(19) Intercalaire 3. 00:00:59

JBF 08.06 (blog)
J’achève mon envoi par une autre situation que je trouve d’avance séduisante : une course-poursuite sans scénario dans ta bibliothèque ! Avec prise de photos pour éclairer ce blog.

JCM 01.07 (blog)
« Une course poursuite sans scénario dans ma bibliothèque », pourquoi pas ? Une bibliothèque est faite non pour être exposée mais pour en faire usage, toutes sortes d'usages, voire pour en inventer des usages inédits, et je suis prêt à accueillir toutes les propositions en ce sens. Précise-moi ce à quoi tu penses.

Encore une bibliothèque n'en pose-t-elle pas moins, tout comme une exposition, la question de l'« enchaînement ». Et la meilleure façon que je connaisse d'enchaîner dans ce cas est ce qu'Aby Warburg appelait la loi du bon voisinage.

JCM 14.07 (blog)
De même, suggère Potte-Bonneville, « si l'exercice du pouvoir disciplinaire et gouvernemental enveloppe une certaine façon de circonscrire les usages et de distribuer les usagers, on pourrait de la même façon appeler “contre-usages“ ou “révoltes d'usages“ les contestations qui, sur ce parcours, s'énoncent non pas au nom d'une liberté native (comme s'il était possible de se passer une fois pour toutes de ce système dont on use ou de le considérer du dehors), mais de la nécessité d'en user autrement », d'en détourner l'usage. Aucune mythification donc, ici, à la différence de l' «  usage » qu'en fait Stephen Wright, de la notion d'usage mais seulement opposition d'usages (dits « contre-usages ») à d'autres usages.

Exemple pour ce qui est du musée : « les trois héros du film de Godard, Bande à part, qui font le pari de battre le record établi par un américain du nom de Jimmie Johnson qui aurait lui-même parcouru le musée du Louvre au pas de course en 9’ 45” (là où, dans la salle de cinéma, les spectateurs n'ont même pas cette possibilité, demeurant prisonniers du déroulement temporel du film, de l'objet temporel au sens husserlien que constitue le film). Pari encore battu, depuis, par les soixante-huitards de The Dreamers de Bernardo Bertolucci, et réactualisé, dans un cadre différent, celui du Museo Nacional de Arte de Mexico, par les trois ados de A Brief History of Jimmie Johnson's Legacy de Mario Garcia Torres. » (JCM, Retour du futur, L'Art à contre-courant, Paris, è®e, 2010).

Ce que, cher JB, tu pourrais peut-être toi-même reprendre à ton compte si tu veux vraiment organiser une course-poursuite dans ma bibliothèque (dont, jusqu'à présent, tu ne m'as pas défini les modalités), à contre-emploi comme il se « doit ».

JBF 20.07 (mail)
Malgré l’offre d’une « course-poursuite sans scénario dans ta bibliothèque » que j’ai pu te faire dans mon précédent envoi, l’activation chez toi d’un de mes services constitue, à mes yeux, une perspective tout à fait tentante. Voici donc deux propositions qui pourront peut-être éveiller ton intérêt :

1/ Mise en pratique de l’IKHÉA©SERVICE N°09 :
Intervertir des contenus d’étagères.
Mode d’emploi : ce service consiste à intervertir les contenus d’étagères appartenant à deux commanditaires qui ne se connaissent pas. Un contrat détermine la durée de cette interversion et stipule si elle est ou non réversible.
Remarque : précisons ici que la réalisation de ce mode d’emploi autorise l’usage quotidien des objets échangés. On favorisera la rencontre de deux individus dont le niveau de vie diffère radicalement.
Parentés : « Vis ma vie ».
2002

La quantité de « matériel » dont tu disposes rendra nécessairement tout travail d’interversion splendide. Je pense notamment à une des étagères figurant derrière ton poste de travail (contenant tes listes et, si mes souvenirs sont bons, l’Encyclopædia Universalis, mais il faudrait que je vérifie sur une photographie que Ghislain Mollet-Viéville avait prise, il y a de cela quelque temps). Cette activation du service pourrait être de plus ou moins courte durée (j’imagine que tu as terriblement besoin de tes listes). Une semaine... Un mois ?

