Jean-Claude MOINEAU
Le texte qui suit étant à sa façon une sorte de work in progress qui n'a cessé d'être retravaillée, ceci en est la
troisième version publiée sur le blog, chaque nouvelle version éliminant la
précédente.
C'est à Nelson
Goodman[1] qu'il a
appartenu, à une époque, comme a pu dire sur un ton qui se voulait sévère
Harold Rosenberg[2],
de dé-définition croissante de l'art, de substituer aux questions de nature
ontologique « qu'est-ce que l'art ? » et « ceci est-il ou
non de l'art ? » la question, d'ordre pragmatique, « quand y
a-t-il art ? », question inséparable de la question duale « où y
a-t-il art ? ». Quelque chose n'est pas en soi de l'art mais ne l'est
que dans certains contextes spatio-temporels particuliers. Contextes qui, va
jusqu'à soutenir Dominique Maingueneau[3] pour ce qui est de la littérature,
s'avéreraient en fait indissociables des « textes », des œuvres, si
œuvres il y a (ce qui le conduit à aller jusqu'à entreprendre de remettre en
selle —de remettre en scène— l'auteur). Sans, cependant, que ces contextes
soient eux-mêmes pour autant nécessairement légitimés (du moins dans certains
« méta-contextes » historico-géo-politiques particuliers) comme
artistiques.
« Où y
a-t-il art ? », la question est de savoir s'il peut être de l'art
hors des « lieux » « consacrés » à l'art, hors des lieux
« réservés » à l'art, hors des « réserves » de l'art… là où
l'on l'attend quand bien même il n'y advient pas toujours. Non plus tant, comme
s'interrogeait Thierry de Duve[4], si
« n'importe quoi » peut ou non être de l'art mais s'il peut ou non
être de l'art tant n'importe quand que n'importe où, là même où nul ne
l'attend.
« Où y
a-t-il art ? », la question n'est pourtant pas si neuve que cela mais
est-l'une de celles sur lesquelles se sont historiquement affrontées avec le
plus de force modernité et avant-garde, les lieux consacrés à l'art étant
eux-mêmes apparus (souvent d'anciens lieux reversés à un nouvel usage, à un usage
artistique), tout comme l'art au sens moderne du mot, à l'orée de la
modernité. Modernité et avant-garde, notions, elles, tout à fait définissables
comme s'y est employé Peter Bûrger[5], quels
qu'aient pu être les litiges à ce sujet, quelques obsolètes que puissent nous
paraître désormais les litiges à ce sujet. La modernité se définissant par la
revendication d'autonomie de l'art tous azimuts : autonomie de l'art par
rapport à tout facteur externe, tant social qu'individuel ; autonomie de
l'art par rapport à son auteur ; autonomie de l'art par rapport tant à son
public pris collectivement (voire à ses publics) qu'à son spectateur pris
individuellement (et à tous les intermédiaires) ; autonomie de l'art tant
par rapport au goût et aux attentes du (ou des) public(s) ou du spectateur
lui-même supposé, à l'encontre de la nouvelle sociologie du goût[6],
déterminé socialement (Theodor Adorno) que par rapport à sa place physique
(Michael Fried[7]) ;
autonomie de l'art authentique par rapport à l'art de masse ; autonomie
des différents arts entre eux ; autonomie de l'art par rapport à la
communication ; autonomie de l'art par rapport à la culture ;
autonomie de l'art par rapport au non-art ; autonomie de l'art par rapport
à la vie ; autonomie de l'art par rapport à la politique… autonomie de la
forme par rapport au contenu, du signifiant par rapport au signifié… Autonomie
tout au plus tempérée, comme chez Pierre Bourdieu[8], en
autonomie relative, si tant est que toute autonomie ne soit pas relative par
opposition à la notion d'indépendance. Cependant que l'avant-garde se définit
au contraire par la revendication d'hétéronomie tous azimuts : idée selon
laquelle l'art, au lieu de rester refermé sur lui-même, doit se nourrir de son
dehors. Ce qui tendrait à présumer, à l'encontre de toute revendication corporatiste
de la part des artistes, que l'obligation qui, comme le constate Bernard Lahire[9], est
faite à l'artiste, afin de se nourrir lui-même, d'exercer un double métier, son
« métier » d'artiste (si tant est que l'on puisse là parler encore de
métier) et un « second métier » (qui s'avère en fait son premier),
pourrait, en dernier ressort, se révéler une excellente chose, du moins pour
son art. Tel Laurent Marissal qui, pendant un temps, a su « mettre à
profit » son emploi dit alimentaire d'agent de surveillance au Musée
Gustave Moreau pour sa pratique picturale : « D'avril 1997 à janvier
2002, je fais de cette aliénation la matière de ma pratique. J'utilise à des
fins picturales le temps de travail vendu au ministère de la culture ».
« Sans peinture, la matière c'est le musée même[10] »…
remettant ainsi en question l'autonomie du travail artistique par rapport au
travail non artistique. Cependant que Bernard Brunon, en créant la PME That's
Painting Productions, a réussi à fusionner les deux métiers.
Encore
qu'autonomie et hétéronomie puissent la plupart du temps se mélanger, ne pas
être… autonomes l'une de l'autre. À commencer par ce qu'il en est dans le cas
de l'architecture où, plutôt que de se borner à opposer fonctionnalisme et
rejet du fonctionnalisme (lequel sera surtout le fait du post-modernisme), il
convient pour le moins de distinguer entre un fonctionnalisme interne ou, comme
l'a qualifié Hubert Damisch[11],
« structural » (celui, pour commencer, selon la lecture qu'en fit
Eugène Viollet-le-Duc, de l'architecture gothique qui, avec le silo à grains et
les autres architectures de stockage, servira de modèle à la modernité) et un
fonctionnalisme externe, le fonctionnalisme au sens habituel.
Et, surtout,
d'emblée, n'en demeure pas moins une certaine ambiguïté des notions d'autonomie
et d'hétéronomie. Ainsi, alors que, historiquement, l'avant-garde tant
artistique que politique entendait bien rejeter toute espèce d'autonomie, les
« autonomes » qui ont émergé dans le paysage politique des années
dites « de plomb » se sont au contraire réclamés de l'idée
d'autonomie, quand bien même ils entendaient par là avant tout l'autonomie par
rapport aux formes d'organisation politique traditionnelles, jugées désormais
sclérosées. Il importe en effet de toujours préciser autonomie par rapport à
quoi. L'autonomie n'en est pas moins toujours… relative.
De même pour ce
qui est de la génération suivante avec la catégorie-culte de la cyberculture,
celle de TAZ, zone autonome temporaire[12],
affranchie pour un temps du reste de la société, présumée surgir elle-même,
comme en une opération de guérilla, là où nul ne l'attend. A même pu pointer la
conception selon laquelle la critique requérait elle-même une forme
d'autonomisation par rapport à ce dont elle était la critique, quand bien même
le seul caractère critique développé par l'art moderniste par opposition à
avant-gardiste avait été le caractère autocritique. Cependant que Luc Boltanski
et Ève Chiapello[13]
ont dénoncé les limites de la critique artiste, incitant aujourd'hui un peu
rapidement un critique comme Vincent Pécoil à rejeter toute forme d'art
critique.
Et, tant la
modernité que l'avant-garde —tout comme, au demeurant, la post-modernité—
s'étant soldées par un échec, la critique du formalisme moderniste —formalisme
dont ne se démarquait pas moins Adorno— a pu, ces derniers temps, mener non
tant à la réhabilitation de l'avant-garde qu'à celle du traditionnel rapport
forme-contenu au profit d'un art de type « contenuiste », quelle que
soit l'importance qu'il n'en proclame pas moins donner à la forme. D'un art au
contenu ne se voulant pas même tant politique, faute de toute perspective en ce
domaine, qu'éthique, ce qui s'avère beaucoup plus consensuel, quand bien même,
à la différence de la morale des fables d'antan, son contenu éthique n'est pas
nécessairement explicité, voire n'est pas explicitable mais relève d'une
« éthique sans ontologie »[14], sans
spécificité, sans concepts, sans valeurs, sans principes[15].
Position surtout théorisée pour ce qui est de la littérature par Martha
Nusssbaum[16],
Cora Diamond[17]
et Jacques Bouveresse[18], et, pour ce qui est du cinéma, par
Stanley Cavell, quelle qu'ait pu être la proximité de celui-ci, en un premier
temps[19], avec
Fried[20].
Mais où l'on
peut penser qu'il conviendrait davantage de chercher à déconstruire ou, du
moins, à neutraliser l'opposition entre autonomie et hétéronomie. À la
neutraliser effectivement et non à se borner à faire comme si elle était déjà
neutralisée ainsi que le présume Jacques Rancière[21] avec sa
notion fourre-tout de régime esthétique de l'art ou des arts. Imprécision
(sinon, là encore, déconstruction ou neutralisation de l'opposition) au
demeurant révélatrice en soi puisque la question du singulier ou du pluriel
était elle-même au cœur du débat entre modernité et avant-garde (en laissant
ici de côté la question du singulier ou du pluriel des notions de modernité et
d'avant-garde elles-mêmes). Tandis que le terme « esthétique » fait
pour le moins problème dans la mesure où une grande partie de l'art du siècle
écoulé, en particulier le mal nommé art conceptuel, s'est réclamée d'un art non
esthétique à l'encontre de l'esthétisation générale en cours de la société et
de la politique déjà dénoncée en son temps par l'avant-garde en la personne de
Walter Benjamin[22] (quand bien même l'avant-garde a elle-même
somme toute débouché, consommant son échec, sur une forme
d'esthétisation généralisée). Cependant que la philosophie de l'art et la
théorie de l'art (en fait, ainsi que l'a observé Bürger[23], la
théorie avant-gardiste davantage que la théorie moderniste) ont pu elles-mêmes
chercher à s'autonomiser de l'esthétique (quand bien même, tout comme a pu se
poser la question de savoir s'il était bien possible de sortir de la modernité,
se pose la question —que se sont effectivement posés tant Yve Alain Bois[24] à
propos de Don Judd que Robert Storr[25]
lorsqu'il a assuré le commissariat de la 52e biennale de Venise— de
savoir dans quelle mesure il est bien possible de sortir de l'esthétique).
Alors que Rancière continue à rejeter les notions de modernité et d'avant-garde
avancées (quand bien même c'est dans un désordre relatif) par les artistes et
les critiques à la façon dont son ancien maître à penser Louis Althusser
n'avait que sarcasmes pour ce qu'il appelait la « philosophie spontanée
des savants », ou dont Claude Lévi-Strauss[26], bien que soucieux de revaloriser la présumée
« pensée sauvage », n'en reprochait pas moins à Marcel Mauss
de s'être laissé abuser par ses informateurs, là où, pour l'ethnométhodogie
comme pour la sociologie postbourdieusienne, il n'est pas de coupure
épistémologique, les sujets observés sont déjà leurs propres observateurs, sont
déjà leurs propres anthropologues ou sociologues (quand bien même cela ne doit
pas conduire non plus à s'attacher aux seules intentions manifestées par les artistes).
Ce qui n'a toutefois pas empêché la notion de régime esthétique de recevoir
elle-même ces derniers temps un large consensus, mou comme tous les consensus…
à l'encontre même en quelque sorte de Rancière[27]
lui-même entendant opposer la mésentente au consensus, et alors même que, en
fait, il n'en continue pas moins, somme toute, à valoriser (en tout
« néo-modernisme ») l'autonomie par rapport à l'hétéronomie et à nous
livrer un grand récit unilinéaire et téléologique de plus.
Mais, là où
l'ambiguïté de la notion d'autonomie s'est avérée la plus forte, c'est
précisément pour ce qui est de la question du lieu. Pour la modernité les lieux
d'art étaient ce qui devait permettre à l'art de gagner son autonomie en se
soustrayant aux incidences extérieures tandis qu'au contraire, d'un point de
vue avant-gardiste, l'art devait se fondre le plus possible dans la vie, quelle
que soit la mythification de ladite vie que cela pouvait entraîner, et devait
donc éviter de rester confiné dans des lieux retranchés, devait abandonner les
lieux de l'art pour ses hors-lieux (davantage que non-lieux), quand bien même
les néo-avant-gardes en sont elles-mêmes le plus souvent prudemment revenues à
des lieux autonomes. Mais l'art, en étant astreint à se cloîtrer dans un lieu
autonome comme le préconisait le modernisme, n'en devenait pas moins dans une
certaine mesure dépendant de ce lieu, n'en perdait pas moins une part de son
autonomie par rapport à ce lieu. Mixte, donc, déjà, d'autonomie et
d'hétéronomie. Tandis que, du point de vue avant-gardiste, l'art, pour être
hétéronome, n'en devait pas moins être autonome par rapport aux lieux de l'art.
Avec, en outre,
la question de savoir s'il convient de parler de lieux ou d'espaces (en rapport
avec les notions d'espace métrique euclidien et d'espace perspectif ou
projectif), voire, avec Anne Cauquelin,[28] de
sites (selon elle sortes d'hybrides entre lieux et espaces), ou, avec Michel
Foucault[29],
d'emplacements (en rapport avec la notion générale d'espace topologique), le
terme d'espace présumant déjà un rapport plus lâche entre l'art et ses
« espaces ». Cependant que l'on notera l'équivoque de la notion
apparue postérieurement d'art in situ qui peut servir tout aussi bien à
désigner l'art dans les « sites » ou « lieux » de l'art par
opposition à l'art dit ex situ, que l'art dans des « lieux autres »
(sans pour autant qu'il s'agisse là d'hétérotopies au sens de Foucault), l'art
dit encore « site-specific », « ex situ » par
rapport aux lieux étiquetés lieux de l'art.
