JCM 07.10
Le danger, reconnaissait Stephen
Wright dans « Le Dés-œuvrement de l'art » (Mouvements n° 17, Les
Valeurs de l'art, Entre marché et institutions, Paris, La Découverte, 2001,
numéro coordonné par Dominique Sagot-Duvauroux et Stephen Wright), c'est que la
documentation sur l'art, elle-même « cadrée » par le
« cadroir » que constitue le musée-galerie,
=====non tant transfigure en art (bien
que pouvant contribuer elle-même à le « cadrer ») ce qui a déjà
caractère artistique (dont, en tout cas, elle « dénonce » le
caractère artistique quand même celui-ci peut chercher à se cacher) que
se trouve elle-même transfigurée en
art et même en œuvre d'art.
Mais, estime Wright, art qui ne
procurerait qu'une faible jouissance esthétique
=====bien que photos et vidéos aient
leurs propres propriétés esthétiques et alors que l'art qu'ils documentent peut
fort bien, lui, s'efforcer d'échapper dans la mesure du possible à tout
caractère esthétique (où il y aurait non seulement devenir-art mais, à
l'encontre de la transfiguration telle que conceptualisée par Arthur Danto, La
Transfiguration du banal, Une philosophie de l'art, 1981, tr. fr. Paris,
Seuil, 1989, devenir-esthétique, esthétisation).
Soit, dit Wright un « nouveau
genre d'art »
=====[pas si « nouveau » que
cela cependant puisqu'existait déjà l'art conceptuel qui se voulait lui-même un
art esthétique, art que Wright ramène lui-même à un « genre d'art »,
le « genre conceptuel »,
==========encore que l'on puisse
penser que, là comme ailleurs
===============—le
« devenir-genre » du monochrome évoqué par Denys Riout (La
Peinture monochrome, Histoire et archéologie d'un genre, Nîmes, Chambon,
1996) comme celui du ready-made ou celui du mail art, voire celui de
l'exposition vide que l'exposition Vides (Centre Pompidou, 2009) a
contribué à élever et à banaliser tout à la fois à la dimension de genre—,
==========Le devenir-genre de l'art
conceptuel ait « banalisé » celui-ci, l'ait « dévitalisé »]
qu'il qualifie d' « art
déceptuel »,
=====là où, avant la révolution
scientifique, c'était la vue elle-même qui était tenue pour déceptive (deceptus
visus), déceptive sur un plan non tant esthétique que cognitif, génératrice
non tant de désillusion que d'illusion, comme l'est habituellement l'art
lui-même,
art, dit-il encore,
« désactivé »
=====encore que, ce qui se trouve
« désactivé », c'est plutôt l'art documenté, quand bien même, selon
Nelson Goodman (« L'Art en action », 1992, tr. fr. Cahiers du
musée national d'art moderne n° 41, Nelson Goodman et les langages de
l'art, Paris, Centre Georges Pompidou, automne 1992), tant la reproduction
photo ou vidéographique que l'exposition muséale constitueraient
==========non tant, comme pour Walter
Benjamin («L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique», première
version, 1935, tr. fr. Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000), des agents
de dé-auratisation (Goodman, en bon philosophe analytique, rejetant la notion
d'aura comme par trop mal définie), voire de désart, que, au contraire,
=====des
« instruments d'activation ». Activation, là également, de l'art
documenté ou exposé davantage que de la documentation transfigurée en art en tant
que telle (où il ne s'agirait plus tant de simple activation que, précisément,
de transfiguration en art, de devenir-art, quand bien même ce serait ici en art
esthétique ou, du moins, « faiblement esthétique »).
« Forme
“involontaire“ [sinon nécessairement d'art, du moins] d'art conceptuel »,
reconnaît Wright
=====mais,
là encore, l'art documenté ou la documentation photographique si tant est que
l'on puisse toujours effectivement distinguer entre les deux ?
=====L'art
conceptuel n'a lui-même jamais été si « purement » conceptuel que
cela. Loin que, comme le présumait Jack Burnham (« Alice's Head,
Réflexions sur l'art conceptuel », 1970, tr. fr. VH 101 n° 5,
printemps 1972), le medium idéal de l'art conceptuel fût la télépathie,
==========quoi
qu'il en ait été de la Telepathic Piece de Robert Barry qui n'en
consistait pas moins en un énoncé langagier disant : « Durant
l’exposition, j'essaierai de communiquer télépathiquement une œuvre d’art,
dont la nature est une série de pensées qui ne peuvent être transmises ni par
le langage, ni par l’image »,
===============énoncé
langagier pris au pied de la lettre en même temps qu'à contre-pied par Jonathan
Monk dans sa Translation Piece pour laquelle il a fait traduire par dix
agences de traducteurs assermentés l'une après l'autre en dix langues
différentes l'énoncé de Barry,
=====la
télépathie n'en recourt pas moins elle-même au langage et l'art conceptuel a eu
largement recours tant, dans le cas notamment de ce que Robert Pincus-Witten
(« Sol LeWitt : mot <—> objet », 1972, tr. fr. Claude
GINTZ, ed. Regards sur l'art américain des années soixante, Paris,
Territoires, 1979) a appelé, pour ce qui est de Sol LeWitt et de Mel Bochner,
le « conceptualisme épistémologique », au medium langagier
==========au
risque, comme chez Lawrence Weiner et dans les travaux postérieurs de Barry, de
par trop opacifier le langage (quand bien même il n'est certes jamais de medium
transparent)
=====que,
dans le cas de ce que John Roberts (« Photography, Iconophobia and the
Ruins of Conceptual Art », John ROBERTS, ed. The Impossible
Document : Conceptual Art in Britain 1966 – 1976, Londres, Camerawork,
1997) a appelé, par opposition au « conceptualisme analytique » de
Joseph Kosuth
==========—quel
que soit l'usage de la photographie elle-même par Kosuth dans la série des One
and Three ou par Barry pour « documenter » son Inert Gas
Series au moyen de photographies tout aussi vides que les expositions les
plus vides—
=====et
d'Art & Language, le « photo-conceptualisme » d'Ed Ruscha ou de
Douglas Huebler, (parallèlement au medium langagier) au medium photographique
(au nom, là encore, de l'idéologie de la transparence bien que le medium
photographique ne soit lui-même pas plus transparent qu'un autre.
=====Ce
alors que, de toute façon, assure Wright, l'art, désormais, plutôt que de
chercher à aller toujours plus loin dans le processus de dématérialisation que,
à l'époque, avait énoncé Lucy Lippard (cf. Lucy. LIPPARD & John CHANDLER, «The Dematerialization of
Art», Art International , Vol. XII
n°2, February 1968), ne rejetterait plus tant l'objet d'art que la notion même
d'œuvre —plus ou moins confondue avec celle de produit— au profit de celle de
processus. Processus temporel, requérant un certain laps de temps :
« l'art actuel ne se déploie pas lors du surgissement [ponctuel, voire ex
nihilo,] de l'œuvre, mais tout au long d'une conduite processuelle de
création ». Ce qui fait que la portion de temps occupée par le processus
prendrait désormais davantage d'importance que la portion d'espace occupée par
l'œuvre selon une conception de la temporalité proche de celle dégagée par Gilles
Deleuze notamment dans Cinéma I, L'Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983
(« si je considère des parties ou des lieux abstraitement, A et B, je ne
comprends pas le mouvement qui va de l'un à l'autre. Mais je suis en A, affamé,
et en B il y a de la nourriture. Quand j'ai atteint B et que j'ai mangé, ce qui
a changé, ce n'est pas seulement mon état, c'est l'état du tout qui comprenait
B, A, et tout ce qu'il y avait entre les deux »). Notion deleuzienne de
devenir. Wright : « Par cette attention soutenue au devenir
artistique du projet [notion n'en demeurant pas moins pour sa part toute
moderniste : cf. Jürgen HABERMAS, « La Modernité : un projet
inachevé », 1980, tr. fr. Critique n° 413, Vingt ans de pensée
allemande, Paris, Minuit, octobre 1981], aux dépens de son aboutissement,
l'art actuel s'inscrit davantage dans le temps [dans la durée et non pas
le temps spatialisé promu par Nicolas Bourriaud (« Interview », Zérodeux
online, 2009)] que dans l'espace [et le cadroir muséal], interrogeant la
notion du temps public plus que celle, souvent rabâchée dans le milieu
de l'art, d'espace public [espace public certes depuis longtemps en crise comme
Habermas en personne a été le premier à le reconnaître, mais où la notion de
temps public —référence sans doute aux ateliers de temps public proposés par
Vincent + Féria— demeure des plus imprécises]
« Mais,
poursuit Wright, comme la proposition initiale n'avait rien de la froideur [?]
propre au genre conceptuel, face aux témoignages vidéographiques, textuels,
photographiques qui documentent une expérience désormais inaccessible [au moyen
d'artefacts ne procurant eux-mêmes qu'une expérience relativement pauvre], on
éprouve une forte déception », ce qui n'en impliquerait pas moins,
comme pour Walter Benjamin (« Expérience et pauvreté », 1933, tr. fr.