2/ Mise en pratique de l’IKHÉA©SERVICE N°39 :
MouvementArtistique version familiale : « Ça marche ! ».
Mode d’emploi : c’est le déplacement de votre mobilier, à la vitesse de trente-six centimètres par jour.
Remarques : chez vous, inventez une trajectoire ! Pour des déplacements composés complexes (canapé + lit + étagères) opérés en respectant les vides entre les objets, consultez notre rubrique « Constellations » et commandez-nous un devis. Tarifage au kilomètre.
SOUSSAN LTD. Fournisseur des musées 1997 (MouvementArtistiqueTM) et 2007 (MouvementArtistique version familiale).

Concrètement, nous pourrions choisir une de tes pièces de mobilier, le canapé, ou encore le meuble dédié au matériel de Hi-fi. Dans un second temps, il nous faudrait choisir une trajectoire (peut-être en nous basant sur un plan de ton espace, afin de rester assez exigeants relativement au « parcours » envisagé). Il faudrait ensuite que je passe chez toi une fois par jour durant une semaine afin de faire bouger la ou les pièces de mobilier sélectionnées (et faire éventuellement une prise de vue, si nous pensons que suivre l’évolution de cette mise en pratique du service pourrait avoir un intérêt relatif sur le blog, c’est ce que j’entendais en t’écrivant précédemment « pour éclairer ce blog »). J’entrerai en contact à Sylvain Soussan, qui a imaginé ce service. Celui-ci nous aidera certainement à concevoir cette activation.

Ce qui me gêne quelque peu, et qui sera peut-être sensible sur notre blog, c'est la perspective d'un clivage du type « le théoricien (JCM) fait de la théorie » tandis que « l'artiste (JBF) matérialise, donne forme ». Il serait judicieux de réussir à casser cela, pour qu’aucun d’entre nous ne soit à la place où il est attendu. D’où une possible alternative : étant donné que je ne souhaiterais pas, au sein de notre échange, avoir la position de celui qui « ferait » (tandis que tu aurais celle de celui qui « énoncerait »), je pense qu’une intervention dans ta bibliothèque devrait éventuellement faire l’objet d’un appel d’offre. Si tant est que nous ayons quelques lecteurs (!), nous pourrions inviter ceux-ci à nous faire une proposition de règles du jeu précises concernant un projet (de course-poursuite ou de quoi que ce soit d’autre).

JCM 20.07 (mail)
Désolé, mais je ne suis pas du tout emballé :

— le N°09 me semble trop proche, comme je te l'avais déjà dit oralement, d'une proposition de Jens Haaning (Klub Diplomat, 2001 : échange de chaises entre une galerie et un club privé de diplomates, ou Mervale Street, 2001 : échange de tubes néon entre une galerie et un atelier vietnamien de confection). Et une bibliothèque est faite pour être utilisée :j'ai absolument besoin de mes listes tous les jours si je veux pouvoir utiliser ma bibliothèque (sans parler du risque de déclassement en cours de transfert) ;

— et, pour ce qui est du N°39 je ne suis pas du tout comme Ghislain : mes meubles sont soit entièrement déplaçables et tout le temps déplacés, en l'absence de tout emplacement fixe ou alors, comme les étagères, totalement inamovibles, fixés aux sol, murs et plafond, ou réglés au millimètre près pour des raisons, notamment, de câblage,

en plus de quoi je suis très sensible à ton observation finale concernant le risque de retomber dans la division théoricien/praticien. Sans parler du fait que des services, s'ils sont proposés par le prestataire, doivent être dûment commandés par l' « usager » qui y a recours.

Je préférais très nettement ton idée initiale, même si elle demeurait à creuser.

Nécessité, selon moi, de recentrer sur la bibliothèque (une anti Martha Rosler Library), davantage que sur toi ou sur moi.