Mais encore la
question du rapport de l'art à son lieu (par delà toute distinction de lieu,
d'espace, de site ou d'emplacement) s'est-elle posée sur un triple plan,
architecturo-urbain, institutionnel et géopolitique. À quoi il conviendrait
encore d'ajouter des médiations non architecturales comme la reproduction
photographique, introduisant (tout comme l'enregistrement sonore pour ce qui
est de la musique) l'art au sein même de la sphère privée (reproduction
photographique ou sonore qui, comme l'avait avancé Benjamin[30], s'est
de plus en plus substituée à l'œuvre), induisant un changement de régime de
visibilité (tout comme on a pu « enregistrer » un changement de
régime d'écoute, quand bien même celui-ci, à l'encontre de la thèse de Benjamin
concernant la reproduction photographique, n'est pas nécessairement passé d'une
écoute attentive à une écoute distraite comme dans la musique d'ameublement, la
muzak ou l'ambient music puisque, selon James Johnson[31] et
William Weber[32],
l'écoute inattentive, si tant est qu'écoute il y avait, était l'écoute la plus
pratiquée au dix-huitième siècle alors que ce n'est qu'au dix-neuvième siècle
que s'est développée l'écoute attentive —écoute attentive requise plus que
jamais depuis par John Cage lui-même, à la différence d'un Brian Eno, quand il
propose d'écouter le silence— tout comme c'est seulement au dix-neuvième siècle
que les salles de spectacle, comme les salles de concert, ont été éteintes
pendant les spectacles). L'imprimé (en particulier le catalogue, qui s'est
lui-même de plus en plus substitué à l'exposition. Le lui-même mal nommé livre
d'artiste (que je préférerais pour ma part nommer livredartiste en un seul mot
indécomposable pour éviter toute référence à l'artiste en tant que tel),
lui-même inexposable quoi qu'il en soit des malencontreuses tentatives
d'expositions de livres d'artistes, le livre d'artiste ne constituant pas tant
un nouveau medium, si « impur » soit-il, qu'un nouvel espace de
l'art, espace non pas autonome mais lui-même en interférence étroite avec celui
—privé— de la vie quotidienne du lecteur). Et, désormais, le Net, net art ou
pas, net museum ou pas.
Chaque espèce
d'espace induisant chez le spectateur tant attentif que distrait au sens de
Benjamin, un horizon d'attente au sens de l'esthétique de la réception de Hans
Robert Jauss[33] si tant est que toute esthétique ne soit pas
esthétique de la réception, ce qu'avait pourtant paradoxalement cessé d'être
l'esthétique d'Adorno. Un horizon d'attente et de la déception en
rapport à cet horizon d'attente. De l'inattendu. Encore que, à force de
déception éprouvée en rapport à son horizon d'attente, le spectateur de l'art
moderniste dans les lieux de culte du nouveau qu'étaient les lieux modernistes
de l'art ait pu tout aussi bien, à l'encontre des thèses d'Adorno, s'attendre à
de l'inattendu, s'attendre à être surpris. Mais, post-modernisme ou pas,
attente désormais elle-même de plus en plus déçue, quand bien même, pourtant,
selon Jean-Luc Nancy[34], même
l' « événement » le plus attendu, le plus infraordinaire, le
plus micro-événementiel, lorsqu'il arrive, surprendrait toujours.
***
Sur le plan
architecturo-urbain le danger de la notion d'art site-specific elle-même
a été de retomber, en toute hétéronomie (mais au risque, en ce cas, d'une trop
forte prévisibilité), dans une forme de détermination (malgé tout relative) de
l'art par son site architectural ou urbain, dans ce que Jurgis Baltrusaitis[35] et
Henri Focillon[36]
avaient énoncé, à propos déjà des tympans et chapiteaux romans, comme la
« loi du cadre ». Loi avec, comme pour ce qui est des lois physiques,
le caractère incontournable que cela est supposé avoir contre lequel s'est
insurgé Bruno Latour[37]. Loi du
cadre contestée, pour ce qui est de l'art roman lui-même, entre autres par
Meyer Schapiro[38], quand bien même cette
« contrainte », si relative fût-elle, ne s'en révélait pas moins,
comme dans l'art à contraintes, source d'inventivité formelle et donc, malgré
tout, d'inattendu. Loi avec laquelle avait historiquement rompu l'avènement du
tableau de chevalet caractérisé, au lieu d'être assigné à un emplacement fixe,
par sa mobilité, telle celle supposée des personnages dans l'espace perspectif
du tableau. Telle également celle d'un simple meuble quand, du moins
l'architecture ne rendait pas (comme, selon Richard Sennett[39], dans
le cas des maisons de verre édifiées en tout modernisme par Ludwig Mies van der
Rohe) quasiment impossible toute adjonction par l'habitant de meuble ou d'objet
personnel parce que par trop autonome. Quand, à l'encontre de la conception
développée par Benjamin[40] selon
laquelle l' architecture induit chez l'usager non pas tant la contemplation ou
l'attention que la distraction, l'accoutumance, l'habitude, l'architecture
muséale ne s'affirme elle-même pas trop, ne s'expose pas trop au détriment des
œuvres exposées (comme, selon Damisch[41], dans
le cas du Pavillon de Barcelone lui-même, pavillon d'exposition qui, dit-il,
« ne donnait rien à voir, n'exposait, ne présentait rien d'autre que
lui-même »), quand bien même elle ne détermine plus guère les œuvres
exposées si œuvres exposées il y a (ce qui a pu faire que Paul Valéry[42], tout
en reprochant au musée, en juxtaposant des œuvres qui appellent de toutes parts
l'attention du spectateur, de les neutraliser en tant qu'œuvres singulières et
autonomes, n'en regrettait pas moins paradoxalement l'époque où l'architecture
était reine, donnant aux œuvres « leur place, leur emploi, leurs
contraintes »). A quoi la modernité elle-même avait cherché à rétorquer
par non tant le lieu que l'espace le plus neutre possible, ne portant lui-même
aucune trace de vécu, le white cube, n'en rétablissant pas moins par là
un rapport forme-fond qu'elle entendait pourtant abolir à l'intérieur du
tableau lui-même et qu'allait critiquer le minimalisme sans réussir pour autant
à sortir de la modernité dont il ne fit que continuer à sa façon le
« grand récit », quel que reproche que lui fit Fried de perdre, avec
son autonomie par rapport à l'espace d'exposition, son autonomie par rapport au
spectateur.
Encore
que l'art moderniste n'était lui-même pas si autonome que cela par rapport à
son espace d'exposition, si neutre fût-il, celui-ci impliquant toujours
l'attente d'un certain mode d'accrochage qu'ont pu cependant depuis chercher à
neutraliser telles expositions où le spectateur devait lui-même chercher ce qui
pouvait être exposé. L'attente, plus généralement, d'un certain régime de
visibilité (au sens, qui est celui de Foucault, non pas de ce qui détermine
mais de ce qui rend possible la vision de ce qui peut être effectivement vu), à
commencer par un certain mode d'éclairage, attente que ne s'en est pas moins
employée à contrer l'exposition Cellar Door de Louis Gréaud au Palais de
Tokyo en 2008 qui n'était activée que pendant les heures de bureau et qui, le
reste du temps, demeurait éteinte (exposition dans laquelle était notamment
projeté un film qui, à l'encontre de toute attente, s'interrompait dès qu'un
spectateur entrait dans la salle de projection et redémarrait dès qu'il n'y
avait plus de spectateur). L'attente que les pièces exposées soient proportionnées
à l'espace d'exposition, attente perturbée, là encore, dans la même exposition
par les Nanosculptures de Gréaud. L'attente que soit exigé des visiteurs
de l'exposition eux-mêmes le respect de certains interdits (interdiction de
toucher, de prendre…), attente troublée par les tas de bonbons et d'affiches de
Felix Gonzalez-Torres. L'attente que l'espace d'exposition soit ouvert,
contrariée tant par la fameuse Closed Gallery Piece de Robert Barry que
par l'activation de l'IKHÉA©SERVICE N°24, Slowmo, « Le
Ralentisseur » de et par Jean-Baptiste Farkas dans
différents lieux à la fois du Printemps de septembre 2010. L'attente que
l'exposition soit bien l'exposition annoncée sur le carton d'invitation,
contournée par les faux cartons d'invitation revendiqués depuis par Ultralab.[43]
L'attente que cela ait lieu à l'intérieur de l'espace d'exposition, attente
mise à défaut quand cela a lieu à l'extérieur… L'attente, pour le moins, qu'il
n'y en ait pas moins quelque chose d'exposé, attente qu'ont entrepris de
contrecarrer les expositions expressément vides de toute œuvre exposée, quand
bien même ces expositions ont elles-mêmes fini par engendrer une attente, voire
un genre, celui de l'exposition vide qu'est venu entériner l'exposition Vides,
Une rétrospective au Centre Pompidou. Tout comme, pour ce qui est du livre
d'artiste, l'attente qu'il y ait quelque chose à lire ou, du moins, à voir,
attente que sont, là également, venus contrecarrer les livres vides ou livres
blancs qui ont eux-mêmes fini par engendrer un genre à part entière, quand bien
même les livres vides ne sont le plus souvent pas si vides que cela mais
comportent, outre, tout comme les expositions vides, les éléments péritextuels
de toujours, une ou quelques pages sur lesquelles se trouve inscrit quelque chose
alors que l'on ne s'y attend pas ou plus ou, au contraire, que l'on ne s'y
attend que trop (comme dans le disque de silence, non pas blanc mais comme il
se doit, doré —le « disque d'artiste »—, inséré par James Lee Byars
dans l'une des trois pochettes blanches constituant son « livre
d'artiste » intitulé Perfect is my Death Word[44], disque
qui se termine effectivement, après vingt minutes de silence, par ladite phrase
prononcée par Byars). Genre du livre vide qu'est lui-même venu non tant
entériner que parodier, non pas à proprement parler le livre d'artiste mais la
participation intitulée « Livre d'artiste » de Yann Sérandour à la
publication collective Cneai = neuf ans[45] où
Sérandour s'est contenté de reproduire treize pages blanches extraites de
livres d'artistes de différents artistes.
Mais à nouveau
recherche, dans l'art des années 60-70, avec les prémisses de la crise de la
modernité, par opposition au white cube moderniste dénoncé par Brian
O'Doherty dans Inside the White Cube[46] (et, à sa
suite, à sa façon, par Sérandour lui-même dans Inside the White Cube,
Expanded Edition, déconstruisant à sa façon l'opposition entre dedans et
dehors) de la conformité avec le site architectural ou urbanistique, tels, pour
ce qui est des sites paysagers, ce que Rosalind Krauss[47] a
appelé les « sites marqués » dont elle a fait l'une des dimensions de
ce qu'elle a plus généralement alors appelé le « champ élargi de la
sculpture ». Mais ce que tant Bernard Marcadé[48] que
Nicolas Bourriaud[49] ont par
la suite dénoncé comme un conformisme de plus auxquels ils ont opposé, dans la
voie ouverte par Michael Asher et Daniel Buren (quand bien même, comme l'a
relevé Michel Gauthier[50],
certaines pièces de Buren pouvaient connaître plusieurs versions, adaptables
qu'elles étaient malgré tout à différents sites), un art critique de son cadre
architectural ou urbain. Avant toutefois que Buren ne renonce à tout caractère
critique pour se consacrer à réhabiliter un art décoratif habituellement décrié
tant par le modernisme (qui le tenait pour un art mineur parce que trop
hétéronome par rapport à son lieu) que par l'avant-gardisme (parce
qu'insuffisamment autonome par rapport à son lieu) si tant est que, comme a pu
le proférer Jacques Soulillou[51] au nom de Présence Panchounette, tout
art, tant muséal que non muséal, n'ait pas été jusqu'à présent —y compris l'art
qualifié de critique— décoratif et, de là, selon Dorothea von Hantelmann[52],
« célébratif ». Célébration tant de l'art lui-même que de la réalité.
Ce qui n'exclut
cependant pas que l'art puisse se produire en des sites autres que ceux
habituellement consacrés à l'art sans être pour autant déterminé en quoi que ce
soit par son site. Et sans davantage que l'espace extra-artistique doive
alors nécessairement être « artialisé » au préalable comme
leprésume Daniel Charles[53]
s'appuyant sur l'exemple du concert donné par Elton John à Central Park auquel
se réfère de Duve[54] pour
soutenir que la présence sensible, loin de toute immédiateté (et loin d'être
délaissée par l'art actuel), se trouve désormais elle-même médiatisée par ce
qu'il appelle les « machines transductrices » (micros, ampli,
enceintes…) quand bien même, comme l'indiquent Antoine Hennion, Sophie
Maisonneuve et Émilie Gomart[55],
l'assistance à un concert n'est en fait jamais plus immédiate que l'écoute d'un
disque. « Les “machines transductrices“ qui ont permis la diffusion en
plein air de la prestation d'Elton John, sans appartenir par elles-mêmes à la
famille des instruments de musique [tout en n'en faisant pas moins partie, au
même titre que les musiciens et techniciens, voire les spectateurs eux-mêmes,
des « actants » au sens d'Algirdas Julien Greimas[56]de la
sociologie de l'acteur-(ou actant-)réseau[57] ou ANT], ont ouvert, d'après Thierry
de Duve, Central Park à la musique. Elles ont conditionné la possibilité d'une
musicalisation du lieu, comme elles l'auraient fait ailleurs, dans n'importe
quel lieu. C'est en somme le privilège qu'il faut leur reconnaître : elles
permettent la dé-territorialisation [ou, plutôt, la déterritorialisation-retarritorialisation]
du musical [en même temps que son activation] ».À l'encontre de ce
qu'avance Charles, l'espace urbain n'a en fait nul besoin (tel un site
événementiel au sens d'Alain Badiou[58])
d'être « pré-artialisé » pour qu'un événement artistique
y prenne place (non tant y soit performé ou y soit produit qu'y émerge),
ce qui reviendrait alors à le re-territorialiser, à le « re-cadrer ».