Œuvres III, op. cit.), un déclin de l'expérience.
Pour
le moins l'expérience de l'art s'avérerait selon Wright à la fois
intransmissible, voire « incommunicable » (y compris par
l'intermédiaire de la documentation qui s'y rapporte)
=====(si
tant est que l'art ne cherche pas toujours à échapper à toute communication)
et
« imprévisible », s'avérerait expérience à la fois de
l'intransmissible et de l'imprévisible, expérience qui ne saurait s'incarner
davantage en œuvres qu'en traces documentaires, les œuvres n'étant jamais
elles-mêmes que les traces après coup des processus qui leur ont donné
naissance par opposition au pur présent de l'expérience, à l'expérience du pur
présent. Présentisme. Présent qui, cependant, loin d'être punctiforme, a son
épaisseur propre. Et avec toujours, malgré tout, un reliquat d'ontologie :
« c'est par le biais de l'imprévisible que l'art se révèle non pas objet
mais action ; l'imprévisible désigne le moment où par l'action on produit
[sinon des œuvres] de l'être ».
=====Où
Wright n'en parle donc toujours pas moins de moment et de produit. Moment,
sinon du « surgissement » de l'œuvre, de
l' « imprévisible », tout issu que soit celui-ci du processus.
Produit qui ne saurait se laisser ramener à quelque intention préliminaire ou à
quelque « prévisualisation » de la part d'un quelconque auteur ou à
quelque attente, à quelque « prévision » que ce soit de la part d'un
quelconque spectateur, et produit qui n'en serait pas moins distingué de
l'œuvre.
=====Mais
ce qui n'en tendrait pas moins à identifier l'être à l'événement (à l'avènement
sinon au surgissement), l'événementialité de l'être étant, selon Gianni Vattimo
(La Fin de la modernité, Nihilisme et herméneutique dans la culture
postmoderne, 1985, tr. fr. Paris, Seuil, 1987), ceci même qui distinguerait
l'être de l'essence, à l'encontre d'un Alain Badiou, (L'Être et l'événement,
Paris, Seuil, 1988) opposant l'événement à l'être, mais en conformité avec
la démarche de David Davies (Art as Performance, Oxford, Blackwell, 2007 &
« Précis de Art as Performance », tr. fr. Philosophiques Vol.
32 n° 1, 2005) qui entend édifier une « ontologie de l'événement
artistique » quand bien même, en contradiction sur ce point avec Wright,
il identifie celle-ci à une « ontologie événementielle » des œuvres
d'art elles-mêmes, celles-ci devant selon lui « être
identifiées, non aux produits des activités créatrices des artistes, mais avec
ces activités créatrices elles-mêmes, qui sont [seulement] complétées par ces
produits [tels, tout au plus, des produits dérivés] ».
=====Et
où l'action, le processus
==========[quand
bien même la notion d'action, à la différence de celle de processus —de procès
sans sujet—, demeure habituellement par trop attachée à un « agent »
ou, plus exactement, à un « acteur » ou « actant » humain
(encore que l'actuelle sociologie de l'acteur-réseau reconnaisse, à la suite
d'Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Recherche de méthode, Paris,
Larousse, 1966, la possibilité d'actants non humains), par trop dépendante de
l'intention de l'acteur, ce qui fait précisément que Davies, contrairement à
Wright, rejette la notion de processus comme d'ordre par trop causal au profit
de celle d'action ou de « performance » et, ce faisant, ne rejette
donc nullement la notion d'auteur]
=====ne
constituerait donc pas une fin en soi mais n'en demeurerait pas moins un simple
moyen
==========là
où, selon Giorgio Agamben (« Notes sur le geste », 1991, tr. fr. Moyens
sans fin, Notes sur la politique, Paris, Rivages, 1998), il conviendrait, du moins pour ce qui est des images sinon de
l'art en tant que tel
===============[retour
d'un « régime de l'art » à un « régime des images »,
passage de l'art à une culture de l'image
====================image
qui n'en est pas moins toujours, sinon une œuvre, un produit, voire un produit
industriel)
====================là
où Adorno condamnait l' « enculturation » de l'art (ce qui fait
que le « désart » adornien prendrait désormais la forme du
devenir-image),
===============iconic turn (Gottfried Bœhm, «Die Wiedersehen der Bilder», Gottfried BŒHM, ed. Was ist ein Bild ?, Munich,
Fink, 1994) ou pictorial turn (William
J. Thomas Mitchell,
« The Pictorial Turn », 1992, Picture Theory, Essays on Verbal and
Visual Representation, Chicago, University of Chicago Press, 1994)
succédant au linguistin turn (Richard RORTY, ed. The
Linguistic Turn, Recent Essays in Philosophical Method, Chicago,
University of Chicago Press, 1967) et préparant l'ethnographic turn (cf.
Hal FOSTER, «L'Artiste comme ethnographe, ou la “fin de l'Histoire”
signifie-t-elle le retour à l'anthropologie ?», 1996, tr. fr. J.P.
AMELINE, ed. Face à l'histoire 1933 1996, L'Artiste moderne devant
l'événement historique, Paris, Flammarion/Centre Georges Pompidou, 1996
& Kathrin Oester, « Le tournant ethnographique, La
Production de textes ethnographiques au regard du montage
cinématographique », tr. fr. Ethnologie française Vol. 32 n° 2,
2002), « tournant épistémologique » faisant passer de
l'histoire de l'art (déjà controversée par l'esthétique et la philosophie de
l'art, voire par la « théorie de l'art »), en passant par la
restauration de l'iconologie (cf. WILLIAM J. THOMAS
MITCHELL, Iconologie, Image, texte, idéologie, 1986, tr. fr. Paris,
Prairies ordinaires, 2009) aux visual studies auxquelles Stephen Wright,
dans « Quatre scénarios perceptifs : (pour un art
post-autonome) » (Espace Sculpture n° 70, 2004-2005),
====================texte
dans lequel Wright n'avait pas encore rompu avec la notion d'œuvre,
===============parlant
là d'un « véritable changement de paradigme », applaudissait un peu
rapidement dans la mesure où cela avait au moins à son sens le mérite (au
risque cependant alors de retomber dans une conception quelque peu
avant-gardiste) de contribuer à désautonomiser l'art en l'intégrant dans une
entité « à la fois plus inclusive et plus extensive » (plus
totalisante, au risque, aurait dit Adorno, de retomber, comme dans le cas de
l'art total, dans une forme de totalitarisme ou, plutôt que, comme a pu dire
Jean-Pierre Le Goff —La Démocratie post-totalitaire, Paris, La
Découverte, 2002—, de « démocratie post-totalitaire », de
« totalitarisme post-totalitaire » ou de « démocratie
totalitaire »)],
==========à
la fois
===============de
poursuivre l'entreprise qui avait été celle d'Aby Warburg (cf. notamment
« “La Naissance de Vénus“ et “Le Printemps“ de Sandro Botticelli, Étude
sur les représentations de l'antiquité au début de la renaissance
italienne », 1893, tr. fr. Essais florentins, Paris, Klincksieck,
1990) visant selon Giorgio Agamben («Aby Warburg et la science sans nom», 1984,
tr. fr. Image et mémoire, Écrits sur l'image, la danse et le cinéma, Paris,
Desclée de Brouwer, 2004) à la suite de Robert Klein («Saturne, Croyances et
symboles», 1964, La Forme et l'intelligible, Écrits sur la Renaissance et
l'art moderne, Paris, Gallimard, 1970), non de se borner à renouveler
l'histoire de l'art au moyen de la méthode constituée par l'iconographie,
laquelle n'était de toute façon à ses propres yeux pas en mesure de constituer
une discipline à part entière, « autonome », mais bien d' instaurer
une nouvelle discipline quand bien même celle-ci était restée sans nom, était
restée une « science sans nom », non pas tant quoi qu'il en soit
science de l'image, à quelque titre que ce soit, que, selon Georges
Didi-Huberman,
====================lui-même,
dans Devant l'image, Question posée aux fins d'une histoire de l'art (Paris,
Minuit, 1990), très critique par rapport à la notion d'iconologie, elle-même
non pas tant, dit-il, science de l'image que subordination du voir au savoir,
au logos (et, par extension, au lire), conception de l'image comme imitation
non plus tant du visible que de l'invisible
==============dans
L'Image survivante (Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby
Warburg, Paris, Minuit, 2002), sorte d'anthropologie historique du geste,
du geste par lequel l'image cherche à transcender son immobilité présumée,
===============et
de prolonger l'analyse qui est celle de Gilles Deleuze dans Cinéma I,
L'Image-mouvement (op. cit.) de l'image-mouvement en tant que coupe mobile,
elle-même en mouvement, du mouvement,
==========et
de substituer à la rigidité (toute cadavérique) de l'image (tout comme de
l'œuvre) la dynamis, sinon du processus en tant que tel, du moins du
geste, quoique celui-ci, à la différence du processus, puisse conserver de par
trop corporel et rester donc elle-même par trop attachée à un « actant » :
« de fait, toute image est animée d'une polarité antinomique : elle
est d'une part réification et annulation d'un geste (il s'agit alors de l'imago
comme masque de cire mortuaire ou comme symbole), dont elle conserve
d'autre part la dynamis intacte (ainsi dans les instantanés de Muybridge
ou dans n'importe quelle photographie sportive) […] Car toujours, en toute
image, est à l'œuvre une sorte de ligatio, un pouvoir paralysant
===============[immobilisation
à la fois de l'image et de son spectateur qui, dans la salle de cinéma
elle-même, loin de retrouver sa mobilité, est plus figé que jamais à la façon
du modèle photographié dans les premiers portraits photographiques, l'exemple
paradigmatique étant Région centrale de Michael Snow où l'extrême mobilité
de la caméra contraste avec le statisme imposé au spectateur]
==========qu'il
faut exorciser ; et c'est comme si de toute l'histoire de l'art s'élevait
un appel muet à rendre l'image [voire le spectateur] à la liberté [non tant de
l'expression que] du geste [quand bien même, comme le note Olivier Lugon («Des
cheminements de pensée, La Gestion de la circulation dans les expositions
didactiques», Art press spécial n°21, Oublier l'exposition, 2000),
les efforts pour « mobiliser » les spectateurs dans l'espace
d'exposition, loin de rendre leur liberté aux spectateurs, ont tendu à les
« encadrer » toujours davantage en leur assignant par avance des
parcours fléchés particulièrement contraignant]».
