec des sentiments harmonieux. L'artiste est lui-même particulièrement
sensible aux relations ordonnées qui régissent son environnement là où le
scientifique, lui, s'intéresse surtout aux situations de déphasage, de tension,
quand bien même il lui importe de les résoudre. Question, dit Dewey, d'accent
venant ponctuer l'interaction entre l'être vivant et son environnement.
Cependant que l'expérience est, de façon générale, « le résultat, le signe
et la récompense de cette interaction ».
« Il
y a constamment expérience, car l'interaction de l'être vivant et de son
environnement fait partie du processus même de l'existence […] Il arrive
souvent, toutefois que l'expérience vécue soit rudimentaire. Il est des choses
dont on fait l'expérience, mais pas de manière à composer une expérience »
par manque d'adéquation ou de persévérance alors que « nous vivons une expérience
lorsque le matériau qui fait l'objet de l'expérience va jusqu'au bout de sa
réalisation. C'est à ce moment-là seulement que l'expérience est intégrée dans
un flux global, tout en se distinguant d'autres expériences ». Mais
encore, même là, ne s'agit-il pas nécessairement d'art. Il peut s'agir tout
aussi bien de la simple dégustation d'un repas, d'une partie d'échecs, d'une
conversation… d'une situation « qui est conclue si harmonieusement que son
terme est un parachèvement et non une cessation. Une telle expérience forme un
tout », une unité. Une expérience possède toujours une dimension
esthétique sans quoi ses composantes ne formeraient pas une expérience unitaire alors que le non-esthétique se situe
entre deux pôles : succession décousue qui ne commence ni ne se termine à
aucun endroit en particulier - regroupement de parties ayant seulement un lien
mécanique entre elles. Nous avons une expérience lorsque
celle-ci se parachève dans un état de jouissance esthétique.
Le
terme « art », lui, renvoie traditionnellement à un processus actif
de production tandis que le terme « esthétique » recouvre
l'expérience en tant que perception, plaisir et évaluation, dénotant le point
de vue du « consommateur » plutôt que du producteur. Mais,
« pour être véritablement artistique, présume Dewey, une œuvre doit aussi
être esthétique, c'est-à-dire, conçue en vue du plaisir qu'elle procurera lors
de sa réception ». L'artiste doit incorporer en lui-même l'attitude du
sujet percevant lorsqu'il produit. Cependant que la réception esthétique ne
saurait être réduite à une pure contemplation mais comporte elle-même une part
d'activité (le spectateur actif de Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé,
Paris, La Fabrique, 2008). Déconstruction de l'opposition entre production
et réception : « La réceptivité n'est pas synonyme de passivité […]
Sinon, il s'agit non pas [même] de perception mais de reconnaissance. La
différence entre les deux est immense. La reconnaissance est une perception
interrompue avant qu'elle ait eu une chance de se développer librement ».
En
même temps que, avance Dewey, l'acte artistique est un acte d'expression quand
bien même « toute activité n'est pas nécessairement synonyme
d'expression ». Le simple fait de donner libre cours à une impulsion,
qu'elle soit innée ou habituelle, ne constitue pas une forme d'expression.
« Un tel acte est expressif non pas en soi, mais seulement par
l'interprétation réfléchie qui émane de l'observateur […] L'extériorisation de
l'émotion est une condition nécessaire mais non suffisante de l'expression.
« […]
Extérioriser équivaut à se débarrasser, à évacuer ; exprimer implique
rester aux côtés de, accompagner tout au long du développement jusqu'à
l'achèvement ».
Et
« parce qu'ils possèdent un pouvoir expressif, les objets d'art possèdent
un pouvoir de communication ». Non que la communication tournée cers
d'autres soit ce que vise intentionnellement un artiste mais telle n'en est pas
moins, dit Dewey, la conséquence de son œuvre alors que, « si l'artiste
désire communiquer quelque chose de particulier, il ne peut que limiter
ainsi le pouvoir expressif que son œuvre aura pour les autres […]
L'indifférence de l'accueil du public immédiat est un trait nécessaire de tous
les artistes qui ont à dire quelque chose de nouveau ». Aussi l'artiste,
loin de s'adresser à un public constitué par avance, doit-il s'employer
« à créer un public auprès de qui il pourra communiquer [ce qui fait que]
« finalement, les œuvres d'art sont le seul moyen de communication complet
et sans voile entre l'homme et l'homme, susceptible de se produire dans un
monde de fossés et de murs [de frontières] qui limitent la communauté de
l'expérience ».