***
Sur le plan
institutionnel à présent, sans doute, historiquement, la constitution du musée
au dix-huitième siècle avait-elle, comme l'a d'emblée dénoncé Antoine
Quatremère de Quincy[59], arraché par la violence les œuvres
(ou, du moins, ce que nous recevons aujourd'hui en tant que telles) à leur lieu
d'émergence, à leur « lieu propre », les avait-elle
déterritorialisées (déterritorialisation assurée, en un premier temps, par les
dépôts provisoires nationaux) en les reterritorialisant en pièces de musée dans
l'espace muséal (en les reterrritorialisant en œuvres).
Déterritorialisation-reterritorialisation qui avait en fait déjà largement
commencé avec le cabinet de curiosité quand bien même celui-ci demeurait à
usage privé (cabinet de curiosité qui a lui-même effectué un retour nostalgique
dans les années 90 pour tenter sans grand succès de juguler la crise du musée).
Mais passage d'une culture de la curiosité (à caractère davantage
encyclopédique qu'artistique) à l'amatorat et au connoisseurship[60]. Là où
la curiosité était tournée vers l'inattendu, vers le surprenant (ce qu'on
trouvait dans un cabinet de curiosité devait être aussi inattendu que ce qui se
trouvait au dehors qu'il représentait à sa façon : représentation au sens
non tant de mimésis que de délégation et d'échantillonnage), place désormais
faite au jugement qui exige pour le moins une certaine expérience :
jugement de goût, jugement esthétique pour ce qui est de l'amatorat, jugement
cognitif pour ce qui est du connoisseurship, à la fois jugement d'attribution
et jugement d'authenticité.
En même temps
que la constitution du musée avait élargi considérablement l'accès à l'art en
dissociant l'accès aux œuvres de leur propriété juridique, jetant ainsi les
toutes premières bases de ce que Jeremy Rifkin[61]
appellera l'âge de l'accès (alors que le livre d'artiste, si relativement
accessible soit-il, tout en introduisant l'art dans la sphère privée, n'en
reconstitue pas moins pour sa part une forme de propriété privée), quand bien
même l'accès à l'art, c'est le devenir-culture de l'art (parachevant le passage
d'une forme de culture à une autre), devenir-culture de l'art qui, selon Adorno[62], en
tout modernisme, dans la mesure où il désautonomiserait l'art du public,
tendrait à « désartiser » l'art, comme si l'art avait un être propre,
ou, du moins, comme si, comme le présumait Benjamin lui-même, l'art n'avait,
somme toute, incarné qu'une brève transition, un « passage ».
Et, à l'instar
de la conception développée par Jürgen Habermas[63], la
création de cette autre institution qui a précédé de peu le musée qu'était le
Salon de l'Académie royale de peinture et de sculpture aurait même pu
participer, avant même la révolution française, à l'avènement d'une forme
embryonnaire d'espace public relativement autonome par rapport au pouvoir
royal. Au passage d'une « sphère publique structurée par la
représentation »au sens ici non de délégation mais de paraître, l'autorité
se fondant sur sa propre représentation, d'une sphère publique « rétrécie
aux dimensions de la Cour » —où la participation au domaine public se
limitait à un simple assentiment, à une simple spectatorialité au sens étroitement
passif du terme— à ce qu'Habermas dénomme la « sphère publique
bourgeoise ». Laquelle aurait autorisé que s'engage désormais dans
l'espace du Salon, à l'instar des salons littéraires, en toute conformité avec
les postulats de l'éthique de la discussion, une libre discussion en matière de
jugement de goût sur les œuvres (puisque, selon Kant, on devait pouvoir
discuter sinon « disputer » conceptuellement du goût quand bien même,
comme l'observe Roger Chartier[64], pour
Kant[65] seule
la communication écrite —comme dans la critique d'art dont la naissance, en la
personne de La Font de Saint-Yenne[66], n'en a
pas moins elle-même été tributaire de celle du Salon—, en permettant l'échange
dans l'absence, était en mesure d'engendrer un espace public autonome pour le
débat d'idées « entre des personnes “privées“, libérées des devoirs dus au
prince »), si limitée fût encore à tous points de vue l'extension de cet
espace public à l'encontre de l'exigence d'universalité qui était celle de
Kant, lequel, relève Chartier, continuait à penser l'espace public sur le
modèle remontant au XVe siècle, sorte d'antécédent du champ
littéraire bourdieusien, de la république des lettres présumée unir, par la
correspondance et l'imprimé, les lettrés européens —soit, malgré tout, une
double limitation— par delà les frontières nationales.
Ce qui, a fait
observer Thomas Crow[67],
supposait d'emblée la constitution parallèle de
l' « assistance » elle-même (avec, comme dans le cas de
l'assistance théâtrale, son caractère disparate) en un « public » véritable
(avec l'homogénéisation que cela implique, transformation comparable, sur le
plan politique, à celle de la multitude en peuple[68]).
Public habilité à légitimer l'exercice de l'art (tout en prenant part à son
activation) en lieu et place tant du souverain que de l'Académie elle-même
(d'où les résistances de celle-ci à un processus qu'elle avait pourtant
elle-même enclenché), là où le tort d'Adorno aurait été de ne pas prendre en
considération ce qu'avait pu avoir historiquement de positif la constitution
d'un public. Mais avec la question, soulevée par Louis Quéré[69], de
savoir si c'est bien l'espace public qui a donné naissance à un public ou si
c'est la formation d'un public qui a entraîné celle d'un espace public, quand
bien même Quéré se réfère non tant à l'espace public bourgeois mis en avant par
Habermas supposé anticiper la révolution française qu'à l'espace —à la
« scène »— de l'apparaître au sens d'Hannah Arendt[70] en
référence tant à la polis qu'au théâtre grecs antiques. Modèle davantage
esthétique de l'espace public en faisant l'espace de formation de jugements non
tant cognitifs que, comme dans le cas des jugements esthétiques, en dehors de
toute argumentation rationnelle, de jugements réfléchissants au sens de Kant,
là où le savoir clôt au contraire toute discussion. En même temps qu'espace non
tant de la seule discussion, de la tentative de persuasion mutuelle, que, selon
la formule d'Aristote[71], de la
mise en commun des paroles et des actes.
Pour ce qui est
des lettres, selon Hélène Merlin[72], laquelle a elle-même entrepris une
archéologie de la notion de public, un public s'était en fait forgé, avec la
substantialisation de l'épithète « public », dès avant le
dix-septième siècle, à une époque où il n'était pas encore d'espace public
artistique ou littéraire, où l'art et la littérature n'avaient même encore
aucune existence autonome. Terme appartenant au vocabulaire
théologico-politique issu du paradigme latin de la respublica, désignant
au départ la totalité ordonnée tant de la chrétienté (le « corps
mystique », la respublica christiana, terme
qui, au Moyen-Age, désignait l'Eglise catholique en tant qu'institution
universelle rassemblant et ordonnant l'ensemble des chrétiens) que
du corps politique (là où la multitude, elle, n'était pas présumée avoir
d'être) pour désigner progressivement la finalité d'une œuvre de poétique.
L'homme de lettres étant lui-même celui qui « publie » en s'adressant
au corps politique dans son ensemble. En quoi, conformément au modèle
rhétorique cicéronien du rôle de l'orator dans la respublica,
l'homme de lettres —l'auteur— est estimé contribuer, en publiant, au maintien
de l'harmonie du corps politique. Conception qui est venue nourrir l'idée d'une
république des lettres, d'une respublica literaria se substituant, quand
bien même elle était dépourvue de toute réalité institutionnelle, à la respublica
christiana entrée en crise avec l'approche des guerres de religion, tout en
demeurant elle-même conçue, ainsi que l'a indiqué Marc Fumaroli[73], sur le
modèle de la respublica christiana. Respublica
literaria qui, en s'auto-attribuant le statut de représentant du
public, s'affirme comme seule légitime à légitimer la publication des écrits
avant que l'Académie ne vienne y mettre le holà, la publication n'étant
elle-même pas tant un produit qu'un processus, le processus consistant à rendre
public[74].
En même temps
qu'importance prise par la représentation théâtrale. « Le modèle de la
représentation au XVIIe siècle est théâtral[75] »,
le théâtre calquant lui-même sa conception de la parole théâtrale sur le modèle
rhétorique de l'orateur alors même que se trouve destituée l'éloquence
publique. En une époque d'interdiction de tout débat public suite aux guerres
de religion et à la promulgation de l'édit de Nantes qui, en autorisant la liberté
de confession, opérait la scission des « particuliers » et du public,
en l'absence de tout espace public adéquat, de toute « scène
publique » adéquate, la scène théâtrale « publie » elle-même,
sur un mode fictif, des « actes éloquents » offrant aux particuliers,
interdits de débat public qu'ils sont, l'opportunité de n'en avoir pas moins
accès à la représentation jusqu'alors monopolisée par la Cour. S'effectuant,
contrairement aux autres genres « littéraires » —alors que l'exercice
du pouvoir politique se retire lui-même dans le secret du cabinet— « en
public » (quand bien même l'assistance théâtrale était particulièrement
éclectique et désordonnée), elle représente, sur une scène séparée de la salle
(quand bien même la séparation ne sera totale qu'au XIXe siècle), un
corps politique lui-même clivé, en crise.
Et Merlin de n'en penser
pas moins pouvoir repérer une certaine préfiguration du futur espace public
politique non tant dans les lieux de socialité du type du Salon que dans les
querelles théâtro-littéraires, à commencer par la querelle du Cid (1637-1638).
« Acceptant généralement l'interdit du débat politique, un public
de particuliers a placé sa liberté et ses règles —son auto-fondation,
son autonomie— dans ses pratiques langagières, par lesquelles il s'est, en
fait, inventé, en jouant avec les modèles laissés disponibles, et comme
vacants, par l'interdit du débat politique » […] Les réflexions se sont
portées sur la définition de l'auteur, du public et de la représentation,
termes définis à partir des modèles politiques. Par le raisonnement
analogique […] la quaestio a fécondé la sphère de liberté accordée aux
particuliers :elle a permis que s'aiguise la pensée critique ».
Mais selon
Habermas lui-même, crise, aujourd'hui, de l'espace public à tous les niveaux,
mis à mal par les mass media. Comme toujours perte par l'institué de la
dynamique propre à l'instituant. Comme l'observe Maingueneau[76]
conversations littéraires et espaces de sociabilité restreints qui leur sont
associés ramenés —à la suite d'Henri Bergson[77]
opposant conversation et philosophie— par Marcel Proust lui-même dans son Contre
Sainte-Beuve[78],
quelle que soit sa propre attirance pour les mondanités, à pure et simple
futilité (Proust dénonçant dans les Causeries du lundi de Charles
Augustin Sainte-Beuve[79] une
critique qui n'est que conversation écrite, une « méthode salons »).
Comme l'a indiqué Raymonde Moulin[80] pour ce
qui est des espaces de l'art perte de toute autonomie des espaces dits publics
par rapport aux espaces marchands qui ne s'en sont pas moins eux-mêmes
développés. Espace public ramené (quelle que soit pourtant par ailleurs, comme
l'a énoncé le courant sociologique dit des uses and gratifications[81],
la capacité de résistance des conversations entre usagers à l'hégémonie des
mass media) aux insipides conversations de vernissages, convenues et attendues,
qui n'en tendent pas moins de plus en plus, comme l'a fait remarquer Maria Wutz
alias Paul Devautour[82], à se substituer également aux œuvres
exposées elles-mêmes. Ce qui a pu conduire un artiste comme Antoine Moreau à
monter avec ses étudiants des expositions qui se limitaient à leur seul
vernissage, buffet compris, en l'absence d'œuvres exposées. Tandis que certains
artistes, tel Vincent Epplay avec ses cabines d'écoute, ont entrepris d'aménager
des lieux d'intimité au sein même de l'espace d'exposition.
À rebours de
quoi Irit Rogoff[83]
n'en postule pas moins toujours la possibilité, pour les visiteurs d'une
exposition, de s'ériger en collectivité, en communauté, en Nous (outre le nous
qui habite chacun de nous), quand bien même c'est en communauté élaguée de
toute racine identitaire comme pour Agamben[84] ou pour
Nancy[85]
lui-même, en communauté non substantielle, n'ayant plus « pour contenu que
son propre préfixe, le “cum“, l'“avec“ dépourvu de substance et de liaison,
dépouillé d'intériorité, de subjectivité et de personnalité » (et quand
bien même, pour Nancy, l'avec —l'Être-avec— ne serait pas tant le produit
d'une construction qu'il n'aurait caractère ontologique originaire[86]). La
possibilité, pour les « spectateurs », à l'encontre de l'habituelle
injonction de simple attention portée aux œuvres comme du réquisit benjaminien
de distraction, en l'absence de toute façon de toute signification immanente
des « œuvres » comme des « expositions thématiques », de
« produire » du sens non pas tant individuellement, à travers la
subjectivité qu'ils sont présumés projeter sur les œuvres, que collectivement
(Nancy allant jusqu'à dire que « nous sommes nous-mêmes le sens, entièrement,
sans réserve, infiniment, sans autre sens que “nous“ »), à travers leurs
relations non tant avec les œuvres, si œuvres il y a, que les uns avec les
autres (comme à travers ce que Stanley Fish[87] appelle
les communautés interprétatives, mais communautés ici déliées de toute attache
identitaire, simple « co-présence » des spectateurs eux-mêmes dans
l'espace d'exposition) ainsi qu'avec le display[88] et
l'espace d'exposition en tant que tel qu'ils viennent en quelque sorte
« habiter ». La possibilité d'un espace public au sens non tant
d'Habermas que d'Arendt, quand bien même celle-ci oppose, à la suite d'Aristote[89]
opposant lui-même agir (praxis) et faire (poiésis), travail
(activité propre au domaine privé destinée à satisfaire les besoins biologiques
de l'homme et à assurer la survie tant de l'individu que de l'espèce humaine),
œuvre (production d'un monde artificiel d'objets créés au sein de la sphère
privée pour être exposés publiquement) et action, propre au domaine public, qui
n'est jamais possible pour l'être isolé (ce qui, sur le plan de l'exposition,
si exposition il doit ou peut toujours y avoir, devrait pour le moins conduire
à mettre en avant non plus les œuvres mais le désœuvrement, l'acte, le
processus ; pour Rogoff réception elle-même en tant, à l'opposé de toute passivité,
qu'action productrice de sens).