JBF 20.07 (mail)
Je ne connais pas cette œuvre d'Haaning —qui, du reste, me semble surtout focalisée sur les relations ambiguës que peuvent entretenir « espace » (dédié à la culture et/ou de travail) et « mise en visibilité ». J’aimerais par exemple savoir si l’artiste annonce (ou pas) qu’il y a eu interversion.

L'activation de l’IKHÉA©SERVICE N°09 est censée s’inscrire exclusivement dans le cadre de vie, dans la sphère domestique, elle prend ses distances vis-à-vis d’une quelconque forme d’exposition. Elle a lieu, voilà tout, et est le fait d’un petit nombre de personnes à qui il n’est jamais demandé d’en parler (situation ici évidemment légèrement différente, puisque nous rendrions forcément l’expérience visible à partir du moment où nous l’évoquerions sur notre blog). Curieux, par ailleurs, est que je n'ai pas le souvenir que tu m'aies parlé un jour du Klub Diplomat. J'imagine que ce devait être lorsque tu m’aidais à finaliser le manuscrit de Des modes d'emploi...

JCM 20.07 (mail)
Cela ne me semble pas toujours le cas dans ton travail puisque, dans le cas de ton intervention à Rennes sur le dos de Starling, il s'agissait bien d'échange concernant des lieux d'art.

Pour ma part je suis surtout partisan de ce qui peut marcher dans un espace « quelconque », tenu ou non pour artistique (ce qui, dans une certaine mesure, est le fait de ma propre bibliothèque).

JBF 20.07 (mail)
Oui, c'est vrai, je pensais en fait uniquement au service N°09 en t'écrivant cela (j'ai très souvent utilisé l'exposition pour faire mes mauvais coups).
J'aime beaucoup l'idée d'un espace « quelconque » (qui me rappelle fortement ce que tu écrivais au début du blog au sujet de « au même titre que »).

Concernant la course-poursuite, je ne sais pas, je crains que ce soit un peu trop « fun », c'est pourquoi je recule.

Peut-être devrions fixer des règles de jeu et trouver des joueurs... Si nous développions cette idée ensemble, nous aurions peut-être plus de chances d'associer pratique et théorie (excuse ce raccourci, qui est bien sûr très bête, mais je pense que tu me comprends).

JBF 07.08 (mail)
Je te propose ci-dessous de possibles règles du jeu concernant notre course-poursuite :

1. Pour deux participants, au pas de course et durant cinq minutes.

Le gagnant est celui des deux participants qui réussit le premier à mettre en contact deux livres dans le titre desquels un mot au moins se répète : Ex. Le nouvel ESPRIT du capitalisme / La phénoménologie de l’ESPRIT ou encore Les MILLE et une nuits / MILLE plateaux. Sont exclus les « le », « la », « de », « dans », etc.

Chaque participant peut sabrer l’effort de son adversaire en lui ôtant un des livres des mains avant que le contact entre les deux exemplaires ait été effectué.

Au gagnant se voit offert la possibilité d’inscrire un commentaire libre dans un des livres utilisés ou de voir son nom inscrit en rouge à côté du titre de l’ouvrage de son choix dans l’index des livres appartenant à la bibliothèque.

—ou—

2. Pour deux participants, au pas de course et durant cinq minutes.

Le gagnant est celui des deux participants qui réussit le premier à faire une pile avec le plus grand nombre de livres dans le titre desquels un mot au moins se répète : Ex. Le Nouvel ESPRIT du capitalisme / La Phénoménologie de l’ESPRIT ou encore Les MILLE et une nuits / MILLE plateaux.
Sont exclus les « le », « la », « de », « dans », etc.

Chaque participant peut sabrer l’effort de son adversaire en lui ôtant des livres des mains avant que la pile ait été effectuée.

Au gagnant se voit offert la possibilité d’inscrire un commentaire libre dans un des livres utilisés ou de voir son nom inscrit en rouge à côté du titre de l’ouvrage de son choix dans l’index des livres appartenant à la bibliothèque.