Alors
que l'esthétique pragmatiste de Dewey avait été rejetée par la philosophie
analytique en la personne notamment de George Dickie (« Beardsley et le
fantôme de l'expérience esthétique », 1965, tr. fr. Danielle LORIES, ed. Philosophie
analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988)
=====pour
lequel, alors qu'il entend pour sa part distinguer soigneusement entre
==========attitude
esthétique, manière dont on est attentif à certains objets, attention
esthétique (cf. George DICKIE, « Le Mythe de l'attitude esthétique »,
1964, tr. fr. Danielle LORIES, ed. op. cit.)
==========et
expérience esthétique, notion relevant, elle, d'une conception causale :
type d'expérience causé par un certain type d'objets, les « objets
esthétiques »,
=====notions
que, au demeurant, il rejette toutes deux, contrairement à celle de créativité
(cf. George DICKIE, « Définir l'art », 1973 —puisque Dickie n'en
entend pas moins lui-même encore définir l'art—, tr. fr. Gérard GENETTE ed. Esthétique
et poétique, Paris, Seuil, 1992),
=====si
Dewey conçoit bien l'expérience esthétique comme un effet d'un objet
esthétique, expérience caractérisée par le fait d'être cohérente et complète,
c'est-à-dire unifiée, Dewey utilisant l'expression « l'unité de
l'expérience », en fait Dewey inverse les termes, il ne s'agit pas tant
d'unité de l'expérience que d'expérience de l'unité, la seule unité en jeu se
trouvant dans l'objet : « Dewey, pris dans son vocabulaire idéaliste,
met en italique le “une“ de l'expression ordinaire “une expérience“ et donne à
l'expression un tour métaphysique. L'inoffensive expression “l'expérience de
l'unité“, qui s'utilise comme une façon générale de se référer à la vision d'un
dessin unifié, à l'audition d'une structure sonore, etc., est en quelque sorte
inversée et devient “l'unité de l'expérience“ » ; pour Dickie, si je
PUIS faire l'expérience de l'unité d'un objet, l'expérience esthétique, elle,
en tant qu'expérience CAUSÉE par un objet esthétique, n'est qu'une fiction, un
fantôme],
ces
dernières années l'on en n'a pas moins que trop eu tendance à faire a
posteriori de Dewey le penseur de l'avant-garde artistique (un peu comme Adorno
pour le modernisme artistique), alors pourtant que Dewey n'avait guère joué de
rôle dans l'art de son temps. En particulier l'on s'est mis à associer le nom
de Dewey à celui d'Allan Kaprow (cf. Yoann BARBEREAU, « Expérience et performance,
Fragments d'un dialogue pragmatiste », Revue d'esthétique n° 44, Les
Artistes contemporains et la philosophie, Paris, Place, 2003 & Sophie
DELPEUX & Gilles TIBERGHIEN, « L'Art comme expérience », Arts
& sociétés, juin 2007, selon qui Kaprow aurait « radicalisé »
les conceptions de Dewey)
=====quand
bien même Kaprow n'appartenait déjà plus à la génération de l'avant-garde
historique mais était, avec Joseph Beuys, le principal représentant d'une
« avant-garde continuée » que j'aurais tendance à distinguer de la
néo-avant-garde stricto sensu
=====et
même s'il n'est pas de référence explicite de Kaprow à Dewey
==========à
la différence de Joseph Kosuth dans son rapport à Ludwig Wittgenstein,
===============la
référence à Dewey étant venue se substituer, ces dernières années, à celle à
Wittgenstein dans les écrits anglo-saxons sur l'art,
==========Kosuth citant abondamment
Wittgenstein (cf. Joseph KOSUTH, « Art After Philosophy », 1969, Textes,
op. cit. & « Le Jeu de l'indicible, Une préface et dix remarques
sur l'art et Wittgenstein », tr. fr. Wittgenstein et le jeu de
l'indicible, Bruxelles, Palais des beaux-arts, 1989)
===============même
si Kosuth ne se réfère jamais aux « Leçons sur l'esthétique » (1938,
tr. fr. Leçons et conversations, 1966, tr. fr. Paris, Gallimard, 1971)
mais au seul Tractatus logico-philosophicus (1918, tr. fr. Paris,
Gallimard, 1961)
===============et
si, dans sa lecture du Tractatus, Kosuth commet contresens sur
contresens (à commencer par celui sur la notion de tautologie, proposition vide
de sens selon Wittgenstein pour qui l'art, loin de tout caractère tautologique,
vise au contraire à interroger le sens du monde, erreur corrigée pour partie
par Kosuth dans « Le jeu de l'indicible »)
==========comme
à la différence du rapport qui s'est noué entre Andy Warhol et Arthur Danto
(« Le Monde de l'art », 1964, tr. fr. Danielle LORIES, ed. op. cit., La
Transfiguration du banal, Une philosophie de l'art, 1981, tr. fr. Paris,
Seuil, 1989 & Andy Warhol, 2009, tr. fr. Paris, Belles lettres, 2011)
dans lequel c'est au contraire le théoricien qui fait référence (abondamment) à
l'artiste
==========ou
du rapport entre l'art minimal ou post-minimal et Maurice Merleau-Ponty (Phénoménologie
de la perception, Paris, Gallimard, 1945) puisque, dans ce cas, c'est une
tierce personne, Rosalind Krauss (cf. notamment « Abaisser, étendre,
contracter, comprimer, tourner : regarder l'œuvre de Richard Serra »,
tr. fr. Richard SERRA, Paris, Centre Georges Pompidou, 1983) qui établit le
rapport.