L'action étant,
selon Arendt « la seule activité [en liaison étroite avec la parole dans
le mesure où il ne serait pas d'activité humaine qui, autant que l'action, ait
besoin de la parole] qui mette directement en rapport les hommes, sans
l'intermédiaire des objets ni de la matière » (alors pourtant que
désormais la sociologie de l'acteur-réseau tend à sa façon à étendre le Nous
aux actants non-humains er que, ainsi que le souligne Donna Haraway[90], chacun
de nous s'avère un Nous de plus en plus hétérogène, mi-humain, mi non humain)
et corresponde « à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce
sont des hommes et non pas l'homme, qui vivent sur terre et habitent le
monde », pluralité qui, dit Arendt, « est spécifiquement la condition
[…] de toute vie politique ». Et l'espace public « commence à exister
dès que des hommes s'assemblent dans le mode de la parole et de l'action ;
il précède par conséquent toute constitution formelle du domaine public et des
formes de gouvernement, c'est-à-dire des diverses formes sous lesquelles le
domaine public peut s'organiser ». « Espace du paraître au sens le
plus large : l'espace où j'apparais aux autres comme les autres
m'apparaissent, où les hommes n'existent [ou n'existeraient] pas simplement
comme d'autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur
apparition ». Espace qui, selon Arendt, n'en présente pas moins lui-même,
comme l'action, une dimension proprement politique, le « domaine
politique » naissant de la communauté d'action, de la mise en commun de la
parole et des actes, tout comme, selon Rogoff, l'espace d'exposition
présenterait lui-même en tant que tel une dimension politique, quand bien même
il s'agirait, comme pour Nancy, de politique en l'absence désormais de tout
programme, de politique elle-même sans projet, sans modèle d'action. (tout
comme l'éthique s'avère désormais elle-même sans valeurs). Mais espace public
qui n'en serait pas moins, selon Arendt elle-même, désormais en crise, l'espace
public se trouvant menacé dès qu'acte et parole divergent alors que, selon
elle, l'époque moderne —à commencer par le marxisme— a tendu à dénoncer la
vanité de l'action et de la parole et à substituer à l'agir le faire (quand
bien même, là encore, depuis, l'acte artistique a pu être valorisé au détriment
du produit, au détriment de l'œuvre).
Mais encore
Rogoff relie-t-elle en fin de compte l'espace d'exposition non tant à l'action
au sens d'Arendt qu'au geste au sens d'Agamben[91]
remontant en ce qui le concerne à la distinction opérée historiquement par
Varron[92] non
tant entre travail, œuvre et action que, comme Aristote, entre facere (faire)
et agere (agir) auxquels vient s'ajouter ici le troisième terme gerere
(gérer, accomplir) : « La ressemblance entre agere,
facere et gerere a fait croire communément que ces trois mots
étaient synonymes. Cependant facere n'implique pas agere. Ainsi
un poète facit fabulam (compose une pièce), non agit (il ne la
joue pas) et réciproquement un acteur agit (joue une pièce), et ne l'a
pas faite (facit). Gerere, à son tour, n'implique ni facere
ni agere, et se dit d'un général d'armée qui porte (gerit) comme
un fardeau le commandement qui lui a été confié », qui, explicite Agamben,
accomplit quelque chose (res gerit), la prend sur soi, en assume
l'entière responsabilité, la « supporte ». Ce qui, affirme-t-il,
« ouvre la sphère de l'èthos comme sphère la plus propre de l'homme
[…] si le faire est un moyen en vue d'une fin et l'agir
une fin sans moyens, le geste rompt la fausse alternative entre fins et moyens [entre
rationalité des moyens, conception formelle de la rationalité, et rationalité
des fins, conception substantielle de la rationalité] qui paralyse la morale,
et présente des moyens qui se soustraient comme tels au règne des moyens
[et à la chaîne causale reliant moyens et fins] sans pour autant devenir des
fins » (ce qui serait le fait du processus lui-même, s'apparentant en fin
de compte davantage au geste qu'à l'agir ou au faire). Par opposition tant aux
moyens subordonnés dans le faire à une fin qu'à l'agir qui a en lui-même sa
propre fin, le geste consisterait à assumer, « à exhiber une médialité, à
rendre visible un moyen comme tel », un « pur moyen », dit
Agamben pour qui la politique s'avérerait elle-même —en tout cas désormais— la
sphère des moyens sans fins, telle, pour Nancy, la politique sans projet[93].
Mais, pour en
revenir à l'âge moderne, les institutions académiques n'avaient pas tardé à
être jugées par les artistes insuffisamment autonomes par rapport à l'appareil
d'État, tant appareil répressif d'État qu'appareil idéologique d'État au sens
d'Althusser[94], les artistes revendiquant dès lors,
tout au long du « long dix-neuvième siècle », leur autonomie par
rapport tant au ministère de l'intérieur —resté trop interventionniste (comme
le restera encore à sa façon le ministère de la culture lorsqu'il sera créé en
1959)— qu'aux institutions académiques et même au goût du public en créant
leurs propres institutions. Quitte cependant à n'en entrer pas moins, ainsi que
l'ont indiqué Harrison et Cynthia White[95], dans
une dépendance plus étroite par rapport aux marchands avec lesquels ils se
lient par contrat (comme, précédemment, les artistes, pour échapper à la
tutelle des métiers, avaient dû accepter, en se faisant académiciens, d'entrer
dans une dépendance plus étroite par rapport aux princes et monarques) et qui
entendent confisquer l'exercice du jugement cognitif si ce n'est celui du
jugement de goût lui-même.
Revendication,
notamment, de pouvoir exposer en-dehors du Salon officiel. Revendication qui a
abouti au début du vingtième siècle, à la disparition de celui-ci. Ce qui,
selon Bourdieu[96],
a conduit, en rapport avec la genèse de la modernité, à la constitution d'un
univers social relativement autonome au sein du « champ du pouvoir »[97], ce
qu'il appelle le champ de production artistique. Bourdieu substituant à
l'autonomie artistique, pour lui simple croyance entretenue par les agents du
champ, l'autonomie relative du champ de production artistique par rapport aux
autres champs. Champ régi par les luttes de concurrence entre non tant
« acteurs » ou « actants » qu' « agents », à
la fois agissants et agis, régis, entre « entrants » et
« dominants », en vue de s'assurer le monopole de la définition du
mode de production artistique légitime, luttes qui « contribuent à
reproduire continûment la croyance dans le jeu » (là où, selon lui, il n'y
aurait pas de lutte au sein de l'appareil d'État[98]). Mais
d'où il s'ensuit malgré tout, pour Bourdieu, en tout modernisme, qu'il ne
saurait désormais encore être de production artistique qu'au sein de ce champ
sans qu'il y ait lieu de distinguer entre espaces institutionnels et espaces
qui se voudraient autonomes de l'art, ce que Bourdieu a appelé
institutionnalisation de l'anomie.
Tandis que,
pour George Dickie[99], ce
serait l'institution artistique —ce qu'il appelle lui-même le « monde de
l'art »— qui conférerait aux œuvres d'art en son sein, sinon leur valeur
artistique ou esthétique (comme le marché leur confère une valeur économique
ou, du moins, un prix), du moins leur « statut de candidat à
l'appréciation » par le public, autrement dit qui en ferait des œuvres
d'art (là où Goodman[100]
distingue pour sa part entre « faire » une œuvre et
l' « activer », l'institution muséale n'étant pour lui qu'un
moyen parmi d'autres non de la faire mais de l'activer). Sans pour autant, pour
Dickie, que les œuvres soient nécessairement évaluées positivement par
l'institution à l'encontre de la conception qui fait (du moins, selon de Duve[101], pour la modernité) de la notion
d'œuvre d'art une notion sinon un concept directement évaluative. Mais ce qui
n'en tombe pas moins sous le coup de la critique formulée en son temps par
Buren[102] :
ce n'est pas, comme le voudrait une interprétation douteuse du ready-made, le
simple fait de placer quelque chose dans l'enceinte du musée qui en fait
une œuvre d'art que ce soit au sens évaluatif ou au sens seulement
« classificatoire » retenu par Dickie. Ainsi les toilettes, lieu
d'intimité demeurant déjà, en l'absence de toute intervention artistique, au
sein de l'espace public ou de ce qui en reste. Les vestiaires, les systèmes
paraopéraux d'accrochage et d'éclairage, les gardiens eux-mêmes, membres à part
entière du monde de l'art au sens d'Howard Becker[103] mais
que Buren, pour en faire des œuvres (à caractère à la fois critique et
décoratif), devait recouvrir de son habituelle toile rayée. Pas plus que
l'enceinte muséale n'est entièrement dévolue à l'exposition, que l'on pense aux
problèmes rencontrés par Paul-Armand Gette au Centre Pompidou lorsqu'il voulut
exposer non pas les toilettes mais dans les toilettes, de femmes de surcroît,
les toilettes restant généralement, dans l'espace dit public, des espaces
soumis à la séparation des sexes (comme ce fut pendant des siècles le fait des
cimaises elles-mêmes dont les artistes-femmes étaientsystématiquement
écartées).
Tandis que,
selon Aline Caillet[104], le risque, à prétendre intervenir
artistiquement hors des lieux institutionnels de l'art, serait de ne plus être
en mesure de distinguer l'art de la simple animation culturelle. Ce qui, en
fait, n'en était pas moins ce que recherchaient tant l'avant-garde qu'une
néo-avant garde comme Fluxus qui se refusait à autonomiser l'art authentique
tant de la vie que du divertissement, du fun, quand bien même le concert Fluxus, forme d'intervention
originaire du mouvement, à la différence du happening et des ultérieurs Fluxtours
(telle la visite organisée des toilettes dites publiques) et Fluxfests,
se déroulait habituellement en vase clos et même sur scène.
Au lieu que,
comme le souligne Paul Ardenne[105], le
risque soit au contraire, en voulant sortir des limites de l'art et de
l'institution, d'en repousser encore les limites, l'art hors de l'institution,
à commencer par l'art dit public, s'entourant le plus souvent d'un dispositif
« périopéral » de monstration qui tend à la manière d'un cadre à le
réenclaver et à rétroinjecter ce faisant l'institution muséale en son dehors.
Sans compter que c'est l'institution artistique qui continue, dans la plupart
des cas, à parrainer les manifestations artistiques « hors limites »,
avec pour effet d'étendre encore le contrôle de l'institution, de renforcer
encore l'institutionnalisation de l'art dans le cadre de ce que Gilles Deleuze[106] a
appelé la société de contrôle.
Risque également
que, hors de l'institution, l'art se borne à « constituer » l'élément
moteur de l'art institutionnel lui-même (comme déjà les espaces prétendument
alternatifs de l'art se bornent le plus souvent à constituer le vivier qui
vient nourrir l'institution et l'art institutionnel). Ce en quoi l'art hors de
l'institution se bornerait à incarner un régime de déplacement de l'art
institutionnel au sens de Boltanski et Chiapello[107] là où
l'art dans l'institution en incarnerait un régime de catégorisation. Déplacement-décatégorisation
qui, dans la logique avancée par Boltanski et Chiapello, ne pourrait jamais
être que déplacement « local, événementiel, circonstanciel »,
micro-déplacement.
Mais encore ne
saurait-on pas pour autant, comme cherche à le faire Olivier Caïra[108] pour
ce qui est de la fiction qu'il continue à opposer globalement au documentaire
(tout comme les avant-gardes opposaient l'art au document), se réclamer là de
la distinction opérée par Deleuze sur un plan juridique dans Présentation de
Sacher-Masoch[109] (à
l'opposé de tout prétendu sado-masochisme) entre institution (les sociétés
secrètes de Sade) et contrat (le contrat masochiste) : là où l'institution
« tend à définir un statut de longue durée, involontaire et incessible,
constitutif d'un pouvoir, d'une puissance, dont l'effet est opposable aux
tiers », le contrat, postule Deleuze, « suppose la volonté des
contractants, définit entre eux un système de droits et de devoirs, n'est pas
opposable aux tiers et vaut pour une durée limitée ». Là où Caïra, alors
que lui-même récuse la notion de pacte autobiographique développée par Philippe
Lejeune[110],
distingue une « fiction institutionnelle » (les fictions littéraires,
radiophoniques, télévisuelles… dûment catégorisées par leur paratexte
« fictions ») et une « fiction contractuelle », bien
qu'elle-même non contractualisée juridiquement (les jeux de rôles) l'on ne
saurait par contre, quoi qu'il en soit du pacte autobiographique comme des
contrats passés entre artistes et commanditaires[111] ou
entre artistes et marchands (voire, selon Jean-Louis Comolli[112], du
« pacte documentaire » consistant, dans le cinéma documentaire, à
dire « je garantis au spectateur que c'est le monde réel qui est montré
dans ce film », là où, dans le cinéma de fiction, le pacte fictionnel
consisterait à dire « Nous avons tout inventé, l'artifice est
entier », quand bien même, reconnaît Comolli, plus souple en la matière
que Caîra, cinéma documentaire et cinéma de fiction n'en finissent pas moins
par se croiser) distinguer un art institutionnel et un « art
contractuel », artistique par contrat librement consenti passé entre
partenaires.