JCM 07.08 (mail)
Une fois de plus désolé, mais nous n'arrivons pas à tomber d'accord sur ce point.

J'ai toujours exécré les commentaires et autres surlignages (sans parler des dédicaces) dans les livres même s'il m'est arrivé plus d'une fois d'en acheter d'occasion qui étaient malencontreusement déjà griffonnés. Moi-même ne laisse jamais aucun griffonnage dans mes livres (et c'est une des raisons pour lesquelles j'ai voulu que, dans mon dernier livre, il n'y ait pas de marge).
Cependant que ce que tu appelles pompeusement l'index de ma bibliothèque est, lui,  déjà entièrement surchargé, à la limite du praticable, et je n'ai aucune envie de le rendre totalement inutilisable.

En même temps que je trouve que ce que tu proposes risque de ne pas être très visuel pour ce qui est des prises de vue.

Et je n'ai aucune envie de voir des monceaux de livres déplacés sans raison. Quant aux « joueurs » se battant pour se saisir des livres, je crains le pire pour les livres auxquels je tiens, et qui ne sont pas déjà toujours dans un très bon état.

Enfin, personnellement, je n'ai jamais aimé les règles de jeu, sauf pour les enfreindre en trichant. Dans le jeu je préfère très nettement, comme on dit en anglais, le play (le fait de jouer) au game (les règles).

Pour ma part je préférais de beaucoup l'idée de départ d'une course-poursuite, une course de vitesse comme les héros de Godard dans le Louvre (quelque méfiance que je puisse avoir envers Godard avec qui je me suis violemment brouillé il y a des années), avec l'absurdité d'une telle course encore plus grande dans une bibliothèque que dans un musée du fait de la différence entre lire et, simplement, voir. Ma proposition me semblait « radicaliser » (au sens de l'architecture radicale italienne des années 60-70) le « mauvais usage » (si tant est qu'on puisse alors encore parler d'usage) d'une bibliothèque du type du fonctionnement de la Martha Rosler Library, une bibliothèque n'étant en tant que telle ni exposable ni contemplable. Au lieu, comme le pense Stephen Wright, de s'opposer positivement à la perception qui est habituellement celle des œuvres d'art, une proposition comme celle de la Martha Rosler Library s'avère pire encore en ramenant la bibliothèque à un fonctionnement de type muséal.

J'imagine que, comme tu ne m'as jamais répondu à ce sujet, cette proposition ne t'agrée pas, ce qui est ton droit le plus strict, mais peut-être pourrions-nous, faute de nous mettre d'accord sur un projet, publier dans un prochain intercalaire nos échanges à ce sujet.

JBF 12.08 (mail)
Faisant suite à ce que tu proposais dernièrement, que penses-tu de publier cet échange comme intercalaire 2 ?

JCM 12.08 (mail)
Pas comme ça : il conviendrait d'être beaucoup plus complet avec nos différentes propositions à l'un et à l'autre en ordre chronologique, et ceci devrait constituer non pas l'intercalaire 2 mais l'intercalaire 3 après l'intercalaire 2 constitué par ma réponse à ton intercalaire 1.
.
JBF 13.08 (mail)
Oui, je suis d'accord avec toi ! C'est très bien comme ça. Ton intercalaire, puis le nôtre (au sujet de la course-poursuite)