===============Geste
qui, affirme par ailleurs Giorgio Agamben (« Kommerell, ou du
geste », La Puissance de la pensée, Essais et conférences; 2005,
tr. fr. Paris, Rivages, 2006) à la suite de Max Kommerell (« le plus grand
critique allemand du XXe siècle après Benjamin », comme le
qualifie Agamben, malheureusement connu en France par la seule traduction de Le
Chemin poétique de Hölderlin, 1939, tr. fr. Paris, Aubier, 1989), s'avère
tout aussi bien le fait du langage : « Le geste n'est pas un élément
absolument non linguistique, mais quelque chose qui entretient avec le langage
le rapport le plus intime et surtout une force agissant dans la langue même,
plus ancienne et originelle que l'expression conceptuelle
====================[là
où c'est habituellement la métaphore, autrement dit l'image, qui est tenue pour
préconceptuelle] :
===============par
le terme de “geste linguistique“ (Sprachgebärde), Kommerell définit cette
strate du langage qui ne s'épuise pas dans la communication et la saisit, pour
ainsi dire, dans ses moments solitaires. “Le sens de ces gestes ne s'achève pas
dans la communication. Le geste, tout contraignant qu'il puisse être pour
l'autre, n'existe jamais uniquement pour lui ; c'est au contraire
seulement en tant qu'il existe aussi pour soi-même qu'il peut être si
contraignant pour l'autre. Même sans témoins un visage a une mimique […]“ (Max
Kommerell, Gedanken über Gedichten, Frankfurt am Main, Klostermann,
1956) ».
====================Non
seulement, comme le soutient Erving Goffman (La Mise en scène de la vie
quotidienne, 1. La Présentation de soi, 1959, tr. fr. Paris, Minuit, 1973),
nous jouons toujours un rôle dans la vie publique comme dans la vie privée mais
nous continuons à jouer un rôle dans l'intimité, dans la solitude même.
===============« En
un sens, Kommerell peut écrire que “le mot est le geste originel (Urgebärde)
dont dérivent tous les gestes particuliers“ […] S'il en est bien ainsi, si le
mot est le geste originel, alors ce qui est en question dans le geste n'est pas
tant un contenu prélinguistique que, pour ainsi dire, l'autre face du langage,
le mutisme inscrit dans l'être parlant même de l'homme, le fait pour lui de
demeurer sans mots, dans la langue ».
==========Ce
alors que, selon Agamben, reprenant là encore l'hypothèse de Max Kommerell (Jean
Paul, Frankfurt am Main, Klostermann, 1953), l'époque moderne serait une
époque qui aurait perdu jusqu'à ses gestes qui se seraient mués en vaine
gesticulation ainsi qu'il apparaît dans les films tournés, au début de
l'histoire du cinéma, par les frères Lumière. Sur quoi Agamben entend pour sa part
restaurer la notion de geste tout en entreprenant de la distinguer de celle
d'acte ou d'action.
===============Distinction
malheureusement non prise en compte par Guillaume Désanges dans sa
« conférence-performance » (là encore genre en voie de constitution),
avec le concours paradoxal, étant donné son sujet, de l'acteur de théâtre
Frédéric Cherbœuf, Une histoire de la performance en 20 minutes (cf.
Guillaume DÉSANGES, « Une histoire de la performance en 20 minutes »,
2004, Trouble n° 5, printemps-été 2005),
====================performance
tenant un peu de celle de la visite du Louvre au pas de course par les trois
héros du film de Jean-Luc Godard, Bande à part, performance supposée re-enacter
celle d'un américain du nom de Jimmie Johnson et re-enactée à son
tour notamment par les trois héros du film de Bernardo Bertolucci, The
Dreamers et, dans le Museo Nacional de Arte de Mexico, par les trois
ados de A Brief History of Jimmie Johnson's Legacy de Mario Garcia
Torres
====================(perfomance
elle-même re-enactée —et augmentée— depuis par les artistes belges Juan
d'Oultremont et Alain Geronnez qui en ont proposé une « version
belge », une « version bègue »),
===============quand
bien même celle-ci procédait de la volonté de « montrer comment l'histoire
—de l'art— a —à un moment donné —et pour certains— engendré des gestes [non
distingués des actes] et non plus des objets. (Et surtout : non plus des
discours) ». « … Peut-être là justement se tiendrait la plus grande
subversion. Le comble de l'art comme : ne plus avoir d'objet. Car
n'importe quoi, n'importe quel objet… plutôt que pas d'objet.
===============« La
grande subversion c'est ; pas de traces. C'est : vous arrivez trop
tard. Même pas mis en scène. Le geste précaire. Instantané. C'est : plus
rien à montrer. Déjà fini […]
===============« Ainsi
observée donc, de façon purement formelle [?], l'histoire de la performance —ou
du body art— n'est pas, alors, une histoire de représentation du corps
mais exclusivement une histoire de gestes ».
===============Gestes
cependant réduits à une succession (en même temps qu'à une typologie)
d' « actes » (apparaître – recevoir – retenir – fuir – viser –
chuter – crier – mordre – se vider – disparaître),
====================un
peu à la façon de la liste de verbes d'action, beaucoup plus
« étendue », de Richard Serra, proposés comme autant d'actes
sculpturaux « étendant » (au sens de Rosalind Krauss,
« Sculpture in the Expanded Field », 1979, tr. fr. « La
Sculpture dans le champ élargi », L'Originalité de l'avant-garde et
autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993) les techniques
traditionnelles utilisées en sculpture qu'étaient la taille et le modelage
auxquelles était déjà venu s'ajouter, un demi siècle auparavant, la soudure,
===============« gestes »
« illustrés », telle la projection de diapos accompagnant
habituellement les conférences, par Cherbœuf prenant la pose de façon à re-enacter
lui-même, au moins allusivement, les performances évoquées verbalement par
Désanges de façon non pas à « joindre mais [à] répliquer le geste à
la parole » en prenant pour point de départ, comme c'est fréquemment le
fait du re-enactment, dans les documents photographiques ou filmiques
d'époque que n'en ont pas moins laissés lesdites performances mais qui les en
ont pas moins également, ce faisant, figées, au risque de leur faire perdre
toute gestualité. Gestes, reconnaît Désanges, « déjà morts », ce qui
n'engage cependant nullement à « perpétuer » l'utopie qui était
originellement celle de la performance mais au contraire à en dénoncer le
caractère utopique.