Alors que, a
fait observer Hal Foster[113], la
critique de l'institution peut fort bien se mener au sein même de
l'institution. De même, selon lui, que le post-modernisme entendait mener au
sein même de la représentation une critique de la représentation que n'avait
pas su mener le modernisme qui s'était contenté de rejeter la représentation au
lieu de la critiquer effectivement, de même ce que Foster a appelé la seconde
néo-avant-garde ou néo-néo-avant-garde (Asher et Buren là encore, du moins le
Buren d'une certaine période) a entrepris de mener une critique (dite
institutionnelle) que n'avait pas su mener l'avant-garde qui se contentait de
rejeter l'institution. Une critique non seulement de son cadre architectural
mais de l'institution artistique en tant que telle au sein même de celle-ci (et
déjà Fountain, avec tout ce qui tournait « autour »[114],
constituait à sa façon une critique en acte de l'institution artistique —y
compris de l'institution alternative que constituait à l'époque le Salon des
Indépendants— sans, en fin de compte, que l'œuvre, si tant est qu'œuvre à
proprement parler il y ait, se trouve exposée que ce soit à l'intérieur ou à
l'extérieur de l'institution). À moins que, comme dans le cas de la Bergerie de
Pierre Monjaret localisée à Bourréac, un village des Hautes-Pyrénées où
Monjaret n'est en fait jamais même allé, la critique de l'institution ne se
borne à mimer le fonctionnement de l'institution avec sa programmation
d'artistes tant réels que fictifs, son site internet, etc. etc.
Selon Rancière[115] le
propre des espaces institutionnels de l'art dans ce qu'il appelle le régime
esthétique de l'art ayant désormais succédé selon lui au « régime représentatif »
serait même d'être, sinon la condition indispensable à l'exercice de l'art, du
moins la condition à son hétéronomie elle-même, à sa portée politique. Ce qui
n'en impliquerait pas moins malgré tout bien un mixte d'autonomie et
d'hétéronomie. Efficacité paradoxale, présume Rancière, de la séparation, de la
discontinuité, de la distance. Distance qu'il qualifie de critique (au risque
de confondre art politique et art critique) et qu'il assimile à celle entre
œuvre et « spectateur » (à l'opposé, dit-il, de toute contemplation
extatique) en même temps qu'à « la suspension [terme qui évoque la
suspension de sens barthésienne] de tout rapport direct entre la production des
formes de l'art et la production d'un effet déterminé sur un public déterminé ».
À la suspension, dit de façon plus développée, de toute relation déterminable
entre intention (tant artistique que politique) de l'auteur (si auteur il y a),
œuvre produite (si œuvre il y a) et, sinon effet causé (une intention n'étant
de toute façon pas une cause), action produite tant sur le spectateur que sur
le public (si spectateur et public il y a), sur la « communauté » (si
communauté il y a), en l'absence, dit Rancière en termes très deleuziens, de
tout prolongement sensori-moteur comme de toute finalité sociale prédéfinie.
Rancière allant jusqu'à parler, là également, de dissensus. À l'opposé de la
conception habituelle de l'art politique continuant selon lui à relever du
« régime représentatif de l'art » (là où, à mon sens, l'art
politique, si art politique il y a, ne saurait être ni représentatif ni
« esthétique » au sens de Rancière mais performatif au sens de John
Langshaw Austin[116] et de Gilles Deleuze et Félix Guattari[117] quand bien
même l'art, politique ou non, n'est pas l'agitprop et ne saurait pour sa part
se borner à émettre de simples mots d'ordre, et quand bien même l'art éthique
lui-même peut malgré tout chercher à avoir dimension performative, peut
chercher, comme dit Latour[118], à agir et à
faire agir, peut, du moins à l'échelle individuelle, chercher à fournir des
« modèles » de « conduite », peut, comme dit, pour ce qui
est de la littérature, Marielle Macé[119]
à la suite, pour ce qui est de la philosophie, de Foucault[120],
donner un style à notre existence). À l'opposé également de ce que
Rancière appelle le « modèle archi-éthique » qui, reconnaît-il, par
le passé « n'a cessé d'accompagner ce que nous nommons modernité [soit, en
fait, le « modèle avant-gardiste » !], comme pensée d'un art
devenu forme de vie », formulation qui doit fâcheusement plus à John Dewey
(alors même que, ainsi que l'a souligné Boltanski[121], la
pragmatique ne doit pas être restreinte au seul pragmatisme, si pluriel que
s'avère « le » pragmatisme lui-même[122]) qu'à
Walter Benjamin, lequel doit pourtant, bien davantage que Dewey (art comme expérience[123] d'un
côté, pauvreté[124], impossibilité
ou même destruction[125] de
l'expérience de l'autre, quand bien même, dit Benjamin, il y a là barbarie,
mais « barbarie positive »), être considéré, dans son tête-à-tête
acharné avec Adorno, comme ayant été le véritable penseur de l'avant-garde par
opposition à la modernité. « Modèle de l'art qui doit se supprimer
lui-même […] de la performance artistique qui fait sortir l'art du
musée »…
Mais encore
peut-on penser que les espaces institutionnels de l'art eux-mêmes sont
désormais des espaces où les artistes jouissent, comme l'a indiqué Soulillou[126], d'une
autonomie non seulement formelle mais pénale, jouissent effectivement, quelque
dénonciation qu'ait pu faire Agamben[127] de la
confusion entre les dimensions juridique et éthique (sans parler de
l'habituelle confusion plus grave encore dénoncée par Badiou[128] entre les dimensions éthique et
politique, l'éthique ne venant le plus souvent que masquer le vide de
toute perspective politique), d'une liberté, d'une permissivité quasi totale
sur un plan non seulement artistique mais également, dans une grande mesure,
éthique, pouvant toucher, comme chez Santiago Sierra, à ce qu'il est permis
d'appeler l'« éthiquement incorrect ». Ce qui tendrait à faire que ce
seraient les lieux institutionnels de l'art eux-mêmes qui seraient des
« espaces autres », des hétérotopies au sens de Foucault[129]. Mais
ce qui n'en apparaît pas moins parfaitement conforme à l'éthique libérale, à
l' « éthique de la justice » prônée par un auteur comme John Rawls[130] qui
entend pour sa part non pas remettre en question mais, bien au contraire,
renforcer l'autonomie de l'espace privé par rapport à l'espace public et selon
qui l'art relèverait non, comme pour Habermas, de l'espace public, quelque
crise que traverse celui-ci, mais, au même titre que la religion dont il est
souvent tenu pour le substitut moderne, de l'espace privé. Ce qui tendrait à
impliquer, du point de vue de Rawls, une autonomisation de type moderniste
renforcée des institutions artistiques par rapport à l'appareil d'État avec la
suppression de toute subvention publique à l'art, là où, comme l'a dénoncé
Rainer Rochlitz[131], les
espaces qui se veulent aujourd'hui autonomes des espaces institutionnels de
l'art n'en continuent pas moins eux-mêmes trop souvent à jouer double jeu
(voire, selon Nathalie Heinich[132] en
mendiant des subventions. Là où, en tout cas, nombreux sont les artistes qui
aspirent, quand bien même c'est avec plus ou moins de bonheur, à sortir des
espaces institutionnels de l'art pour, précisément, retrouver quelque chose à
transgresser puisque, comme le rappelait Michel Foucault, il ne saurait être de
transgression sans quelque chose à transgresser, si tant est, du moins, que
transgression il « doive » y avoir.
Tandis que,
pour Rancière, les lieux de l'art n'en pourraient pas moins toujours, du fait
même de leur autonomie, non certes servir à asséner des « messages »
mais « accueillir des modes de circulation d'information et des formes de
discussion [non seulement artistique mais même] politique qui tentent de
s'opposer aux modes dominants de l'information et de la discussion sur les
affaires communes ». Où l'espace public aujourd'hui défaillant revivrait
malgré tout dans ce qui en aurait été, sectoriellement, une préfiguration, et
sans que, comme pour Habermas[133], il
s'agisse là seulement d'un espace public spécifique à la fois autonome et
restreint, entre experts. Ce qui rejoint dans une certaine mesure la thèse
d'Yves Michaud[134]
assimilant quelque peu rapidement le lieu de l'art à une TAZ. Ou celle de Brian
Holmes[135]
cherchant à déborder les limites de la critique institutionnelle devenue, comme
le monochrome, le ready-made,le mail art[136] la
conférence-performance devenue elle-même le paradigme du prétendu educationnal
turn de l'art[137], et
l'exposition vide (voire l'abandon de l'art, comme dans le cas de Maurizio
Cattelan et de son exposition All au Guggenheim pour laquelle, pour
signifier la suspension de sa carrière d'artiste, il a suspendu dans le vide
une rétrospective de son œuvre passée aux cîmes du musée), un genre artistique
standardisé, « institutionnel » (quand bien même, selon Raphaël
Baroni et Marielle Macé[138], il
conviendrait de ne pas en rester, pas plus qu'à la présomption selon laquelle
les genres seraient nécessairement en voie de disparition, à la conjecture
selon laquelle le devenir-genre impliquerait nécessairement standardisation et
réification ; un genre n'est jamais une catégorie immuable mais, tout en
engendrant lui-même une attente, un « horizon générique », est lui-même
une catégorie en devenir, un concept ouvert au sens de Morris Weitz[139],
chaque nouvel item rattaché à un genre venant affecter la spécification de
celui-ci). Tout comme pour Rogoff[140]
faisant elle-même état d'un educational turn tant de l'art que des
pratiques curatoriales, « the possibilities for the museum to open a place
for people to engage ideas differently—ideas from outside its own walls ».
Thèse selon laquelle, bien loin de toute crise du musée comme de
l'exposition en tant que telle, le caractère extramondain (si mondain pourtant,
davantage que public, qu'il soit devenu) du musée lui permettrait d'être
« l'une des rares institutions publiques » où pourraient se
rencontrer, en toute « extradisciplinarité » mais en opposition à
toute dé-disciplinarisation, à toute antidisciplinarité (quand bien même il
conviendrait de distinguer, là comme ailleurs, entre destruction et
déconstruction), les différentes disciplines, tant artistiques que non
artistiques. En fait simple effrangement des disciplines dans la tradition du dernier
Adorno[141]
cherchant tout au plus à assouplir son modernisme.
Là où c'est
cependant une tout autre voie qu'indique Foucault, lequel, après avoir commencé
par traiter de l'institutionnalisation de la folie et du regard médical, a
entrepris de problématiser la notion même d'institution. Selon Foucault[142], dès
lors, alors que la notion d'institution demeure une notion juridique relevant
d'une opération de codification juridique du pouvoir, l'exercice réel du
pouvoir se trouve toujours disséminé en une microphysique du pouvoir :
l' « archipel carcéral » a transporté « la technique de
l'institution pénale au corps social tout entier »[143]. Et
ainsi en est-il pour l'art lui-même : sans doute convient-il, en dernier
ressort, en art comme ailleurs, de relativiser la question des institutions. En
même temps qu'il convient, ici comme ailleurs, de déconstruire l'opposition
entre dedans et dehors.
C'est en fait
l'art en tant que tel, et non pas seulement les espaces de réception de l'art,
qui a caractère hétérotopique : le simple fait que le
« récepteur » puisse se dire que « c'est de l'art » accorde
par avance à l'art permissivité, « laisser-faire », liberté… non
seulement quand l'art a lieu au sein des institutions artistiques mais également
quand il a lieu en leur dehors. Ce en quoi l'art a également caractère
paratopique au sens de Maingueneau[144], à la
fois localisé et délocalisé, tout en se nourrissant de la tension entre lieux
et hors-lieux.
Mais n'y
aurait-il pas là risque de tomber dans le fétichisme du nom « art »
alors que Bourdieu[145]
entendait lui-même dénoncer le fétichisme et l'efficacité magique du nom de
l'artiste présumé conférer à l'œuvre son propre caractère de fétiche et sa
propre efficacité magique là où, selon lui, le véritable créateur tant de
l'œuvre d'art que de la valeur de l'œuvre d'art n'est pas l'artiste mais le
champ de production artistique produisant « la valeur de l'œuvre d'art
comme fétiche en produisant la croyance dans le pouvoir créateur de
l'artiste » et dans la valeur de l'art en général ? Mais c'est
précisément ce postulat même qu'il convient de remettre en question :
l'art, quoi qu'en dise Bourdieu, peut fort bien avoir lieu non seulement au
sein mais également en dehors du champ de l'art légitime sans qu'il y ait là
simple croyance ou illusion (croyance et illusion produites selon Bourdieu par
le champ même).