JCM 19.08 (blog)
Quoi que nous fassions ou ayons l'intention de faire, nous ne cessons, de toute façon, de laisser, tant intentionnellement que non intentionnellement, des traces, des « indices ». Quoi que nous fassions, nous ne cessons, de toute façon, de nous trouver photographiés, filmés, suivis à la trace, voire surveillés, contrôlés… Je n'ai nullement l'intention de jouer les Tino Sehgal. […] Après avoir moi aussi pendant longtemps refusé de me laisser enregistrer, photographier ou filmer, que ce soit en cours ou chez moi (je pouvais, non sans réticence, accepter qu'on photographie ou filme ma bibliothèque —ce qui, a priori, ne présente pourtant aucun intérêt : une bibliothèque est faite non pour être vue , photographiée ou filmée mais pour être utilisée— mais sous réserve que je ne « figure » pas dans l'image), j'ai fini, me rendant compte que je ne pouvais m'y opposer, par laisser faire, contraint même d'accepter que mes cours soient retranscrits hors de tout contrôle, quels que puissent être pourtant les problèmes que pose la transcription de l'oral à l'écrit (tout au plus ai-je pu éviter qu'ils soient publiés ou filmés comme le voulait le Président de l'Université de l'époque). J'ai même fini par encourager les initiatives relatives à ma bibliothèque à partir du moment où cela pouvait en constituer de nouveaux usages, sous seule condition de ne pas perturber les usages auxquels je l'avais destinée pas davantage que les usages des « documents » qu'elle intègre.

Condition qui ne s'avère toutefois pas si facile que cela à remplir comme tu as pu t'en rendre compte, toi qui ne rêves au contraire que de tout glitcher, ce qui fait que jusqu'à présent nous n'avons toujours pas réussi à nous mettre d'accord pour ce qui est de ton projet de photographies d'une course-poursuite dans ladite bibliothèque.

JBF 19.08 (mail)
Nous pourrions faire figurer cette image à l'occasion de notre prochain échange, si tu en es d'accord.



JCM 19.08 (mail)
Ce que j'aurais préféré, c'est une image  de ce type (une rephotographie ou une vidéo) prise dans ma bibliothèque.

Sur youtube
tu as l'extrait complet du film de Godard concernant la course-poursuite.

JBF 19.08 (mail)
J'ai revu l'extrait, j'avais à la mémoire quelque chose de beaucoup plus long !

JCM 19.08 (mail)
Je te rappelle qu'on avait parlé aussi d'une compil de nos échanges concernant le projet avorté de course-poursuite.

JBF 19.08 (mail)
Je me charge, si tu veux, de l'affaire de notre échange concernant la course-poursuite, j'écrirai un peu plus autour, je t'enverrai ça et nous pourrions intituler cette nouvelle publication Intercalaire 3, je te fais une proposition dans quelques jours. Avortée, cette course-poursuite ? Seulement pour l'instant !

JBF 21.08 (mail) 
Tout cela, cher Jean-Claude, pour te dire qu’au projet extravagant et génial d’une course-poursuite dans ta bibliothèque, je préférerais, à la figure de Jean-Luc Godard, associer celle d’Herschell Gordon Lewis.

JCM 22.08 (mail)
Pourrais-tu expliquer pourquoi tu voudrais substituer Herschell Gordon Lewis à Godard ? Il ne s'agit nullement pour moi de rendre hommage à Godard avec qui je me suis engueulé extrêmement violemment dans les années 70. La scène de la course-poursuite est la seule qui m'intéresse en l'occurrence dans son film et me semble comporter un rapport étroit avec la question de la bibliothèque qui n'est pas faite pour être « visitée » (de quelque façon que ce soit, le pas de course ne faisant que caricaturer la chose) mais, comme le dit Stephen Wright en personne, pour être « utilisée » (bien davantage dans le cas d'une bibliothèque que d'un musée).

Alors que vient faire Herschell Gordon Lewis là-dedans ? Je ne suis pas comme toi un spécialiste du gore mais je ne vois pas le moindre rapport avec ma bibliothèque.

JBF 29.08 (mail)
Sylvie est d'accord pour filmer la course-poursuite,

JCM 29.08 (mail)
Pour ce qui est des coureurs, le mieux serait de trouver deux garçons et une fille, plutôt jeunes, comme dans le film de jlg.

JCM 07.10 (blog)
Agamben entend pour sa part restaurer la notion de geste tout en entreprenant de la distinguer de celle d'acte ou d'action.
Distinction malheureusement non prise en compte par Guillaume Désanges dans sa « conférence-performance » (là encore genre en voie de constitution), avec le concours paradoxal, étant donné son sujet, de l'acteur de théâtre Frédéric Cherbœuf, Une histoire de la performance en 20 minutes (cf. Guillaume DÉSANGES, « Une histoire de la performance en 20 minutes », 2004, Trouble n°5, printemps-été 2005), performance tenant un peu de celle de la visite du Louvre au pas de course par les trois héros du film de Jean-Luc Godard Bande à part […]










(18) Intermède 7. Faire école ?