===============Tandis
que la distinction entre acte et geste avait déjà fait matière à réflexion, du
moins pour ce qui est de la peinture, en des directions quelque peu différentes
dans deux textes illustres :
===============-
Jacques Lacan, Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, 1973 : « N'oublions pas
que la touche du peintre est quelque chose où se termine un mouvement […] Ce
moment terminal est ce qui nous permet de distinguer, d'un acte, un geste.
C'est par le geste que vient sur la toile s'appliquer la touche […] Qu'est-ce
que c'est un geste ? Un geste de menace, par exemple ? Ce n'est pas
un coup qui s'interrompt. C'est bel et bien quelque chose qui est fait pour
s'arrêter et se suspendre […] Cette temporalité très particulière, que j'ai
définie par le terme d'arrêt, et qui crée derrière elle sa signification, c'est
elle qui fait la distinction du geste et de l'acte […] C'est par cette
dimension que nous sommes dans la création scopique — le geste en tant que
mouvement donné à voir […] Ce temps du regard, terminal, qui achève un geste,
je le mets étroitement en rapport avec ce que je dis ensuite du mauvais œil. Le
regard en soi, non seulement termine le mouvement, mais le fige » quand
bien même, selon Lacan, le geste est d'emblée programmé pour s'arrêter ou pour
être arrêté ou, du moins, suspendu, le geste est fait pour le regard.
====================Ce
qui, selon Lacan, est aussi le fait de l'opéra de Pékin (et on pourrait
également citer les films d'arts martiaux) : « on s'y bat comme on
s'est battu de tout temps, bien plus avec des gestes qu'avec des coups. Bien
sûr, le spectacle lui-même s'accommode d'une absolue dominance des gestes. Dans
ces ballets, on ne se cogne jamais, on glisse dans des espaces différents où se
répandent des suites de gestes, qui ont pourtant dans le combat traditionnel
leur valeur d'armes, en ce sens qu'à la limite ils peuvent se suffire comme
instrument d'intimidation » et arrêter à leur tour l'adversaire.
====================Et
ce que l'on peut encore mettre en rapport avec le photodynamisme des frères
Anton Giulio et Arturo Bragaglia, lesquels, à l'encontre de la
chronophotographie d'Étienne-Jules Marey, pour photographier cet imphotographiable
qu'était selon eux le mouvement, se croyaient obligés, dans le but
d'échapper au temps mécanique abhorré par Bergson et de restituer la dynamique
gestuelle, plutôt que de décomposer le mouvement photographié en
« photogrammes », de le décomposer au moment même de la prise de vues
en demandant à leurs modèles de décomposer eux-mêmes leur mouvement en les
faisant bouger selon une succession de micro-mouvements saccadés (telles les
saccades visuelles elles-mêmes) s'apparentant à autant d'embryons de gestes au
sens lacanien
===============-
et Roland Barthes, « Cy Twombly ou “Non multa sed multum“ », 1979, Œuvres
complètes tome III, 1974 – 1980, Paris, Seuil, 1995
====================[texte
qu'avait précédé un passage de L'Empire des signes (Genève, Skira, 1970)
consacré au théâtre de marionnettes japonais Bunraku dans lequel les
marionnettes sont manipulées à vue, chaque marionnette requérant le concours de
trois montreurs selon une division des tâches immuable cependant que, sur le
côté, prennent place récitant et joueur de shamisen (sorte de luth) :
« Le Bunraku pratique donc trois écritures séparées, qu'il donne à
lire simultanément en trois lieux du spectacle : la marionnette, le
manipulateur, le vociférant : le geste effectué, le geste effectif, le
geste vocal ». Cependant, à la différence du théâtre occidental,
« sans être éliminée […] la voix est donc mise de côté (scéniquement, les
récitants occupent une estrade latérale). Le Bunraku lui donne un
contrepoids, ou, mieux, une contremarche : celle du gr-este. Le geste est
double : geste «émotif au niveau de la marionnette […], acte transitif au
niveau des manipulateurs. Dans notre art théâtral, l'acteur feint d'agir, mais
ses actes ne sont jamais que des gestes : sur la scène, rien que du
théâtre, et cependant du théâtre honteux [comme, pourrait-on dire, de façon
générale, notre art est un art honteux]. Le Bunraku, lui, (c'est sa
définition), sépare l'acte du geste : il montre le geste, il laisse
voir l'acte, il expose à la fois l'art et le travail, réserve à chacun d'eux
son écriture », ce que Barthes place sous le signe de la distanciation
brechtienne. « Le Bunraku fait comprendre comment elle peut
fonctionner : par le discontinu des codes, par cette césure imposée aux
différents traits de la représentation, en sorte que la copie élaborée sur la
scène soit, non point détruite, mais comme brisée, striée, soustraite à la
contagion métonymique de la voix et du geste, de l'âme et du corps, qui englue
notre comédien »]
===============« Twombly
dit à sa manière que l'essence [non ici du langage en tant que tel mais] de
l'écriture, ce n'est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le
geste qui la produit » ou, plus exactement, « qui la produit en la
laissant traîner » après coup, après usage, « brouillis » devenu
quasi-illisible, trace et effacement de la trace
====================tout
comme Walter Benjamin, dans ses premiers écrits (« Sur le langage en
général et sur le langage humain », 1916, tr. fr. Œuvres I, Paris,
Gallimard, 2000), recherchait lui-même l'essence du langage humain, langage
constituant selon lui l'essence de l'homme —tant langage verbal que langage
plastique, langage architectural, langage musical… sans qu'il y ait là simple
métaphore— en dehors de sa fonction habituelle de communication, en dehors de
toute fonction instrumentale ou pragmatique, dans sa « fonction
symbolique » —quand bien même le symbole, selon Agamben, annulerait
lui-même le geste—, non pas « communication du communicable » mais « symbole
du non-communicable », telle, pour Kant, la représentation (ou
présentation) symbolique de l'irreprésentable, communication, avant toute
communication intentionnelle, de l'incommunicable, communication du langage
lui-même, communication du langage et « dans le langage [expression
reprise à son compte par Giorgio Agamben dans « Kommerell, ou du
geste », op. cit.] et non par lui » :
===============« Qu'est-ce
que l'essence d'un pantalon (s'il en a une) ? Certainement pas cet objet
apprêté et rectiligne que l'on trouve sur les cintres des grands
magasins ; plutôt cette boule d'étoffe chue par terre, négligemment, de la
main d'un adolescent, quand il se déshabille, exténué, paresseux, indifférent
[comme dans certaines photographies de Wolfgang Tillmans]. L'essence d'un objet
a quelque rapport avec son déchet : non pas forcément ce qui reste après
qu'on en a usé, mais ce qui [suspend l'usage, ce qui] est jeté [là
encore question de geste, mais non pas tant geste suspendu que geste suspensif]
hors de l'usage [ce qui tendrait à faire du ready-made l'essence-même de son
objet-support, non pas tant hors d'usage (il peut n'avoir jamais servi) que
retiré —sinon jeté ou rejeté— de l'usage]
===============« […]De
l'écriture TW garde le geste, non le produit [quand bien même on peut penser
qu'il le garde encore trop]. Même s'il est possible de consommer esthétiquement
le résultat de son travail (ce qu'on appelle l'œuvre, la toile), même si les
productions de TW rejoignent (elles ne peuvent y échapper) une Histoire et une
Théorie de l'Art, ce qui est montré, c'est un geste. Qu'est-ce qu'un
geste ? Quelque chose comme le supplément d'un acte. L'acte est transitif
[et intentionnel], il veut seulement susciter un objet, un résultat ; le
geste, c'est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions,
des paresses qui entourent l'acte d'une atmosphère (au sens astronomique
du terme)
===============[comme
si l'aura benjaminienne se trouvait transférée de l'œuvre à l'acte
====================un
peu comme l'acte photographique a lui-même pu se trouver comme auratisé (et
mythifié) en amont (et aux dépens) de la photographie elle-même dans le moment
décisif cartier-bressonien,
===============avec
toutes les conséquences qu'a pu en tirer un Allan Kaprow (« L'Héritage de
Jackson Pollock », 1958, L'Art et la vie confondus, 1993, tr. fr.