Cependant
qu'on voit bien ce qui retient l'attention de Wright dans les thèses de Dewey
=====—
quand bien même celui-ci ne remet nullement en cause les notions d'œuvre,
d'auteur et de spectateur ou de public (et tend même à revaloriser le
spectateur en en faisant un spectateur actif, voire à penser sur de nouvelles
bases le rapport de l'art à son public tout comme, dans son opus politique, Le
Public et ses problèmes, 1927, tr. fr. Tours, Farrago, 2003), pour faire
face à ce qu'il appelle
==========là
où Walter Lippmann, Le Public fantôme, 1925, tr. fr. Paris, Demopolis,
2008, parlait lui-même de « public fantôme »
=====« l'éclipse
du public », il en appelle là encore à la reconstruction d'un public
effectif)— :
critique
de l'art muséal – rétablissement du lien entre art et quotidienneté –
désautonomisation de l'œuvre par rapport à son procès de « création »
et à son procès de « réception »… Mais, somme toute, Dewey ne s'en
borne pas moins à substituer à l'opposition entre art et vie, entre art et non-art
(ou à l'opposition moderniste entre art authentique et art inauthentique)
l'opposition entre expérience esthétique (non spécifiquement artistique) ou
expérience authentique et expérience non esthétique ou inauthentique,
« rudimentaire ». Simple déplacement de la ligne de démarcation
(cependant qu'il continue à limiter l'art au seul art esthétique). Et les
catégories à partir desquelles il opère la distinction —puisque catégories il
reste pour lui en place— demeurent les catégories les plus traditionnelles —les
plus vétustes— qui soient : ordre – équilibre – harmonie – unicité –
plénitude - complétude… Ce qui fait que, pour ma part, pour penser l'art
avant-gardiste —sinon l'art actuel en tant que tel—, je préfère en appeler à
celui que Peter Bürger (« L'Anti-avant-gardisme dans l'esthétique
d'Adorno », tr. fr. Revue d'esthétique nouvelle série n° 8, Adorno,
Toulouse, Privat, 1985) a entrepris à juste titre de dissocier complètement
d'Adorno, soit Walter Benjamin, mettant pour sa part en avant non la complétude
mais au contraire la fragmentarité
=====quand
bien même Theodor Adorno lui-même, dans « L'Essai comme forme » (op. cit.)
valorisait, pour ce qui est du moins de l'essai sinon de l'art, la
fragmentarité
=====en
même temps que, bien entendu, il convient d'éviter tant de sustantialiser la
fragmentarité que de mythifier Benjamin, la pensée de Benjamin relative à
l'avant-garde ne pouvant être elle-même comme de juste que… fragmentaire
=====et
en même temps également que Walter Benjamin («L'Œuvre d'art à l'ère de sa
reproductibilité technique», première version, 1935, tr. fr. Œuvres III,
op.cit.) soutenait, contre le formalisme, que l'art avait toujours eu
traditionnellement une valeur d'usage —une valeur d'usage rituelle—, certes
désormais en crise mais que l'art, ou ce qui était en train de s'y substituer à
l'ère ouverte par la reproductibilité technique, devait se trouver une nouvelle
valeur d'usage, en rapport, selon lui, —et non pas en opposition— avec
l'émergence même du nouveau type de valeur qu'est la valeur d'exposition.