Cependant, pour
finir, la relative licence dont bénéficie l'art, à l'extérieur comme au sein
des institutions artistiques, ne lui en retire pas moins, à l'extérieur comme à
l'intérieur des institutions artistiques, à l'extérieur comme à l'intérieur du
champ de l'art, pertinence et efficience, amoindrit sa performativité au sens
tant de Lyotard[146] que
d'Austin, au point que le jugement artistique « ceci est de l'art »,
qu'il soit émis dans ou par l'espace public, dans l'espace public ou dans
l'espace privé, apparaît en définitive comme un jugement non tant descriptif ou
appréciatif que dépréciatif : « ceci n'est que de l'art »,
« ceci est seulement de l'art ».
***
Sur le plan
géopolitique enfin, artistes et biennales d'art contemporain ont désormais
surgi un peu partout sur la planète là où, il y a à peine trente ans, on ne s'y
serait jamais attendu ou, en tout cas, on n'y prêtait pas attention (mais au
risque, dorénavant, d'occulter ce qui n'en était pas moins survenu auparavant
en différents endroits de la planète). Mais là où il n'y en avait pas moins
malgré tout une certaine attente, et même une trop forte attente pour qu'elle
ne soit pas déçue, de la part tant des populations locales que d'une frange
« progressiste » de ce qui passait alors pour le monde de l'art (au
sens ici de Becker[147], non
au sens, trop institutionnel, de Dickie). L'attente d'un art échappant au
mainstream, d'un art autonome par rapport au mainstream, l'attente d'un art
inattendu. Mais l'attente d'arts (au pluriel, avec un sens nouveau donné ici au
pluriel) par trop identitaires. L'espoir mis à tort dans les identités pour
faire barrage à la mondialisation en cours alors même que le
« développement » des identités n'en était que l'autre face. Là où,
en définitive, s'est tout au plus mis en place, comme a pu le dire Benjamin
Buchloh[148]
à propos de Gabriel Orozco (tout comme, quelle que soit la qualité intrinsèque des
travaux de ces artistes, il aurait pu le dire à propos d'un Huang Yong Ping
avec son slogan « Le zen est Dada, Dada est le zen », quand bien
même, contrairement à ce qu'il en a été pour Orozco, la couverture de l'art, la
couverture du nom « art », n'a pas suffi à le protéger de la censure
et il a dû s'exiler en France où, même là, il a encore été victime de la
censure —pour des raisons cependant
alors d'ordre davantage éthique que politique— à l'occasion de
l'exposition Hors limites au Centre Pompidou), un art se contentant de
mêler novlangue et résidus « primitivistes » relevant d'une prétendue
mexicanité (ou sinicité…), bien souvent plus aptes à séduire un public
international demeurant en quête d'exotisme que les populations locales,
souvent davantage enclines à calquer leur identité supposée sur les modèles
fournis par l'industrie culturelle mondialisée elle-même. Un art se contentant
de mêler territorialisation et déterritorialisation, localisme (voire
nationalisme) et universalisme, archaïsme et contemporanéité. Anachronisme qui,
sans doute, n'en participe pas moins de leur contemporanéité même dans
l'optique d'Ernst Bloch[149], de
Georges Didi-Huberman[150] et de
Giorgio Agamben[151], mais qui
n'en tend pas moins à retomber dans une forme perpétuée d'anhistoricisme.
***
Mais c'est l'énoncé métaartistique
—métacommunicatif au sens de Gregory Bateson[152]—
« ceci est de l'art » qui, au même titre que l'énoncé « ceci est
un jeu » ou que, selon Caïra[153], l'énoncé
« ceci est une fiction », n'en constitue pas moins lui-même déjà,
quand bien même il demeure le plus souvent implicite, un cadre au sens de
Bateson. Un cadre qui énonce que tout ce qui se trouve à l'intérieur n'est pas
la réalité ordinaire, alors pourtant que, tout comme, ainsi que l'a fait
observer Jacques Henriot[154], un jeu
peut fort bien comporter des éléments réels, à commencer par l'acte de jouer,
tout comme, ainsi que l'a mis en avant Jean-Marie Schaeffer[155], une
fiction peut inclure des références à des éléments réels, ce cadre, à l'instar
du cadre muséal, n'en peut pas moins comprendre des éléments non artistiques.
Un cadre qui n'appartient lui-même ni à la réalité ordinaire ni à l'art. Mais,
à l'encontre de la position de Bateson et de Caïra pour ce qui est du jeu et de
la fiction, artistique ou pas (encore que Bateson reconnaisse, comme dans le
cas des brimades d'initiation, l'existence de jeux bâtis non pas sur la
prémisse « ceci est un jeu » mais sur la question « est-ce un
jeu ? » tout comme, pour ce qui est de l'art, il peut être, à
commencer par Fountain, des « artefacts » procédant non tant
de la prémisse « ceci est de l'art » que de la question « est-ce
de l'art ? »), l'art n'en peut pas moins très bien, là encore, avoir
lieu également à l'extérieur de ce cadre qui s'avère somme toute lui-même, à
l'encontre de la conception moderniste, ne pas couper si bien que cela.
Non seulement, à l'encontre de Schaeffer[156] pour qui
l'art, tout comme la fiction, a nécessairement caractère intentionnel, l'art,
tout comme l'objet esthétique, n'a pas nécessairement caractère intentionnel en
même temps que, à l'encontre tant de Schaeffer pour ce qui est de la fiction
que de Kant pour ce qui est des objets esthétiques, l'art ne recherche pas
nécessairement un accord intersubjectif, mais , à l'encontre de ce qu'il en est
selon Shaeffer de la fiction qui, dit-il, si elle n'est pas obligée de se
dénoncer comme fiction, n'en doit pas moins être annoncée comme fiction, l'art
n'est nullement dans l'obligation de se faire annoncer comme tel.
Et de ce qui précède ressort alors
l'exigence, non tant de sortir de l'institution artistique (au risque d'étendre
encore celle-ci) que de sortir de l'art en tant que tel, de sortir, du moins,
de l'identité d'art, de « promouvoir » un art sans identité aucune,
sans même identité d'art. Un art qui ne se donne plus en tant qu'art, légitime
ou non, quelle que soit l'instance de légitimation, et qui, de ce fait, accroît
son potentiel performatif. Un art qui ne génère aucun horizon d'attente, non
identifiable en tant que tel par un quelconque spectateur et donc sans, à
proprement parler, spectateur et encore moins public en même temps que non
revendiqué par son auteur, dans l'intention d'être à même d'intervenir
(performativement) avec davantage d'efficacité dans et sur la réalité que ce
qui est étiqueté art, toujours soupçonné de faux-semblant.
Art qui n'en peut pas moins prendre place
aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des espaces institutionnels de l'art,
sans exclusion aucune (à l'encontre de la musique atonale qui entendait exclure
toute référence à la tonalité et qui, de ce fait, continuait à donner trop
d'importance à la tonalité), il n'y a aucune raison d'abandonner les espaces de
l'art au seul art légitime. Telle la série des Catalysis où Adrian Piper
arpentait rues, magasins, bâtiments publics et transports en commun, portant
sur elle des vêtements dégageant une odeur nauséabonde, ou bien une serviette
enfoncée dans la bouche, ou encore dissimulant sur elle un magnétophone où elle
avait enregistré de tonitruantes éructations... cherchant dans tous les cas à
provoquer non pas l'empathie mais la répulsion des passants, quand bien même ce
n'en était pas moins une façon d'attirer leur attention. Piper se permettant
même dans Catalysis VII de visiter en toute clandestinité une exposition
au Metropolitan Museum en mâchant du chewing-gum qu'elle faisait
claquer bruyamment, le type même de comportement normalement interdit aux
visiteurs d'un musée, autrement moins libres qu'y sont ceux-ci que les
artistes, sans que Piper se prévale de son statut d'artiste pour contrevenir à
la règle. De même lorsqu'Andrea Fraser (quand bien même celle-ci est
habituellement classée dans la critique institutionnelle), dans Little
Franck and His Carp, incarne une touriste visitant le Guggenheim de Bilbao
et feignant d'éprouver comme une satisfaction d'ordre sexuel à l'écoute de la
voix onctueuse émanant d'un audioguide célébrant les mérites de l'architecture
de Frank Gehry au point de se frotter lascivement l'entrejambe contre l'un des
piliers du bâtiment. Ce qui, venant d'une artiste confirmée, n'aurait rien de
bien intrigant ne prenant ici encore tout son piquant que dans la mesure où
Fraser se donne non pour l'artiste mais pour une spectatrice.
Ce qui importe, c'est que l'art agisse, agisse et, peut-être davantage
encore, fasse agir, « fasse faire » comme disent Bruno Latour[157] et Antoine Hennion[158].
Telles les Insertions dans les circuits idéologiques —qui
constituaient également des insertions dans les circuits économiques— de Cildo
Meireles au Brésil, à l'époque de la dictature militaire. Meireles[159]
revendiquant là une stratégie —une intention— inverse de celle des
ready-mades : non pas tant produits manufacturés insérés avec éclat, bien
que (volontairement) parcimonieusement (pour ne pas les transformer en
stéréotypes) dans le « champ artistique » qu' « objets
artistiques », eux-mêmes au départ objets tout ce qu'il y a de plus
ordinaires, banaux (billets de banque en circulation et bouteilles de Coca-Cola
consignables symboles de la propre insertion des USA dans l'économie
brésilienne) dûment lestés, tout comme, sur ce point, dans l'habituelle
agit-prop, de messages à contenus revendicatifs (qui, imprimés en lettres
blanches sur des étiquettes transparentes adhésives, n'apparaissaient sur les
bouteilles- de Coca-Cola qu'une fois celles-ci remplies) et se trouvant par là
transformés, davantage encore qu'en objets artistiques, en autant de
« médiations » au sens de la sociologie des médiations[160], et de
médiations pas seulement artistiques. Objets introduits subrepticement et
répandus autant que faire se peut dans le « champ économique et
social », dans le circuit marchand métamorphosé (sinon
« transfiguré ») non tant en circuit d'art qu'en circuit
d'information, et y circulant d'autant plus rapidement que, comme dans le cas
des billets de banque, les « gens ordinaires » sont habituellement
dans la nécessité de dépenser immédiatement leur argent sans pouvoir ni le
thésauriser ni le détruire.
Ce que l'on peut
rapprocher de de Dévoler où Pierre Huyghe se contente de déposer, là
également subrepticement, dans les rayons ad hoc de grands magasins des objets
lui appartenant encore en état de marche mais dont il n'a pour sa part plus
l'usage (ainsi qu'il est requis de le faire pour les piles électriques hors
d'usage ou pour les médicaments non utilisés), substituant par là-même une logique
du don (et du recyclage) à celle de l'échange marchand, l'activité artistique,
dans ce cas, ne suspendant pas l'usage comme pour ce qui est des ready-mades
mais rendant à l'objet, sinon son usage en tant que tel, du moins la
possibilité (ou, en tout cas, une possibilité accrue) de retrouver un usage.
Dans un cas comme dans l'autre ce n'est pas l'objet qui se trouve
« transfiguré » en œuvre d'art mais l'action elle-même (le processus)
qui prend caractère artistique, bien que non « donnée » ou
« formulée » comme artistique, ce qui était peut-être en fait déjà le
cas de Fountain. Mais, dans le cas de Dévoler, action artistique
ne s'adressant qu'aux quelques clients du magasin susceptibles de voir un
quidam introduire furtivement un objet dans un rayon, tandis que la pièce perd
malencontreusement toute son identité paradoxale d'art sans identité dès lors
qu'elle se borne à être racontée, photos à l'appui qui, de toute façon, ne
prouvent rien, pas plus que les photos de l'Inert Gas Series de Barry.
Problème, là encore, de présence et de coprésence —coprésence ici entre artiste
et spectateurs— (en évitant cependant à cet égard, à l'encontre d'un Tino
Sehgal, toute mythification comme toute mystification) comme dans la
performance par opposition, quoi qu'en dise de Duve[161], à la
photoperformance et à la vidéoperformance.
Alors
que les « Insertions », selon Meireles, ne devaient fonctionner que
comme des exemplifications au sens de Goodman[162] d'un
paradigme. Soit que les gens recopient eux-mêmes sur d'autres billets les
messages rajoutés sur les billets ou les bouteilles (messages du type
« Yankees go home » ou « Qui a tué Herzog? », Herzog étant
le nom d'un journaliste qui, accusé d'entretenir des relations avec le parti
communiste brésilien, fut torturé à mort dans une prison de São Paulo mais dont
la mort fut maquillée en suicide par les autorités), soit qu'ils suivent les
inscriptions figurant sur certaines des bouteilles de Coca-Cola indiquant
comment les transformer en cocktails Molotov, soit qu'ils se livrent à d'autres
actions du même type, alors même qu'ils n'ont nécessairement pour leur part,
pas plus que ceux susceptibles de leur succéder dans la « chaîne »,
ni intention d'art ni conscience de l'identité d'art des objets ainsi mis en
circulation. Exemplifications faisant que, dans ce cas, les objets en question
ont pu être malgré tout exposés dans des espaces institutionnels de l'art sans
se trahir à titre de documentation documentant non tant ce qui « a
été » que ce qui pourra être de nouveau, à titre programmatique. Ce à la
différence des 0bjets de grève de Jean-Luc Moulène, simples
réappropriations après coup (simple « récupération ») dans le
« champ artistique » de pratiques de lutte dans le « champ
économique », lesquelles n'avaient en elles-mêmes aucune prétention
artistique.
À la différence également de ce que j'ai
pu définir par ailleurs comme l' « art sans art »[163], lequel,
lui, n'implique nul transfert d'un « champ économique et social »
dans un quelconque « champ de l'art » mais s'en prend à leur prétendue
autonomie, procédant, là encore tant dans les espaces de l'art qu'en leur
dehors, de la seule attention du spectateur, en l'absence de toute intention
auctoriale, en l'absence de tout auteur.