Paris, Centre Georges Pompidou, 1996) observant, sinon les écritures de
Twombly, les drippings de Pollock à travers les yeux, sinon de Barthes
ou de Dewey
====================en
dehors peut-être du fameux passage où il s'écrie : « Pollock, comme
je le vois, nous a laissés au point où nous devons nous préoccuper, et même
être éblouis par l'espace et les objets de notre vie quotidienne, que ce soient
nos corps, nos vêtements, les pièces où l'on vit »,
===============d'Harold
Rosenberg (« Les Peintres d'action américains », 1952, La
Tradition du nouveau, 1959, tr. fr. Paris, Minuit, 1962) :
valorisation, dans le happening comme, à sa suite, dans la performance, jusqu'à
Tino Sehgal y compris, de la présence ici et maintenant pour ce qui est non
plus tant de l'œuvre en tant que telle par opposition à sa reproduction
photographique, que de l'acte lui-même par opposition là encore à sa
documentation photographique ou vidéographique ainsi qu'à la photo- et à la
vidéo-performances
====================quand
bien même Rosenberg et Kaprow ont pu être à leur tour mésinterprétés par les
tenants, dans les années 80, de la photobiographie (cf. Cahiers de la
photographie n° 8 L'Acte photographique, 1983 & n° 13, La
Photobiographie, 1984) ramenant l'acte photographique au vécu de son
« auteur », lequel s'en trouvait une fois de plus restauré, ce qui,
dans une certaine mesure, était déjà le fait de la performance elle-même du
fait de son attachement à la coprésence de l'artiste-performer et du
public].
===============Distinguons
donc le message, qui veut produire une information, le signe, qui
veut produire une intellection, et le geste, qui produit tout le reste
(le “supplément“), sans forcément vouloir produire quelque chose. L'artiste
(gardons encore ce mot quelque peu kitsch) est par statut un opérateur [tant au
sens d'agent qu'au sens chirurgical de Georges Bataille dans Manet (Genève,
Skira, 1955) ou de Gilles Deleuze à propos de Carmelo Bene (« Un manifeste
de moins », Carmelo BENE & Gilles DELEUZE, Superpositions, Paris,
Minuit, 1979)] de gestes : il veut produire un effet, et en même temps ne
le veut pas ; les effets qu'il produit, il ne les a pas obligatoirement
voulus ; ce sont des effets retournés, renversés, échappés, qui reviennent
sur lui et provoquent dès lors des modifications, des déviations, des
allègements de la trace. Ainsi, dans le geste s'abolit la distinction entre la
cause [ou l'intention] et l'effet […] Le geste de l'artiste —ou l'artiste comme
geste [ce qui n'en réintroduit pas moins l'artiste et sa subjectivité] ne casse
pas la chaîne causative [ou intentionnelle] des actes […] mais il la
brouille ».
==========Geste
comme suspension de l'acte (comme acte fait pour être suspendu) ou comme
supplément de l'acte ? Agamben, pour sa part, plutôt que de partir de
Lacan ou de Barthes, préfère remonter à Varron (De la langue latine, livre
VI, tr. fr. Paris, Firmin-Didot, 1875) qui, tout en inscrivant le geste dans la
sphère de l'action, le distinguait non seulement de l'agir (agere) en
tant que tel mais également du faire (facere): « la
ressemblance entre agere, facere et gerere a fait croire communément que ces
trois mots étaient synonymes. Cependant facere n'implique pas agere. Ainsi un
poète facit fabulam (compose une pièce), non agit (il ne la joue pas) et
réciproquement un acteur agit (joue une pièce), et ne l'a pas faite (facit)
===============[et,
en ce sens, le regardeur « agirait » (« activerait » au
sens de Goodman) « interpréterait » le tableau à la façon d'un
« acteur », davantage qu'il ne « ferait » le tableau,
tandis que ce qui caractériserait l'artiste-performer, ce serait d'à la
fois faire et agir].
==========Gerere,
à son tour, n'implique ni facere ni agere, et se dit d'un général d'armée [imperator],
qui porte (gerit) comme un fardeau le commandement qui lui a été confié »,
qui, explicite Agamben, accomplit quelque chose (res gerit), la prend
sur soi, en assume l'entière responsabilité. Ce qui, dit-il, « ouvre la
sphère de l'èthos […] Mais comment une action est-elle assumée
[…] ? Comment une res devient-elle res gesta ; et un
simple fait, un événement ? »
==========Encore
que la distinction entre agir (praxis) et faire ou produire (poiesis) provienne
déjà elle-même, comme le relève Agamben lui-même, de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote
(tr. fr. Paris, Vrin, 1983) : « Tandis que le faire a une fin autre
que lui-même, il n'en saurait être de même pour l'agir : car bien agir est
en soi-même sa propre fin ».
===============Selon
Pierre Aubenque (« Arisote », Encyclopædia universalis),
« Aristote distingue entre la praxis, qui est action immanente
n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l'agent, et la poiésis,
c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à
l'agent » (distinction que viendrait remettre en cause l'art corporel).
===============« Ainsi,
dès le début de l'Éthique à Nicomaque, utilise-t-il l'exemple des
techniques (médecine, construction navale, stratégie, économie) pour faire
comprendre que chaque activité tend vers un bien, qui est sa fin. Mais, comme
ces biens sont aussi divers que les activités correspondantes —la santé pour la
médecine, le vaisseau pour la construction, la victoire pour la stratégie, la
richesse pour l'économie— il faut admettre une hiérarchie des techniques,
chacune étant subordonnée à une technique plus haute, dont elle sert la
fin : ainsi la sellerie est-elle subordonnée à l'art hippique, qui est
subordonné à la stratégie, laquelle est subordonnée à la politique. La question
est alors de savoir quelle est la fin dernière de l'homme, c'est-à-dire une fin
par rapport à laquelle les autres fins ne seraient que des moyens et qui ne
serait pas elle-même moyen pour une autre fin », Aristote ne retenant pas
la possibilité d'un conflit entre différentes fins. Or, ce bien suprême qui est
l'unité présupposée des fins humaines, tous les hommes s'accordent à l'appeler
bonheur, quelle que soit la divergence des opinions qu'ils professent
sur lui.
==========Alors
que l'introduction d'un troisième terme, le geste, est bien, précise Agamben,
le fait de Varron : « si le faire est un moyen en vue d'une fin et
l'agir une fin sans moyens, le geste rompt la fausse alternative entre fins et
moyens qui paralyse la morale, et présente des moyens qui se soustraient comme
tels au règne des moyens sans pour autant devenir des fins », ce qui
serait le fait du processus lui-même, s'apparentant en fin de compte davantage
au geste qu'à l'agir ou au faire.
==========Par
opposition tant aux moyens subordonnés dans le faire à une fin qu'à l'agir qui
a en lui-même sa propre fin, le geste consisterait à assumer, « à exhiber
une médialité, à rendre visible un moyen comme tel ». Ce qui, selon
Agamben, serait le fait de la danse —à condition précisément de cesser de
l'appréhender esthétiquement comme ayant sa fin en elle-même—, laquelle
assumerait et exhiberait le caractère médial des mouvements corporels sans pour
autant les rapporter à une fin, comme cela serait également le fait du mime
dans lequel « les gestes subordonnés aux buts les plus familiers sont
exhibés comme tels et maintenus par là en suspens ». Tout comme, ajoute
Agamben, « si l'on considère la parole comme le moyen de la communication,
montrer une parole ne revient [ni à l'esthétiser ni davantage] à disposer d'un
plan plus élevé (un métalangage, lui-même incommunicable à l'intérieur du
premier niveau) à partir duquel faire de celle-ci un objet de communication
===============[distinction
pouvant faire penser à celle à laquelle procédait Ludwig Wittgenstein dans le Tractatus
logico-philosophicus (1918, tr. fr. Paris, Gallimard, 1961) entre dire et
montrer (la forme logique de la réalité) : « ce qui peut être
montré ne peut pas être dit », mais qui le conduisait lui-même à
exclure toute idée d'un métalangage],
==========mais
à l'exposer, hors de toute transcendance, dans sa propre
médialité » : « le geste est en ce sens communication [non pas
d'une incommunicabilité mais] d'une communicabilité ».