Question
de la valeur d'usage de l'art sur laquelle est cependant revenu Stephen Wright
dans « L'Avenir du readymade réciproque » (op. cit.). Ready-made
réciproque qui, selon lui, pose la question : si le fait
d' « encadrer » un objet dans le contexte de l'art comme le fait
le ready-made le neutralise en tant qu'objet, lui ôte —ou, du moins, suspend en
lui— toute valeur d'usage
=====[où
d'emblée se pose cependant la question de l'extension dudit contexte ou cadre
de l'art : espace muséal ? espace institutionnel de l'art ?
espace d'exposition, institutionnel ou non ? monde de l'art au sens
d'Howard S. Becker (Les Mondes de l'art, 1982, tr. fr. Paris,
Flammarion, 1988), monde lui-même pluriel selon Becker ?]
=====(en
même temps que, observe Wright, ledit cadrage sape toute
« prétention » —laquelle ne s'avère effectivement guère le plus
souvent que prétention— de l'œuvre d'art elle-même à « pouvoir nuire à
l'ordre dominant », autrement dit lui ôte toute possibilité —si mince
soit-elle— d'avoir une valeur d'usage politique),
le
« décadrage » d'une œuvre d'art, comme dans le cas du ready-made
réciproque, ne serait-il pas susceptible de neutraliser celle-ci en tant
qu'art ?
=====quand
bien même on pourrait dire, avec Paul Valéry («Le Problème des musées», 1923, Pièces
sur l'art, Paris, Durantière, 1931) que le simple cadrage d'une œuvre dans
le contexte muséal la neutralise déjà en tant qu'œuvre singulière et autonome,
voire, avec Theodor Adorno («Mode intemporelle, À propos du jazz», 1953, Prismes,
Critique de la culture et société, 1955, tr. fr. Paris, Payot, 1986) que
le simple cadrage d'une œuvre dans le « contexte de l'art » la
« désartise », la neutralise en tant qu'art, en fait un simple
produit culturel, le « contexte de l'art » s'avérant, en fin de compte,
non tant contexte de l'art que contexte culturel (le véritable contexte de
l'art étant plutôt constitué par la réalité ambiante : le contexte muséal
lui-même, contexte culturel s'il en est, n'autonomise pas tant l'œuvre de la
vie comme le pensait Dewey et comme continue à le penser Wright (ce qui, du
point de vue moderniste qui est celui d'Adorno, n'aurait rien de bien
répréhensible) que, dans une certaine mesure il ne la désautonomise en
l' « enculturant ».
Mais
alors, si la réponse est affirmative, argumente Wright, l'art —du moins après
avoir été neutralisé en tant qu'art— ne s'en avérerait-il pas moins en
définitive, à l'encontre de la conception formaliste, à même de produire de la
valeur d'usage ?
Et
Wright de proposer de poursuivre dans la voie du ready-made réciproque (plus
précisément il parle de « réactiver » le ready-made réciproque alors
pourtant que celui-ci, n'étant pas désactivé, n'a en fait nul besoin d'être
réactivé, que ce soit au sens des Personnages à réactiver de Pierre
Joseph ou de l'activation des œuvres selon Nelson Goodman, « L'Art
en action », tr. fr. Cahiers du musée national d'art moderne n° 41,
automne 1992, activation, pour commencer, par leurs conditions d'exposition
mêmes
=====à
moins de considérer le tableau de Rembrandt lui-même comme une occurrence non
actualisée du ready-made réciproque de Duchamp (avec malgré tout l'inconvénient
qu'il y aurait, aux yeux de Wright, de faire du ready-made réciproque une œuvre
d'art, ce que n'exclut pourtant nullement nécessairement à mon sens Duchamp,
peut-être même davantage que dans le cas du ready-made paradigmatique entre
tous qu'est Fountain,
=====tout
comme il ne va pas nécessairement de soi que, comme l'affirme Wright qui fait
alors référence à une autre instance présumée de légitimation, la signature de
l'artiste (du moins… de l'artiste légitimé, légitimé par l'institution),
classiquement centrée sur la figure de l'artiste, le ready-made réciproque
« dé-signe » l'œuvre, la soustraie à l' « autorité »
de l'artiste comme il la soustrait à sa qualité d'œuvre,
tout
au plus, là où le ready-made réciproque demeure une simple potentialité chez
Duchamp, aurait-il besoin d'être non tant « activé » ou
« réactivé » qu'« actualisé » au sens de Bergson et
Deleuze).