Dans un cas comme dans l'autre, en
l'absence de tout public à proprement parler et donc sans que restauration de
l'espace public il y ait, possibilité néanmoins de constitution de
micro-espaces publics (notion que je substituerai à celles, à la mode, de
micropolitique et d'art micropolitique) engendrés par les discussions (en
petits groupes comme il se doit) que peut alimenter ce qui a été perçu par les
uns et par les autres.
[1] Nelson GOODMAN, « Quand y
a-t-il art ?», 1978, tr. fr. Danielle LORIES, ed. Philosophie
analytique et esthétique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.
[2] Harold ROSENBERG, La
Dé-définition de l'art, 1972, tr. fr. Nîmes, Chambon, 1992.
[3] Dominique MAINGUENEAU, Le
Contexte de l'œuvre littéraire, Énonciation, écrivain, société, Paris,
Dunod, 1993.
[4] Thierry de DUVE, « Fais
n'importe quoi », 1983, Au nom de l'art, Pour une archéologie de la
modernité, Paris, Minuit, 1989.
[5] Peter BÜRGER, Theorie
der Avantgarde, Frankfurt, Suhrkamp, 1974 &
« L'Anti-avant-gardisme dans l'esthétique d'Adorno », tr. fr. Revue
d'esthétique, nouvelle série n° 8, Toulouse, 1985.
[6] Cf. Antoine HENNION, Sophie
MAISONNEUVE & Geneviève TEIL, Le Goût comme un « faire
ensemble », Une comparaison entre le goût alimentaire et le goût musical,
Paris, CSI-Ecole des mines / Ministère de
la culture-Mission du patrimoine, 2002.
[7] Michael FRIED, Esthétique et
origines de la peinture moderne, tome I, La Place du spectateur, 1980,
tr. fr. Paris, Gallimard, 1990.
[8] Pierre BOURDIEU,
« L'Institutionnalisation de l'anomie », Cahiers du MNAM n°
19-20, Moderne modernité modernisme, Paris, Centre Georges Pompidou,
juin 1987 & Les Règles de l'art, Genèse et structure du champ
littéraire, Paris, Seuil, 1992.
[9] Bernard LAHIRE, La Condition littéraire, La Double vie des
écrivains, Paris, La Découverte, 2006.
[10] Laurent MARISSAL, Pinxit, Rennes,
Incertain sens, 2005.
[11] Hubert DAMISCH, « Du
structuralisme au fonctionnalisme », Geert BEKAERT, ed. À la recherche
de Viollet-le-Duc, Bruxelles, Mardaga, 1980.
[12] Cf. Hakim BEY, TAZ, Zone
autonome temporaire, 1991, tr. fr. Paris, Éclat, 1997.
[13] Luc BOLTANSKI & Ève
CHIAPELLO, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[14] Cf. Hilary PUTNAM, Ethics
Without 0ntology, Harvard, University Press, 2004.
[15] Cf. Reiner SCHÜRMANN, Le
Principe d'anarchie, Heidegger et la question de l'agir, Paris, Seuil,
1982.
[16] Martha C. NUSSBAUM, La
Connaissance de l'amour, Essais sur la philosophie et la littérature, 1991,
tr. fr. Paris, Cerf, 2010.
[17] Cora DIAMOND, L'Esprit
réaliste, Wittgenstein, la philosophie et l'esprit, 1995, tr. fr. Paris,
PUF, 2004.
[18] Jacques BOUVERESSE, La
Connaissance de l'écrivain, Sur la
littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008.
[19] Cf. Stanley CAVELL, La
Projection du monde, Réflexions sur l'ontologie du cinéma, 1971, tr. fr.
Paris, Belin, 1999 & Michael FRIED, Esthétique
et origines de la peinture moderne, tome III, Le Modernisme de Manet, 1996,
tr. fr. Paris, Gallimard, 2000.
[20] Stanley CAVELL, À la
recherche du bonheur, Hollywood et la comédue du remariage, 1981, tr. fr.
Paris, Cahiers du cinéma, 1993, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, tr.
fr. Paris, Bayard, 2003 & Philosophie des salles obscures, Lettres
pédagogiques sur un registre de la vie morale, 2004, tr. fr. Paris,
Flammarion, 2011.
[21] Jacques RANCIÈRE, Le Partage
du sensible, Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
[22] Walter BENJAMIN, cà l'ère de sa
reproductibilité technique », première version, 1935, tr. fr. Œuvres
III, Paris, Gallimard, 2000.
[23] Peter BÜRGER, ibid.
[24] Yve Alain BOIS,
« L'Inflexion », Repères, Cahiers d'art contemporain n°78, Donald
Judd, Paris, Galerie Lelong, 1991.
[25] Robert STORR, ed. Think
with the Senses, Feel with the Mind, Art in the Present Tense, 52.esposizione
internazionale d'arte, Venise, 2007.
[26] Claude LÉVI-STRAUSS,
« Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », Marcel MAUSS, Sociologie
et anthropologie, Paris, PUF, 1950.
[27] Jacques RANCIÈRE, La
Mésentente, Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
[28] Anne CAUQUELIN, Le Site et le
paysage, Paris, PUF, 2002.
[29] Michel FOUCAULT, « Des
espaces autres », 1967-84, Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, Paris,
Gallimard, 1994.
[30] Walter BENJAMIN, « L'Œuvre
d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », op. cit.
[31] James H. JOHNSON, Listeningin Paris, A Cultural History, Berkeley / Los Angeles, University of California, 1995.
[32] William WEBER, « Did People Listen in the 18th Century ? », Early
Music n° 25, Listening Practice, 1997.
[33] Hans Robert JAUSS, Pour une
esthétique de la réception, tr. fr. Paris, Gallimard, 1978.
[34] Jean-Luc NANCY, « Surprise
de l'événement », Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996.
[35] Jurgis BALTRUSAITIS, La
Stylistique ornementale dans la sculpture romane, Paris, Leroux, 1931.
[36] Henri FOCILLON, L'Art des
sculpteurs romans, Recherches sur l'histoire des formes, Paris, Leroux,
1931.
[37] Bruno LATOUR, Petite
réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Empêcheurs de
penser en rond, 1996.
[38] Meyer SCHAPIRO, La Sculpture
de Moissac, 1985, tr. fr. Paris, Flammarion, 1987.
[39] Richard SENNETT,
« Architectures de verre », tr. fr. Le Temps de la réflexion n°VIII,
La Ville inquiète, 1987.
[40] Walter BENJAMIN, « L'Œuvre
d'art… », op. cit.
[41] Hubert DAMISCH, « La Plus
petite différence », Mies van der Rohe, sa carrière, son héritage, et
ses disciples, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986.
[42] Paul VALÉRY, « Le Problème
des musées, 1923, Pièces sur l'art, Paris, Durantière, 1931.
[43] ULTRALABTM &
Jérôme de MISSOLZ, 1999TM, Psychopathologie de la vie quotidienne
dans le monde des arts (ou l'affaire des cartons piégés), Paris,
Burozoïque, 2009.
[44] James Lee BYARS, Perfect is
my Death Word, Bremen, Neues Museum Weserburg, 1995.
[45] Yann
SÉRANDOUR, « Livre d'artiste », Cneai = neuf ans, Chatou/Orléans,
Cneai/Hyx, 2006.
[46] Brian O'DOHERTY, Inside the
White Cube, 1986, tr. fr. White Cube, L'Espace de la galerie et son
idéologie, Paris, Ringier, 2008.
[47] Rosalind KRAUSS,
« Sculpture in the Expanded Field », 1979, tr. fr. «La Sculpture dans
le champ élargi», L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes
modernistes, 1985, tr. fr. Paris, Macula, 1993.
[48] Bernard MARCADÉ, « L'In
situ comme lieu commun », Artpress n° 137, Paris, 1989.
[49] Nicolas BOURRIAUD,
« Espaces relationnels, Le Statut de l'œuvre-habitat », Maisons-cerveaux,
Noisiel, La Ferme du Buisson / Reims, Le Collège, 1996.
[50] Michel GAUTHIER, Les
Contraintes de l'endroit, Paris, Impressions nouvelles, Paris, 1987.
[51] Jacques SOULILLOU, « L'Air
du vide ou le mode est à la mode », Décoration régionale spécial FRAC
Midi-Pyrénées, 1986.
[52] Dorothra von HANTELMANN,
« Célébrer, Un déplacement de la critique », tr. fr. Pierre HUYGHE, Celebration
Park, Paris, Arc, 2006.
[53] Daniel CHARLES, « Musique, technique, synchronicité », 1991, Louise
POISSANT ed. Esthétique des arts médiatiques, tome 2, Sainte-Foy,
Québec, 1995.
[54] Thierry de DUVE, « La Performance hic et nunc », 1980, Parachute,
Performance Text(e)s & Documents, Montréal, 1981.
[55] Antoine HENNION, Sophie
MAISONNEUVE & Émilie GOMART, Figures de l'amateur, Formes, objets,
pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui, Paris, Documentation
française, 2000.
[56] Algirdas Julien GREIMAS, Sémantique
structurale, Recherche de méthode, Paris, Larousse, 1966.
[57] Cf. Bruno LATOUR, Re-assembling
the Social, An Introduction to Actor-Network Theory, 2005, tr. fr. Changer
de société, Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006 &
Antoine HENNION, Sophie MAISONNEUVE & Émilie GOMART, op. cit..
[58] Alain BADIOU, L'Être et l'événement, Paris, Seuil, 1988.
[59] Antoine QUATREMÈRE de QUINCY, Lettres
sur le préjudice qu'occasionneraient aux arts & à la science le déplacement
de l'art de l'Italie, le démembrement de ses écoles, & la spoliation de ses
collections, galeries, musées, etc., 1796, rééd. Lettres à Miranda sur
le déplacement des monuments de l'art de l'Italie, Paris, Macula, 1989.
[60] Cf. Krzysztof POMIAN, Collectionneurs,
amateurs et curieux, Paris, Venise : XVIe – XVIIIe
siècle, Paris, Gallimard, 1987.
[61] Jeremy RIFKIN, L’Âge de l’accès, La Révolution de la
nouvelle économie, 2000, tr. fr. Paris, La Découverte, 2000.
[62] Theodor W. ADORNO, « Mode
intemporelle, À propos du jazz », 1953, Prismes, op. cit.
& Ästhetische Theorie, op. cit.
[63] Jürgen HABERMAS, L'Espace
public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société
bourgeoise, 1962, tr. fr. Paris, Payot, 1978.
[64] Roger CHARTIER, Les Origines
culturelles de la révolution française, Paris, Seuil, 1990.
[65] Emmanuel KANT, « Réponse à
la question : Qu'est-ce que les Lumières ? », 1784, tr. fr. La
Philosophie de l'histoire, opuscules), Paris, Montaigne, 1947.
[66] LA FONT de SAINT-YENNE, Œuvre critique, Paris, ENSBA, 2001.
[67] Thomas CROW, La Peinture
& son public à Paris au XVIIIe siècle, 1985, tr. fr. Paris,
Macula, 2000.
[68] Encore que, selon Joëlle Zask
(« Le Public chez Dewey : une union sociale plurielle », Tracés,
Revue de sciences humaines n° 15, Pragmatismes, 2008-2), le public
ne soit pas davantage le peuple que la masse : là où masse et peuple sont
des formations impliquant sous une forme ou une autre l'identité de leurs
membres (quand bien même, relève Zask, cette identité est seulement
l'uniformité des réactions individuelles à des excitations extérieures, celles
en provenance des messages unilatéraux délivrés par les media de masse), le
public n'en suppose pas moins en ce qui le concerne un accord reposant sur une
pluralité.
[69] Louis QUÉRÉ, « L'Espace
public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique », Quaderni
Vol. 18 n° 18, 1992.
[70] Hannah ARENDT, Condition de
l'homme moderne, 1958, tr. fr. Paris, Calmann-Lévy, 1961.
[71] ARISTOTE, Éthique à
Nicomaque.
[72] Hélène MERLIN, Public et
littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Belles lettres,
1994.
[73] Marc FUMAROLI, « Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, prince de la République des
Lettres », Bruxelles, 1993.
[74] Cf. Groupe de recherches
interdisciplinaires sur l'histoire du littéraire, De la publication entre
Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002.
[75] Hélène MERLIN, ibid.
[76] Dominique MAINGUENEAU, Contre
Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006.
[77] Henri BERGSON, La Pensée et
le mouvant, Essais et conférences, Paris, Alcan, 1938.
[78] Marcel PROUST, Contre
Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954.
[79] Charles Augustin SAINTE-BEUVE, Causeries
du lundi, Paris, Garnier, 1851-1862,
16 vol.
[80] Raymonde MOULIN, L'Artiste,
l'institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.
[81] Cf. Elihu KATZ & Paul L.
LAZARSFELD, Influence personnelle, Ce que les gens font des media,1955,
tr. fr. Paris, Colin, 2008, E.ihu KATZ, « A propos des médias et de leurs effets »,
1988, tr. fr. Gilles COUTLÉE & Lucien SFEZ, ed., Technologies et
symboliques de la communication, Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, 1990 & Elihu KATZ, « La Recherche en communication depuis
Lazarsfeld », tr. fr. Hermès n° 4, Le Nouvel Espace Public,
Paris, CNRS, 1989.
[82] Maria WUTZ, « Art World
Wide Web »Omnibus n° 13, juillet 1995.
[83] Irit ROGOFF, « We -
Collectivities, Mutualities, Participations », Kein Theater, 2004.
[84] Giorgio AGAMBEN, La
Communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, 1990, tr. fr.
Paris, Seuil, 1990.