==========Et
ce qui, selon le compositeur François Nicolas (« À quoi bon ? (faire,
agir, assumer) » (Lettre horlieu (x) n° 14-15, 1999), serait encore
le fait de la musique : « Le compositeur fait l'œuvre là où
l'instrumentiste l'agit. Le compositeur, qui fait, n'est qu'un moyen en vue de
cette fin qu'est l'œuvre. L'instrumentiste, lui, agit et son action est à
elle-même sa propre fin (en tant que mise en action musicale de l'œuvre). Que
la musique soit à elle-même sa propre fin, par-delà toutes les tentatives de
l'astreindre à quelques fonctions (sociales, culturelles, économiques, communicatives...),
va, je l'espère, de soi ». Tandis que, pour ce qui est du troisième terme
(le gerere), ce serait l'auditeur qui assumerait la musique « par
son attention
===============[ce
qui exclurait donc une fois de plus l'écoute inattentive, la perception
distraite benjaminienne, alors pourtant que, selon James H. Johnson (Listening
in Paris, A Cultural History, Berkeley / Los Angeles, University of
California, 1995) et William Weber (« Did People Listen in the 18 th
Century ? », Early Music n° 25, Listening Practice, 1997),
c'était, encore au dix-huitième siècle, la forme la plus répandue d'écoute, et
que l'on peut penser, musique d'ameublement, muzak et ambient music aidant,
que c'est de nouveau l'écoute la plus pratiquée (cf. Jean-Claude MOINEAU, « La
Musique s’écoute-t-elle encore ? », Musiques d’aujourd’hui, Actualité
en 26 propos, Conseil général de la Creuse, 1993)]
==========et
son écoute, par le corps qu'il lui prête, le temps de l'audition, si bien que
notre triplicité du facere, de l'agere et du gerere se
distribuerait alors sur ces trois figures canoniques de la pratique musicale
que sont celles du compositeur faisant l'oeuvre, de l'instrumentiste agissant
l'œuvre et de l'auditeur supportant [ou assumant] l'œuvre (soit :
l'auditeur est un geste de l'œuvre). (il faudrait peut-être préciser que
l'oeuvre est alors tel un geste de musique) ». Ce qui fait que le
regardeur lui-même, en définitive, ne ferait ni n'activerait le tableau mais le
« supporterait » ou l' « assumerait », mais ce qui
n'en tendrait pas moins à maintenir en place une distribution des
« rôles » que Nicolas lui-même qualifie de « canonique » là
où lesdits rôles peuvent bien entendu s'échanger (ou bien conviendrait-il de
distinguer entrer une réception agissante, voire une réception productrice, et
une réception assumante ?). Selon Michel Foucault (« Qu'est-ce qu'un
auteur ? », 1969, Dits et écrits 1954 – 1988, tome I, 1954-1969,
Paris, Gallimard, 1994), historiquement, les « textes », les
« discours » n'ont réellement commencé à avoir des auteurs autres que
des personnages mythiques, n'ont commencé à être porteurs d'une fonction-auteur
qu'à partir du moment où l'auteur a été tenu d'assumer juridiquement ce dont il
était l'auteur en même temps que l'auteur n'était pas tant l'auteur d'un produit
que celui d'un acte, quand bien même Foucault ne marque pour sa part pas la
distinction entre acte et geste : « le discours, dans notre culture
(et dans bien d'autres sans doute), n'était pas, à l'origine, un produit, une
chose, un bien ; c'était essentiellement un acte — un acte qui était placé
dans le champ bipolaire du sacré et du profane, du licite et de l'illicite, du
religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste chargé de
risques avant d'être un bien pris dans un circuit de propriétés », y
compris propriété intellectuelle.
==========Ce
n'est en fait pas tant le compositeur, l'interprète ou l'auditeur —pas plus que
le peintre, le modèle ou le regardeur, le chorégraphe, le danseur ou le
spectateur— (quand bien même Giorgio Agamben a lui-même écrit un texte intitulé
« L'Auteur comme geste », Profanations, 2005, tr.
fr. Paris, Rivages, 2005), c'est avant tout la musique en tant que
telle qui, comme l'image ou le tableau et, bien entendu, la danse, est geste.
==========Ce
que Giorgio Agamben (« Le Geste et la danse », tr. fr. Revue
d'esthétique n° 22, & la danse, Paris, Place, 1992) a mis en
rapport avec trois textes de Walter Benjamin relevant de la première période de
sa pensée, avant son ralliement au marxisme :
===============-
Dans « « Critique de la violence » (1921, tr. fr. Œuvres
I, op. cit.) Walter Benjamin, cherchant à appréhender la violence en
termes de droit et de justice, caractérise la sphère du droit comme celle où
prévaut le rapport entre fins et moyens, la violence se trouvant elle-même du
côté des moyens et la question habituellement posée étant celle de savoir si la
violence est un moyen pour des fins justes ou injustes. Pour le droit naturel
ou jusnaturalisme la fin justifie les moyens. Le recours à des moyens violents
pour des fins justes ne fait pas problème ; la violence est une donnée
naturelle, seul moyen adapté aux fins vitales de la nature, dont l'usage, sauf
détournement abusif en vue de fins injustes, est parfaitement justifié, quand
bien même, selon la théorie de l'État liée au droit naturel, les individus se
sont dessaisis de toute violence au profit de l'État.
====================Cependant,
au droit naturel s'oppose le droit positif ou positivisme juridique, constitué
de l'ensemble des règles juridiques en vigueur dans un État à un moment donné,
qui définit au contraire la violence comme produit d'un devenir historique et
distingue entre violence légitime
=========================dont
Max Weber (« Le Métier et la vocation d'homme politique », tr. fr.
Le Savant et le politique, 1919, Paris, Plon, 1959) (même si Max Weber, Sociologie
du droit, 1967, tr. fr. Paris, PUF, 1986, rejetait pour sa part la
conception par trop unilatérale accordant au seul droit positif le mérite
d'avoir contribué à la rationalisation du droit) a soutenu que l'État moderne
avait le monopole sur son territoire (l'État moderne, selon lui, ne se laissant
définir sociologiquement par le contenu de ce qu'il fait mais seulement
« par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu'à tout autre
groupement politique, à savoir la violence physique »)
====================et
violence illégitime
=========================quand
bien même, selon Herbert Marcuse (« Le Problème de la violence dans
l'opposition », 1967, La Fin de l'utopie, 1968, tr. fr. Neuchâtel,
Delachaux & Niestlé, 1968), le droit positif n'a pas en fait comme fin le
bien de tous, et la violence légitimée par le droit positif est seulement la
violence légale, alors que seule est authentiquement légitime, en tant que
fondée sur la « légitimité » non plus du droit positif mais du droit
naturel, la violence de la résistance, bien qu'illégale.
====================« Si
le droit naturel ne peut juger chaque droit existant que par la critique de ses
fins, le droit positif ne peut juger chaque droit en train de s'établir que par
la critique de ses moyens. Si la justice est le critère des fins, la légitimité
est celui des moyens
====================[quand
bien même se pose également la question de leur efficacité telle que requise
par la rationalité instrumentale, devenir historique ne coïncidant pas
nécessairement avec rationalisation].
====================Mais,
sans préjudice de cette opposition, les deux écoles se rejoignent dans le dogme
fondamental commun selon lequel on peut atteindre par des moyens légitimes à
des fins justes et employer des moyens légitimes pour réaliser des fins
justes », postulat que, cependant, observe Benjamin, rien ne garantit.
Aussi convient-il selon lui, à l'encontre de la position qui sera ultérieurement
celle de Marcuse, de trouver un point de vue extérieur tant au droit positif
qu'au droit naturel. Et Benjamin de proposer alors de distinguer non pas entre
fins justes et injustes mais entre fins légales et fins naturelles.
====================L'ordre
juridique en place cherche à interdire au sujet individuel d'atteindre ses fins
naturelles chaque fois que de telles fins pourraient être visées au moyen de la
violence individuelle, et entend instituer à leur place des fins légales
exclusivement réalisables au moyen de la violence légale, le droit entendant
s'octroyer le monopole de la violence afin de juguler la menace —non tant pour
les fins légales que pour le droit en tant que tel— que constitue toute
violence se développant en dehors de lui, ou, du moins, de l'endiguer comme
dans le cas de l'octroi du droit de grève. Même si la grève n'en peut pas
moins, comme dans le cas de la grève générale révolutionnaire, faire usage du
droit qui lui est concédé pour détruire l'ordre de droit qui fonde cette
concession. Détruire l'ordre de droit pour fonder de nouvelles relations de
droit. Violence fondatrice de droit par opposition à la violence conservatrice
du droit.
====================« Que
disparaisse la conscience de cette présence latente de la violence dans une institution
juridique, cette dernière alors périclite. Les parlements aujourd'hui en
donnent un exemple. Ils présentent le déplorable spectacle qu'on connaît parce
qu'ils ont perdu conscience des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent
d'exister […] Il leur manque le sens de la violence fondatrice de droit, qui
est représentée en eux
=========================[dialectique
de l'instituant et de l'institué] ;
====================rien
de surprenant si, au lieu d'aboutir à des décisions dignes de cette violence,
ils recourent au compromis [voire à la recherche du consensus] pour résoudre
les problèmes politiques sur un mode qui prétend exclure la violence [même si]
le compromis, “quelque mépris qu'il affiche pour toute violence ouverte, reste
un produit qui appartient à l'esprit de la violence“ ».