Ou
Wright, du moins, de proposer, à rebours de l'habituelle dévalorisation
(notamment dans l'école de Francfort) de la rationalité instrumentale au
bénéfice de la rationalité substantielle ou objective, de repenser l'art en
termes
=====non
pas de fins : les œuvres, mais tout aussi bien la valeur d'usage elle-même
=====mais
de moyens (quand bien même il ne saurait, à l'encontre de ce que formule
Wright, être de moyens spécifiquement artistiques, façon, une fois de plus, de
retomber dans dans l'ontologie) : les processus.
Substitution,
là encore du processus à l'œuvre comme, tout compte fait, dans le cas de l'art
processuel, quelles qu'aient pu être historiquement les discussions sur le fait
de savoir qui, du processus et de l'œuvre, devait prévaloir, et si le processus
devait lui-même ou non valoir comme œuvre,
=====ce
qui n'en ferait donc pas nécessairement un art sans œuvre pas davantage que
sans auteur ou sans spectateur
=====pas
davantage que cela n'en fait nécessairement un art producteur de valeur d'usage
=====ou
ce que j'ai appelé pour ma part un art sans identité
=====ni
même une réactivation du ready-made réciproque puisque le ready-made réciproque
n'est pas nécessairement si désœuvré que cela et, en tout cas, conserve pour le
moins le souvenir de l'œuvre d'art qu'il a été
==========(la
question ayant pu se poser de savoir si l'œuvre elle-même devait ou non
conserver le souvenir du processus qui l'avait générée)
==========tout
comme L.H.O.O.Q. rasée conserve la souvenir des « ornements »
pileux dont, précédemment, Duchamp avait gratifié une reproduction de la Joconde
(la Joconde qui peut elle-même apparaître comme une occurrence non
actualisée de L.H.O.O.Q., voire de L.H.O.O.Q. rasée).
Et si,
pour Duchamp, le ready-made ne saurait de toute façon « fonctionner »
qu'au sein (sinon de l'espace d'exposition artistique en tant que tel puisque Fountain
n'a jamais été exposée) du monde de l'art (où Fountain a fort bien
fonctionné au point de passer désormais pour l'une des œuvres les plus
paradigmatiques de son siècle, le ready-made réciproque relève lui-même
pleinement du monde de l'art et, dans ce cas, Duchamp n'exclut même nullement
que le ready-made réciproque fonctionne au sein de l'espace d'exposition
artistique, et sans doute y aurait-il même malgré tout davantage de probabilité
qu'il puisse fonctionner là qu'ailleurs, même si, ce faisant, augmenterait le
« risque », pour Wright, non pas tant de le réartistiser puisque le
ready-made réciproque relève bien toujours, pour Wright comme pour Duchamp,
d'une forme d'art, mais de le « réopéraliser ».
=====Pinoncelli
lui-même, quand il a « transfiguré » à sa façon ou transfiguré à
rebours le ready-made qu'était Fountain (ou, du moins, une réplique de Fountain)
en simple pissotière
==========(fonction
que, de toute façon, Fountain n'avait fait que suspendre alors
qu'utiliser un tableau de Rembrandt comme table à repasser risquerait de
l'endommager de façon plus ou moins irréversible ltandis que Pinoncelli n'a
endommagé la réplique de Fountain qu'après coup, une fois Fountain redevenue
pissottière, non par l'acte de pisser dedans),
=====« réactualisant »
lui-même à sa façon le ready-made réciproque sur le dos de Duchamp, l'a fait au
sein de l'espace muséal, et ne pouvait le faire qu'au sein de celui-ci sans
quoi rien n'aurait permis de distinguer au départ une occurrence (ou, du moins,
une réplique) de Fountain d'une vulgaire pissotière, quand bien même
Pinoncelli a pu être accusé, ce faisant, de se mettre lui-même par trop en
vedette.
Cependant
que beaucoup de propositions récentes peuvent opérer aussi bien à l'intérieur
qu'à l'extérieur de l'espace muséal quand bien même leur sens peut s'en trouver
modifié : il est possible de chercher à opérer au sein même de l'espace
muséal sans se trouver nécessairement « encadré » par celui-ci (où il
conviendrait donc de distinguer entre cadre et contexte).