[85] Jean-Luc NANCY, « De l'être
singulier pluriel », Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996,
ouvrage faisant suite à La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986.
[86] Originaire en fait tant
phylogénétiquement qu'ontogénétiquement : la femme enceinte, elle-même
plurielle.
[87] Stanley FISH, Quand lire
c'est faire, L'Autorité des communautés interprétatives, tr. fr. Paris,
Prairies ordinaires, 2007.
[88] Cf. Éric TRONCY, « Display,
Le Spectateur & la mise en scène », Documents sur l'art n° 11,
Dijon, Presses du réel, 1997/98.
[89] « Tandis que le faire a une
fin autre que lui-même, il n'en saurait être de même pour l'agir : car
bien agir est en soi-même sa propre fin » (Aristote, op. cit.). Pierre
Aubenque (« Aristote », Encyclopædia universalis) dit que,
pour Aristote, là où la praxis est action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de
l'agent, la poiésis est production d'une œuvre extérieure à l'agent .
[90] Donna HARAWAY, Des singes,
des cyborgs et des femmes, La Réinvention de la nature, 1991, tr. fr. Arles, Chambon, 2009.æ
[91] Giorgio AGAMBEN, « Notes
sur le geste », 1992, Moyens sans fins, Notes sur la politique, tr.
fr. Paris, Rivages, 1995.
[92] VARRON, De la langue latine, livre VI, tr. fr.
Paris, Firmin-Didot, 1875.
[93] Mais c'était en fait Arendt elle-même qui prenait en compte
la distinction entre agere et gerere tout en en tirant des
conclusions différentes : « On peut se rappeler que le grec et
le latin, à la différence des langues modernes, ont deux mots distincts, encore
qu'apparentés, pour le verbe “agir“. Aux
deux verbes grecs archein (“comencer“, “guider“, et enfin “commander“)
et prattein (“traverser“, “aller jusqu'au bout“, “achever“)
correspondent en latin agere (“mettre en mouvement“, “mener“) et gerere
(dont le premier sens est “porter“). On dirait que chaque action était
divisée en deux parties, le commencement fait par une personne seule et l'achèvement
auquel plusieurs peuvent participer en “portant“, en “terminant“ l'entreprise,
en allant jusqu'au bout. Non
seulement les mots sont semblablement apparentés, l'histoire de leur emploi est
également analogue. Dans les deux cas, le mot qui à l'origine désignait
seulement la seconde partie de l'action, l'achèvement —prattein et gerere—
devint le mot courant pour l'action en général, tandis que les mots
désignant le commencement de l'action prirent un sens spécial, du moins dans la
langue politique. Archein employé spécifiquement en vint à signifier
surtout “commander“, “mener“, et agere “mener“ plutôt que “mettre en
mouvement“ ».
[94] Louis ALTHUSSER,
« Idéologie et appareils idéologiques d'État (Notes pour une
recherche) », La Pensée, Revue du rationalisme moderne n°151, juin
1970.
[95] Harrison C. WHITE & Cynthia
A. WHITE, La Carrière des peintres au XIXe siècle, Du système
académique au marché des impressionnistes, 1965, tr. fr. Paris, Flammarion,
1991.
[96] Pierre BOURDIEU, op. cit.
[97] Cf. Pierre BOURDIEU, La
Noblesse d'État, Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.
[98] Cf. Pierre BOURDIEU, « Le
Marché linguistique », 1978, Questions de sociologie, Paris,
Minuit, 1980.
[99] George DICKIE, « Définir
l'art », 1973, tr. fr. G. Genette, ed. Esthétique et poétique, Paris,
Seuil, 1992.
[100] Nelson GOODMAN, L'Art en
théorie et en action, 1984, tr. fr. Paris, L'Éclat, 1996 & « L'Art
en action », 1992, tr. fr. Cahiers du MNAM n°41, Nelson Goodman
et les langages de l'art, Paris, Centre Georges Pompidou, automne 1992.
[101] Thierry de DUVE, « L'Art
était un nom propre », 1985, Au nom de l'art, op. cit.
[102] Daniel BUREN,
« Repères », VH101 n°5, 1971.
[103] Howard BECKER, Les Mondes de
l'art, 1982, tr. fr. Paris, Flammarion, 1988.
[104] Aline CAILLET,
« Détournements, infiltrations, perturbations, Éléments pour une nouvelle
pratique situationniste », Lieux et non-lieux de l'art actuel, Montréal,
Esse, 2005.
[105] Paul ARDENNE, « L'Ex situ
comme lieu commun ? », Artpress n° 204, Paris, juillet-août
1995.
[106] Gilles DELEUZE, « Contrôle
et devenir », 1990, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990 &
« Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », 1990, ibid.
[107] Luc BOLTANSKI & Ève
CHIAPELLO, ibid.
[108] Olivier CAÏRA, Définir la
fiction, Du roman au jeu d'échecs, Paris, EHESS, 2011.
[109] Gilles DELEUZE, Présentation
de Sacher-Masoch, Le Froid et le cruel, Paris, Minuit, 1967.
[110] Philippe LEJEUNE, Le Pacte
autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
[111] Cf. Michael BAXANDALL, L'Œil
du quattrocento, L'Usage de la peinture dans l'Italie de la Renaissance, 1972,
tr. fr. Paris, Gallimard, 1985 & Francis HASKELL, Mécènes et peintres,
L'Art et la société au temps du baroque italien, 1980, tr. fr. Paris,
Gallimard, 1991.
[112] Jean-Louis COMOLLI, « La
Pensée dans la machine », Rue Descartes n° 53, À quoi pense le
cinéma?, Paris, PUF, 2006.
[113] Hal FOSTER, « What's Neo
about the Neo-Avant-Garde ? », October n°70, Cambridge, Mass.,
automne 1994.
[114] Cf. Thierry de DUVE, « Étant
donné le cas Richard Mutt », 1987, Résonances du readymade, Duchamp
entre avant-garde et tradition, Nîmes, Chambon, 1989.
[115] Jacques RANCIÈRE, « Les
Paradoxes de l'art politique », Le Spectateur émancipé, Paris, La
Fabrique, 2008.
[116] John Langshaw AUSTIN, Quand
dire, c'est faire, 1962, tr. fr. Paris, Seuil, 1970.
[117] Gilles DELEUZE & Félix
GUATTARI, Capitalisme et schizophrénie, tome 2, Mille plateaux, Paris,
Minuit, 1980.
[118] Bruno LATOUR,
« Factures/fractures, De la notion de réseau à celle d'attachement »,
1998, Annick Bureau & Nathalie Magnan ed. Connexions, Art, réseaux,
médias, Paris, École nationale supérieure des Beaux Arts, 2002.
[119] Marielle MACÉ, Façons de lire,
manières d'être, Paris, Gallimard, 2011.
[120] Michel FOUCAULT, Le Courage de
la vérité, Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France,
1984, Paris, Gallimard/Seuil, 2009.
[121] Luc BOLTANSKI,
« Préface », Mohamed NACHI, Introduction à la sociologie
pragmatique, Paris, Colin, 2006.
[122] Cf. Robert BRANDOM,
« Pragmatics and Pragmatisms », James CONANT & Ursula M. ZEGLEN,
ed. Hilary Putnam : Pragmatism and Realism, New York, Routledge,
2002. Ce qui fait dire à Romain Pudal (« La Sociologie française est-elle pragmatist
compatible ? », Tracés n° 15, op. cit.) que tant le
signifié que le signifiant de « pragmatisme »
(« pragmatisme » - « pragmatique ») sont flottants.
[123] John DEWEY, L'Art comme expérience,
1934, tr. fr. Paris, Farrago, 2005.
[124] Walter BENJAMIN,
« Expérience et pauvreté », 1933, tr. fr. Œuvres II, Paris,
Gallimard, 2000.
[125] Walter BENJAMIN? « Le
Caractère destructeur », 1931, tr. fr. Œuvres II, op. cit.
[126] Jacques SOULILLOU, L'Impunité de
l'art, Paris, Seuil, 1995.
[127] Giorgio AGAMBEN, Ce qui reste
d'Auschwitz, L'Archive et le témoin, Homo Sacer III, 1998, tr. fr. Paris,
Rivages, 1999.
[128] Alain BADIOU, L'Éthique, Essai
sur la conscience du mal, Caen, Nous, 2003.
[129] Michel FOUCAULT, «Des espaces
autres», op. cit.
[130] John RAWLS, Théorie de la
justice, 1971, tr. fr. Paris, Seuil, 1987 & « La Priorité du juste
et les conceptions du bien », 1988, tr. fr. Archives de la philosophie
du droit n°33, Paris, 1988.
[131] Rainer ROCHLITZ, Subversion et
subvention, Art contemporain et argumentation esthétique, Paris, Gallimard,
1994.
[132] Nathalie HEINICH, Le Triple
jeu de l'art contemporain, Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit,
1998.
[133] Jürgen HABERMAS, Théorie de
l'agir communicationnel, 1981, tr. fr. Paris, Fayard, 1987, 2 vol.,
« Le Contenu normatif de la modernité », 1984, Le Discours
philosophique de la modernité, Douze conférences, 1985, tr. fr. Paris,
Gallimard, 1988 & Droit et démocratie, Entre faits et normes, 1992,
tr. fr. Paris, Gallimard, 1997.
[134] Yves MICHAUD, « Arts et
biotechnologies », L'Art biotech', Nantes, Lieu unique, 2003.
[135] Brian HOLMES,
« L'Extradisciplinaire », Laurence BOSSÉ & Hans Ulrich. OBRIST
ed. Traversées, Paris, Musée d'art moderne de la ville de Paris Arc,
2002.
[136] Cf. Jean-Claude MOINEAU,
« Lettre à Jean-Marc POINSOT, Mailart, Communication à distance,
Concept, Paris, CEDIC, 1971.
[137] Alors que la
conférence-performance (qui n'avait pas encore cette appellation) que j'avais
voulu faire avec le musicien Georges Aperghis en mai 1968 (sic) à l'Institut
d'esthétique et de sciences de l'art de l'université de Paris avait été
interdite par l'institution académique rien qu'au vu du carton d'invitation et
avait dû se faire en dehors de celle-ci.
[138] Raphaël BARONI & Marielle
MACÉ, « Avant-propos », La Licorne n° 79, Le Savoir des
genres, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
[139] Morris WEITZ, « Le Rôle de
la théorie en esthétique », 1956, tr. fr. Danielle LORIES ed. Philosophie
analytique et esthétique, op. cit.
[140] Irit ROGOFF, « Turning »,
e-flux Journal Vol. 1 issue 1, 2008 & Paul O'NEILL & Mick
WILSON, ed. Curating and the Educational Turn, De Appel Arts Centre,
Amsterdam, 2010.
[141] Theodor W. ADORNO, L'Art et
les arts, tr. fr. Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
[142] Michel FOUCAULT, Histoire de
la sexualité, 1. La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
[143] Michel FOUCAULT, Surveiller et
punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
[144] Dominique MAINGUENEAU, op. cit.
[145] Pierre BOURDIEU, Les Règles de
l'art…, op. cit.
[146] Jean-François LYOTARD, La
Condition postmoderne, Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.
[147] Howard BECKER, op. cit.
[148] Benjamin H. D. BUCHLOH, « La
Sculpture entre l'État-nation et la production mondialisée de biens
culturels », 2009, tr. fr. Gabriel OROZCO, Paris, Centre Pompidou, 2010.
[149] Ernst BLOCH, Héritage de ce
temps, 1935, tr. fr. Paris, Payot, 1978.
[150] Georges DIDI-HUBERMAN, Devant
le temps, Histoire de l'art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000
& « L'Histoire de l'art est une discipline anachronique », Le Genre
humain n°35, Actualités du contemporain, Paris, Seuil, printemps
2000.
[151] Giorgio AGAMBEN, Qu'est-ce que
le contemporain ?, 2006, tr. fr. Paris, Rivages, 2008.
[152] Gregory BATESON, « Une
théorie du jeu et du fantasme », 1954, Vers une écologie de l'esprit, tome
1, 1971, tr. fr. Paris, Seuil, 1977.
[153] Olivier CAÏRA, ibid.
[154] Jacques HENRIOT, Sous couleur
de jouer, La Métaphore ludique, Paris,; Corti, 1989.
[155] Jean-Marie SCHAEFFER, Pourquoi
la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
[156] Jean-Marie SCHAEFFER, op. cit.
& Les Célibataires de l'art, Pour une esthétique sans mythes, Paris,
Gallimard, 1996.
[157] Bruno LATOUR,
« Factures/fractures, De la notion de réseau à celle d'attachement »,
1998, Annick Bureau & Nathalie Magnan ed. Connexions, Art, réseaux,
médias, Paris, École nationale supérieure des Beaux Arts, 2002.
[158] Antoine HENNION, « Public de l'œuvre, œuvre du
public? », L'Inouï n° 1, Paris, IRCAM, mai 2005.
[159] Cildo MEIRELES, « Insertions
into Ideological Circuits », 1970-75, tr. a. Londres, Phaidon, 1999.
[160] Cf. Antoine HENNION, La
Passion musicale, Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993
& Nathalie HEINICH, Faire voir, L'Art à l'épreuve de ses médiations, Bruxelles,
Impressions nouvelles, 2009.
[161] Thierry de DUVE, « La
Performance hic et nunc », op. cit.
[162] Nelson GOODMAN, Langages de
l'art, Une approche de la théorie des symboles, 1968, tr. fr. Nîmes,
Chambon, 1990.
[163] Cf. Jean-Claude MOINEAU, L'Art
dans l'indifférence de l'art, Paris, P.P.T., 2001.