====================Mais
encore n'en demeure-t-il pas moins, selon Benjamin, qu' « aux moyens
de toute sorte, conformes ou contraires au droit, qui pourtant, tous sans
exception, ne sont que violence, on peut opposer comme moyens purs ceux qui
excluent la violence […] Le meilleur exemple en est le dialogue ».
« Puisque toute idée d'un accomplissement des tâches humaines […] reste
irréalisable si l'on écarte totalement et par principe toute violence, la
question s'impose de chercher d'autres formes de violence que celles
qu'envisage toute théorie juridique. Et aussi la question de la vérité qu'il
faut attribuer à ce qui est le dogme fondamental commun à ces théories :
des moyens légitimes permettent d'atteindre à des fins justes. Que se
passerait-il, par conséquent, si toute espèce de violence, s'imposant à la
manière d'un destin, utilisant des moyens légitimes, en elle-même se trouvait
en conflit inexpiable avec des fins justifiées, et s'il fallait en même temps envisager
une autre sorte de violence, [« violence pure »] qui alors assurément
ne pourrait être pour ces fins ni le moyen justifié ni le moyen injustifié,
mais ne jouerait d'aucune façon à leur égard le rôle de moyen »,
exemple : la colère. Violence ici (purement) destructrice de droit sans
être fondatrice de droit, quand bien même Agamben continue à parler là pour sa
part de « médialité pure », sans fin.
===============-
Dans « Sur le langage en général et sur le langage humain » (op.
cit.) c'est la « langue pure » qui joue le rôle de moyen pur. Langue
pure « qui n'est pas instrument mais moyen de communication et dans
laquelle ce qui est communiqué est pure et simple communicabilité »,
communication non pas de quelque chose au moyen de la langue mais du moyen même
de la communication.
===============-
Enfin, dans « Les Affinités électives de Gœthe » (1926,
tr. fr. Œuvres I, op. cit.) Walter Benjamin, cherchant à
distinguer entre critique et simple commentaire d'une œuvre, présume que, alors
que le commentaire se borne à expliciter le contenu concret de l'œuvre, la
critique cherche à expliciter le « contenu de vérité » supposé
présenté par l'œuvre (ce qui exclut donc toute pluralité d'interprétations), la
critique s'efforçant de nommer en termes conceptuels ce que l'œuvre ne nomme
qu'imparfaitement dans son langage propre, quand bien même la critique ne peut
commencer que par le commentaire bien que le contenu concret de l'œuvre tende à
dissimuler son contenu de vérité.
====================Ce
qui fait, note Rainer Rochlitz (Le Désenchantement de l'art, La Philosophie
de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992), que, pour la critique, pour
rendre compte d'une œuvre, il serait impossible d'adopter un point de vue
exclusivement esthétique. Que, pour juger de la qualité esthétique même (de la
beauté) d'une œuvre, il faudrait tenir compte de facteurs (Rochlitz dit
« de critères ») non exclusivement esthétiques, ayant trait aux
enjeux extra-esthétiques présentés par l'œuvre, quand bien même ceux-ci doivent
être intégrés esthétiquement pour que l'œuvre soit perçue comme telle.
Tandis que, pour Benjamin, la beauté « à l'état brut » représente un
danger pour l'œuvre en l'enlisant dans l'apparence là où la fonction de l'œuvre
est au contraire de nous acheminer vers la vérité. Non pas, relève Rochlitz,
simple affirmation de la force de l'Idée mais, déjà, « destruction de
l'aura qui entoure la belle apparence ». Ce que Benjamin appelle
l' « inexpressif », ce qui, dans une œuvre, demeure sans expression
et appelle de ce fait la parole explicative du critique. Ce qui suspend
l'apparence et interrompt l'harmonie : « Aucune œuvre d'art, par
conséquent, ne doit paraître vivante sans être immobilisée ; sinon elle
devient pure apparence et cesse d'être œuvre d'art. Il faut que la vie qui
s'agite en elle apparaisse figée et immobilisée en un instant ». Mixte,
ici, non encore entre distance et proximité mais entre mouvement et immobilité.
L'inexpressif « manifeste la puissance sublime du vrai » tout en
brisant en toute belle apparence la fausse totalité. « N'achève l'œuvre
que ce qui la brise, pour faire d'elle une œuvre morcelée, un fragment du vrai
monde, le débris d'un symbole » : l'inexpressif, lequel, avance
Agamben, assume ici le rôle à la fois de violence pure et de moyen pur.
====================Même
si, observe Rochlitz, « Benjamin ne se satisfait pas toutefois d'une
critique fondée sur la désillusion et s'efforce de sauver l'apparence du
beau […] Il reste que l'inexpressif ou le sublime à lui seul ne peut instaurer
le beau artistique, qui est donc indissociable de l'apparence », mixte
d'apparence et de vérité. « Car l'apparence est notre voie d'accès à la
vérité […] La critique elle-même, par conséquent, doit respecter
l'apparence ». « Bien que l'inexpressif s'oppose à l'apparence, ils
ne sont pas moins unis par une relation nécessaire, car, sans être lui-même
apparence, le beau cesse d'être essentiellement beau lorsqu'il est dépouillé de
l'apparence. Car celle-ci fait partie de lui comme son voile, et on voit donc
que la loi essentielle de la beauté lui impose de n'apparaître que dans ce qui
est voilé […] Car le beau n'est ni le voile ni le voilé, mais l'objet dans son
voile » (WB)
=========================comme
ce sera encore, dans « Haschich début mars 1930 » (Sur le haschich
et autres écrits sur la drogue, tr. fr. Paris, Bourgois, 1993), de
l'' « aura authentique » (par opposition à l' « aura
mystique) qui apparaît sur les choses banales transfigurées par l'effet du
haschich sur le sujet.
====================« Ce
qui, dans chaque expression, reste sans expression », suggère Agamben,
soit « l'expression elle-même, le moyen expressif en tant que tel »,
« est geste ».
=========================Ainsi,
dans « L'Auteur comme geste » (op. cit.), Giorgio Agamben dira-t-il : « Si
nous appelons geste ce qui reste inexprimé dans chaque acte expressif, nous
pourrons dire que, exactement comme l'infâme, l'auteur n'est présent dans le
texte qu'en tant que geste qui rend possible l'expression dans la mesure même
où il instaure en elle un vide central ».
=====================« Benjamin,
poursuit Giorgio Agamben dans « Le Geste et la danse », définit
toujours le moyen pur par les figures de l'arrêt, de la pause, de
l'interruption, comme s'il n'avait d'autre consistance que négative ». Non
cependant, soutient Agamben, que, ontologiquement parlant, le geste puisse être
assimilé à un non-être ; le geste, en fait, inscrit un être intermédiaire
entre possibilité et réalité effective, entre puissance et acte, « en qui
puissance et acte s'équilibrent et s'exhibent tour à tour. Cet équilibre qui
les révèle l'un à l'autre n'est pas une négation, mais bien une exposition
mutuelle, non un arrêt, mais le tremblement réciproque de la puissance dans
l'acte et de l'acte dans la puissance ». Mixte de puissance et d'acte.
Mais
je reviens à Stephen Wright. Pour Wright, donc, en tout modernisme sur ce
point, « l'art […] réclame toujours du neuf ». Le spectateur,
présume-t-il même, s'attendrait toujours à du neuf.
=====Affirmation
qui n'en va pas moins à l'encontre tant
==========de
la conception développée par Adorno
==========que
de la correction que l'esthétique de la réception (si tant est que toute
esthétique ne soit pas esthétique de la réception) prônée par Hans Robert Jauss
(Pour une esthétique de la réception, tr. fr. Paris, Gallimard, 1978) a
cherché à apporter aux thèses adorniennes
==========comme
quoi, si l'art réclame bien toujours du neuf, l'attente —l'horizon d'attente—
des spectateurs, entrant en contradiction avec l'art qui se fait, n'en serait
pas moins complètement formatée par le goût dominant, (conception contestée
désormais par la nouvelle sociologie du goût qui accorde davantage au goût
individuel, mais sans pour autant que ledit goût individuel s'avère
nécessairement plus ouvert à la nouveauté), et l'art —du moins l'art
authentique— doit impérativement s'autonomiser de son public et rompre avec
cette attente ou du moins, selon Jauss, commencer par y répondre pour mieux,
par la suite, la décevoir.
Mais
attente qui se trouverait désormais déçue tant sur le plan esthétique (faible
jouissance esthétique) que sur le plan artistique puisque, au lieu d'avoir à
faire à de l'art, le spectateur aurait affaire à une simple documentation
artistique (quand bien même cette documentation tendrait à se muer elle-même en
art).