Le
musée ne joue en fait pas nécessairement le rôle de, comme dit Wright,
« cadroir » (ou, comme dit Thierry de Duve, Voici, 100 ans d'art
contemporain, Grand-Amsterdam, Ludion & Paris, Flammarion, 2000,
« présentoir ») de l'art, proclamant implicitement pour tout ce qui
s'y trouve que « ceci est de l'art ». Daniel Buren, déjà
(« Repères », VH101 n°5, 1971) faisait observer qu'en fait les
« espaces de l'art » contenaient toutes sortes d'autres choses que
les seules « choses de l'art » ou transformées en art par ces
espaces, des « choses » au caractère tout au plus davantage
para-artistique qu'artistique, tels les dispositifs d'accrochage et
d'éclairage, les cartels, la signalisation, les gardiens eux-mêmes ainsi que
les spectateurs, les locaux administratifs, les toilettes etc. etc. (et que,
pour leur attribuer caractère d'art, il était nécessaire de faire appel à un
autre opérateur de transformation, quand bien même cet opérateur n'avait
lui-même rien de « spécifiquement artistique », telle la fameuse
toile rayée achetée par Buren au marché Saint Pierre)
=====cependant
qu'il est de l' « art dans la rue » qui n'en est pas moins
ostensiblement artistique, voire subventionné par l'institution artistique et
légitimé en tant que tel
Et pas
davantage le « monde de l'art légitime » qui s'étend, comme l'indique
Becker, bien au delà de ce qu'il légitime en tant qu'art. Ou « le monde de
l'art » au sens de George Dickie (« Définir l'art », op. cit.),
l' « espace institutionnel de l'art », ce qui serait retomber
dans une version quelque peu édulcorée de la théorie institutionnelle de l'art
défendue par celui-ci, conception critiquée, pour commencer par Arthur Danto
lui-même (La Transfiguration du banal, Une philosophie de l'art, 1981,
tr. fr. Paris, Seuil, 1989). Danto dont les conceptions n'en cherchent toujours
pas moins elles-mêmes à leur façon sans y parvenir à « encadrer », de
façon demeurant en fait toute moderniste l'art, quand bien même il ne s'agit
plus d'un art s'inscrivant dans le modernisme.
Ce
alors que Wright va même jusqu'à parler du « cadroir performatif » du
monde de l'art, lequel ne se bornerait pas à homologuer ou à légitimer, à
« identifier » l'art mais, tel Midas transformant tout ce qu'il
touche en or, transformant, « transfigurant » tout ce qu'il
« cadre » en art (voire en or), alors pourtant que l'opposition
décisive n'est pas tant l'opposition de type moderniste entre objet banal et
art que celle entre art non légitimé et art légitimé.
Cependant
que, dans « Quand l'art devient design, Perspectives politiques de la
nouvelle production symbolique » (L'Art même n° 30, 1er trimestre
2006)
=====à
contrepied de la critique que fait Hal Foster (Design & Crime, 2002,
tr. fr. Paris, Prairies ordinaires, 2008) du devenir-design de l'art réçent,
Wright
va jusqu'à parler là du caractère performatif non plus tant du monde de l'art
que de l'art en tant que tel, du moins de l'art contemporain, en faisant même
une différence ontologique entre l'art contemporain et le design :
« La différence fondamentale entre le design et l'art contemporain se
résume à ceci : le design n'est pas performatif. Nous le savons depuis que Marcel
Duchamp a introduit un objet de design manufacturé en série
=====[ne
relevant cependant que d''un « design ordinaire » et non d'un design
légitimé en tant que tel puisque, dans les faits, si tout objet industriel est
bien nécessairement « designé », il n'en est pas moins opéré, dans le
domaine du design comme dans celui de l'art, une distinction entre ce qui est
légitimé —on parle parfois, là aussi, de « design d'auteur », quand
bien même là encore l'auteur, là encore, ne constitue pas l'unique instance de
légitimation— et ce qui ne l'est pas —on pourrait parler de design vernaculaire—
quand bien même des architectes dûment légitimés, Le Corbusier en tête, ont pu
chercher modèle dans ledit design vernaculaire des avions, locomotives, silos à
grains, châteaux d'eau…]
dans
le cadre de l'art, transformant ainsi son statut ontologique : ce qui relève
de l'art se distingue d'autres activités et configurations symboliques —dont le
design— non pas par ses qualités sensibles mais par le cadre qui le définit
comme tel ». Propriété dont on peut douter du caractère ontologique
puisqu'il s'agit là d'une propriété contextuelle, pragmatique, renvoyant ici,
davantage qu'à la question ontologique, non tant même à la question de l'usage
qu'à la question posée par Nelson Goodman,« Quand [et où] y a-t-il
art ? » (op. cit.).