Wright
a une formule paradoxale : « on s'attend à l'imprévisible — à ce
qu'on ne capturera, ne maîtrisera jamais » (« Le Dés-œuvrement de
l'art », op. cit.). Autrement dit on s'attendrait à l'inattendu. Si, comme
le formule Jean-Luc Nancy (« Surprise de l'événement », Être
singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996), l'événement, si attendu
soit-il, si longue puisse être cette attente, n'en surprend pas moins
toujours quand il arrive, on ne s'en attendrait pas moins à être surpris.
L'imprévisibilité (tout particulièrement pour ce qui est de l'art moderniste)
serait prévue. La surprise, l'imprévisibilité, ferait partie de l'horizon
d'attente du spectateur averti. Et la déception consisterait alors à ne pas
être surpris, quand bien même comment pourrait-on désormais être surpris sinon
par l'absence de surprise ?
Dans
« L'Événement du regard » (Arnaud THÉVAL, Sous le soleil, Nantes,
DLP, 2004), Stephen Wright fait état de la distinction entre ce qu'il appelle
deux « régimes de visibilité » en dehors, toutefois, ici, de toute
référence à Michel Foucault) :
regarder, c'est-à-dire diriger son attention et sa vision vers quelque chose,
et voir, s'ouvrir par la vue à ce qui arrive, à ce qui advient, à l'événement.
Comme a dit Jean-François Lyotard (« Le Temps, aujourd'hui », 1987, L'Inhumain,
Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988), « Telle est la
constitution spécifique et paradoxale de l'événement. Que quelque chose arrive,
l'occurrence, signifie que l'esprit est déproprié. L'expression “Il arrive que…“
est la formule même de la non-maîtrise de soi sur soi. L'événement rend le soi
incapable de prendre possession et contrôle de ce qu'il est ».
Distinction,
selon Wright, isomorphe à celle entre regarder une œuvre d'art dans un espace
d'exposition artistique, la regarder à défaut de pouvoir la toucher
=====quelque
distinction que, selon Walter Benjamin («L'Œuvre d'art à l'ère de sa
reproductibilité technique », op. cit.), il convienne déjà de faire entre
le régime de visibilité propre à l'exposition artistique, dans une relative
proximité
==========qui
en fait un régime ressortant peut-être davantage de la tactilité que de la
visibilité ou, du moins, de l'hapticité au sens de Gilles Deleuze (Francis
Bacon, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981)
=====et
une relative activité mais aussi une relative distraction, et l'ancien régime
de visibilité propre à la contemplation à distance, à la fois passif et
néanmoins attentif,
et
voir sans voir (sans voir en tout cas en tant qu'art) ce qu'il appelle une
intervention artistique à faible coefficient de visibilité artistique, non
cadrée par le cadroir que constitue l'espace d'exposition artistique
=====encore
que l'espace d'exposition artistique ne cadre jamais si bien que ça et, même
dans l'espace d'exposition artistique, il puisse être des possibilités
d'intervention artistique à faible coefficient de visibilité artistique tout
comme le spectateur peut fort bien y appréhender en tant qu'art ce qui ne
relève d'aucune intention artistique.
Il
est en nous, affirme Wright, « une structure d’anticipation, une disposition
à voir quelque chose en particulier, qui précède l’acte de voir. On prévoit
ce qu’on va voir [et] ce n’est que lorsque le cadre propre à l’art est en
place qu’on peut prévoir de voir de l’art ». Habituellement, même
« lorsque l’art quitte l’espace de la galerie pour l’espace urbain, il
prend avec lui les dispositifs d’encadrement propres à la galerie. Autrement
dit, l’art a beau se déployer en- dehors des espaces- temps qui lui sont réservés,
il ne peut avoir lieu en-dehors du cadroir ». Ce qui fait, avance Wright,
que l'art s'avérerait en fait toujours in situ, l'in situ renvoyant,
que l'œuvre soit située à l'intérieur ou à l'extérieur de l'espace d'exposition
artistique, au cadroir qui, dans tous les cas, le proclame art et implique un
certain horizon d'attente ou de prévisibilité.
Ce
à quoi, donc Wright oppose l'art sans regardeur, mais avec voyeur, et même qui,
parce qu’il n’est pas perçu comme tel, serait, dit-il, susceptible de « faire
advenir un regard autre, provoquer un véritable événement du regard »
hors du cadroir, en dehors de tout cadroir. Art qui se refuse à participer
à l'esthétisation généralisée (par la pub, par le design…) —esthétisation que
Wright, à la suite d'Yves Michaud (L'Art à l'état gazeux, Essai sur le
triomphe de l'esthétique, Paris, Stock, 2003), qualifie de
« gazeuse »— ou à l' « artialisation » généralisée
(terme au moyen duquel Montaigne entendait dénoncer ce qu'il appelait
l'artialisation de la nature, terme repris à son compte par Alain Roger, Court
traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, pour rendre compte de la
transformation, tant in situ qu'ex situ, de la nature —en fait
mieux vaudrait dire du territoire, au sens géographique du terme, territoire urbain
compris— en paysage).
Ce
sans qu'il convienne de souscrire à la thèse de Daniel Charles (« Musique,
technique, synchronicité », 1991, Louise POISSANT ed. Esthétique des
arts médiatiques, tome 2, Sainte-Foy, Québec, 1995),
=====texte
cherchant lui-même à revaloriser, à partir de la musique de John Cage, la
notion de présence, quand bien même il convient, à la suite de Thierry de Duve
(« La Performance hic et nunc », 1980, Parachute, Performance
Text(e)s & Documents, Montréal, 1981), que, à l'encontre de ce que la
philosophie classique et moderne entendait par présence, la notion de présence
ne s'en avère pas moins toujours (tout particulièrement dans le cas d'une
société médiatisée à l'extrême comme la nôtre) médiate ; ainsi, dans
l'exemple pris en compte par de Duve, un concert d'Elton John dans Central
Park : « Les “machines transductrices“ qui ont permis la diffusion en
plein air de la prestation d'Elton John, sans appartenir par elles-mêmes à la
famille des instruments de musique [tout en n'en faisant pas moins partie des
“actants“ au sens de la sociologie de l'acteur-réseau], ont ouvert, d'après
Thierry de Duve, Central Park à la musique. Elles ont conditionné la
possibilité d'une musicalisation du lieu, comme elles l'auraient fait ailleurs,
dans n'importe quel lieu. C'est en somme le privilège qu'il faut leur
reconnaître : elles permettent la dé-territorialisation du
musical » :
l'espace
urbain n'a nul besoin d'être artialisé par avance, « pré-artialisé »,
pour qu'un événement artistique y prenne place (tel un site événementiel au
sens d'Alain Badiou, L'Être et l'événement, op.
cit.), ce qui reviendrait à le re-territorialiser, à le re-cadrer.
Ce
qui, présume Wright, permettrait de rompre avec la « violence
symbolique » au sens de Pierre Bourdieu qui est habituellement celle de
l'art consistant à « provoquer la délectation de l’élite et l’humiliation
de ceux qui sont systématiquement privés des moyens pour le comprendre ».
Violence qui « n'a pas besoin d'un contenu quelconque pour
s'exercer ». Le positionnement politique de l'art, avance Wright, —à
l'encontre de la notion sartrienne, vouée à l'échec qu'est celle-ci, d'art
engagé— n'est pas déterminé « par son contenu, ni même par sa forme, mais
par la pragmatique globale de sa lecture — son cadre, son emplacement, autant
que sa teneur sémantique et discursive […] C'est une question d'efficience
politique : comment, sinon par infiltration, faire advenir le regard —avec
tout ce qu'il implique d'indétermination— dans un espace public
=====[tant
en fait dans l'espace public au sens d'espace urbain que dans l'espace muséal
lui-même en tant qu'espace public au sens d'Habermas ou, du moins, de ce qu'il
en reste, quand bien même la tentative d'infiltration qui a pu être celle de
Wright en personne, en compagnie d'Alexandre Gurita au nom de la Biennale de
Paris, de la très officielle Force de l'art 01, dûment programmée et
annoncée comme telle comme elle l'était dans le « temps public » de
la manifestation, au sein de l'espace de débat ouvert, en parallèle avec un
projet d'infiltration de l'espace urbain lui-même (en l'occurrence le quartier
des Beaudottes de Sevran), par le collectif Campement urbain en vue précisément
de réactiver la notion même d'espace public, n'avait plus guère d'infiltration
que le nom]
saturé
d'une part par des incitations à la consommation et d'autre part par des
sourdes injonctions à respecter des conventions d'usage ».