Et ce
qui, de toute façon, n'a rien à voir avec la question de la performativité, si
performativité il y a, de l'art, c'est-à-dire avec la question de savoir, dans
la perspective ouverte par John Langshaw Austin (Quand dire, c'est faire, 1962,
tr. fr. Paris, Seuil, 1970), si l'art, au
lieu,
=====à la façon de ce que Jacques Rancière (Le
Partage du sensible, Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000)
appelle le régime représentatif de l'art,
de se borner à représenter la réalité,
=====représentation mise en crise depuis un
siècle,
peut lui-même,
=====non pas tant, comme, selon Rancière, le
présumé régime esthétique de l'art, faire « voler en éclats la barrière
mimétique qui distinguait les manières de faire de l'art des autres manières de
faire », « affirmer l'absolue singularité de l'art et détruire en
même temps tout critère pragmatique de cette singularité », fonder
« en même temps l'autonomie de l'art et l'identité de ses formes avec
celles par lesquelles la vie se forme elle-même », dans la logique
ranciérienne de refus de la distinction entre modernisme et avant-gardisme
(quand bien même il importe bien aujourd'hui, sinon de les renvoyer dos à dos,
du moins de surmonter leur opposition) à la fois être autonome et se fondre
dans la vie, mais,
alors même qu'il n'est pas nécessairement
légitimé ou identifié comme tel, agir sur la réalité, être
« utilisé » pour agir sur la réalité (et pas pour en faire de
l'art !). Alors que la seule performativité prise en compte par Wright,
quel que soit son propre intérêt pour les pratiques non nécessairement
légitimées ou identifiées en tant qu'artistiques, n'est pas la performativité
de l'art mais celle de ce qui est susceptible de faire de quelque chose de
l'art, ce qui, présume-t-il, est le fait du monde de l'art. Du monde de l'art
mais également, énonce-t-il là encore également, selon une conception demeurant
alors centrée sur la créativité non tant du processus que de l'artiste
individuel, de la signature de l'artiste, ne faisant là que renforcer encore le
pouvoir accordé, selon Erwin Panofsky (op. cit.), depuis la Renaissance à
l'artiste. Et même Wright, ici, carrément de confondre les deux instances
habituellement envisagées à titre alternatif du moins pour ce qui est de la
légitimation des œuvres d'art légitimes : « Ce dispositif de cadrage
est le performatif de l'art, dont la caractéristique principale est ceci :
il est souscrit par le monde de l'art, qui investit l'artiste du pouvoir à
transformer, par la seule apposition de sa signature, un objet quel qu'il soit
en œuvre d'art ». Ce qui ferait de l'artiste en quelque sorte le délégué
du monde de l'art.
Tandis que le design, loin de ne point être
performatif, est lui-même bien présumé —quand bien même le design n'est pas
nécessairement « fonctionnel »— produire (ou servir à produire) un
objet utilitaire et donc avoir caractère performatif.
Cependant que Wright n'exclut malgré tout pas
que les pratiques situées en marge de ce qu'il appelle le dispositif
performatif de l'art puissent de temps à autre être reterritoralisées dans des
« espaces-temps propres à l'art » sous « forme de
documentation » (SW, « L'Avenir du readymade réciproque », op.
cit.). Wright a même été jusqu'à se faire lui-même en 2005 le commissaire d'une
exposition intitulée In absentia dans le centre d'art Passerelle de
Brest : «alors, dit-il, que « l’art a toujours eu à travers la modernité –à
cause de la déprise de toute tradition qui la définit– un rapport particulier
avec l’absence [quand bien même, observe Wright, l'absence y a une dimension
métaphysique], s’efforçant tantôt de donner à percevoir une présence absente,
tantôt –et plus mélancoliquement– de nous faire sentir la présence même de
cette absence »
=====(thèse qui rejoint celle de Thiery de
Duve, « Performance ici et maintenant : l'art minimal,un plaidoyer
pour un nouveau théâtre », 1980,Essais datés I, 1974-1986, Paris,
La Différence, 1987, parlant pour sa part de présence-absence),
« aujourd’hui, c’est l’art lui-même qui
semble se porter absent. L’art n’est plus immédiatement visible, mais
=====([tel le dieu caché de Lucien Goldman (Le
Dieu caché, Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et
dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1959)]
caché ». Et Wright d'en conclure un peu
rapidement : « Là, souvent, où l’on s’attend à trouver une œuvre
d’art, on trouve de la documentation artistique ».
Distinction toute avant-gardiste
art/document ! Mais surtout on peut penser préférable que la documentation
elle-même reste cachée afin de ne pas « trahir » ce qu'elle entend
documenter mais que, ce faisant, elle n'en risque pas moins, sinon de
transformer en art ce qui a déjà caractère artistique, même non légitimé en
tant que tel, mais, précisément, de le légitimer, de révéler son identité
d'art.
Et ce même si je n'ai, ici encore, nullement
l'intention de jouer les Tino Sehgal, enlisé pour sa part dans la métaphysique
de la présence.
Mais encore la documentation peut-elle non tant faire que, comme
disent Bruno Latour (« Factures/fractures, De la notion de
réseau à celle d'attachement », 1998, Annick BUREAU & Nathalie MAGNAN
ed. Connexions, Art, réseaux, médias, Paris, École nationale supérieure
des Beaux Arts, 2002) et Antoine Hennion (« Public de l'œuvre,
œuvre du public? », L'Inouï n° 1, Paris, IRCAM, mai 2005),
« faire faire », faire agir, ce qui est encore mieux. Ainsi les Insertions
dans les circuits idéologiques —qui constituaient également des
infiltrations dans les circuits économiques— de Cildo Meireles. Lequel
(« Insertions into Ideological Circuits », 1970-75, tr. a. Londres,
Phaidon, 1999) revendiquait là une stratégie —une intention—
« inverse » de celle des ready-mades : non pas tant produits
manufacturés insérés avec éclat, bien que parcimonieusement, dans le
« champ artistique » qu' « objets artistiques »
(eux-mêmes au départ objets tout ce qu'il y a de plus ordinaires dûment lestés
de messages à contenus revendicatifs et se trouvant par là transformés,
davantage encore qu'en objets artistiques, en autant de
« médiations », pas seulement artistiques) introduits subrepticement
et répandus autant que faire se peut dans le « champ économique et
social », dans le circuit marchand métamorphosé (sinon
« transfiguré ») non tant en circuit d'art qu'en circuit
d'information, et y circulant d'autant plus rapidement que, comme dans le cas
du Projet billets de banque, les « gens ordinaires » sont
habituellement dans la nécessité de dépenser immédiatement leur argent sans
pouvoir le thésauriser ni, bien entendu, le détruire
=====[là où Pierre Huyghe, dans Dévoler, se contente de
déposer, là également subrepticement, dans les rayons ad hoc de grands magasins
des objets lui appartenant encore en état de marche mais dont il n'a pour sa
part plus l'usage (ainsi qu'il est requis de le faire pour les piles
électriques hors d'usage), substituant par là-même une logique du don (et du
recyclage) à celle de l'échange marchand, l'activité artistique, ici, ne
suspendant pas l'usage comme dans le cas de ready-made mais rendant à l'objet,
sinon son usage en tant que tel, du moins la possibilité (ou, en tout cas, une
possibilité accrue) de retrouver un usage (en même temps que, ici, ce n'est pas
l'objet qui se trouve « transfiguré » en œuvre d'art mais l'action
elle-même —le processus— qui, comme dans le cas des Insertions dans les
circuits idéologiques de Meireles, prend caractère artistique, bien que non
« donnée » ou « formulée » comme artistique, ce qui était
peut-être en fait déjà le cas de Fountain].
« Insertions » qui, selon Meireles, ne devaient fonctionner
que comme des exemplifications au sens de Nelson Goodman (Langages de l'art,
Une approche de la théorie des symboles, 1968, tr. fr. Nîmes, Chambon,
1990) d'un paradigme. Soit que les gens recopient eux-mêmes sur d'autres
billets les messages rajoutés sur les billets (du type « Qui a tué
Herzog? », Herzog étant le nom d'un journaliste qui, accusé d'entretenir
des relations avec le parti communiste, fut torturé à mort dans une prison de
São Paulo mais dont la mort fut maquillée en suicide par les autorités), soit
qu'ils se livrent à d'autres actions du même type, alors pourtant qu'ils n'ont
nécessairement pour leur part, pas plus que ceux susceptibles de leur succéder
dans la « chaîne », ni intention d'art ni conscience de l'identité
d'art des objets ainsi mis en circulation. Exemplification faisant que, dans ce
cas, les objets en question ont pu être malgré tout exposés dans des espaces
institutionnels de l'art sans se trahir à titre de documentation documentant
non pas ce qui « a été » que ce qui pourra être de nouveau, à titre
programmatique. Ce que l'on opposera aux 0bjets de grève de Jean-Luc
Moulène, simples réappropriations après coup (simple
« récupération ») dans le « champ artistique » de pratiques
de lutte dans le « champ économique », lesquelles n'avaient en
elles-mêmes aucune prétention artistique (à la différence de ce que j'ai pu
appeler l' « art sans art » qui, lui, n'implique nul transfert
d'un « champ économique et social » dans un quelconque « champ
de l'art » mais s'en prend à leur prétendue autonomie).