JBF 23.10
De nouveau, quelques dérivations !

Comme, par définition, ces embardées resteront volontairement extérieures au développement implacable de ton précédent envoi —que je dirais obéissant, pour ainsi dire, à une certaine forme de dramaturgie—, j’ai choisi de leur donner l’aspect de notes ne donnant pas la star aux enchaînements et venant s’ajouter à la périphérie de ton propos, de façon ponctuelle. Des notes du type de celles qu’on aménagerait en bas des pages ou dans la marge, à ces différences près que (1) je les ai écrites, pas toi, ce qui déroge sans doute à la prescription qui veut que ce soit généralement la même personne qui se charge et du texte et des notes (traductions, publications posthumes et analyses d’œuvres littéraires mises à part) et que (2) elles consistent en remarques qui manquent cruellement d’objectivité, et, pour cette raison, ressemblent davantage à des mails que j’aurais pu t’envoyer qu’à des notes.

À tort, donc, je taillerai dans le gras, ou plutôt, j’éparpillerai de nouveau une infime portion de ce que tu t’es efforcé d’amalgamer dans ton précédent envoi, ou encore je rapporterai des pièces au corps de ton développement, en faisant comme si « en dire un peu plus avait été nécessaire », ce qui, bien sûr, n’était strictement jamais le cas !



(*) « L'art conceptuel n'a lui-même jamais été si "purement" conceptuel que cela. »
…………………………………………………………………………………………………
(*) Cette remarque me frappe (bien qu’elle semble, dans ton développement, seulement tenir le rôle d’une évocation furtive, qui toutefois en dit long, au passage). À chaque fois que j’examine de nouveau certaines des œuvres issues de l’art conceptuel (prétendument phares ou, à l’encontre, jugées comme étant secondaires, celles-là étant souvent aussi prenantes que celles-ci), je remarque à quel point ce que tu écris là est fondé —et pourrait s’appliquer, sans aucun doute, à la majorité de l’art qu’on voit apparaître depuis des décennies— : nous nous forgeons une conception de « ce qui est conceptuel » qui, d’une certaine façon, à pour effet (indésirable ?) de mettre à distance les œuvres d’art conceptuelles prises pour ce qu’elles sont, prises « au sens propre ». À l’inverse, en toute logique, en examinant avec soin la production née de l’art conceptuel, à savoir en considérant les œuvres prises au cas par cas, avec, disons, une certaine vigilance (en tentant par exemple de les maintenir hors du « discours rabâché » qui ordinairement les accompagne), et surtout en tentant de tenir compte de toutes leurs caractéristiques (ou presque, je veux dire sans céder à la tentation de faire de raccourcis ou de proposer un survol), nous ne pouvons que constater qu’un grand nombre d’éléments se manifestant dans ces œuvres nuisent à une vision qui se souhaiterait globale et énoncée une fois pour toutes : « L'art conceptuel n'a lui-même jamais été si "purement" conceptuel que cela. ». En effet, quoique prétendant toujours plus à l’objectivité, comment ne pas constater que l’analyse d’œuvres d’art est un modèle qui ne saurait se passer de faire des sélections, d’imposer des choix en ayant pour objectif de former une opinion dont on attend en premier lieu qu’elle soit cohérente, qu’elle « se tienne ». Or nombre d’opinions sur les œuvres « se tiennent » —pour une large part— en dépit de l’intégrité des œuvres elles-mêmes, et impliquent forcément, en somme et pour cette raison même, le fait d’éradiquer tous les éléments qui seraient susceptibles d’invalider ou simplement d’alourdir la « thèse », l’opinion, ou encore la vue envisagée. C’est pourquoi l’effort devant être fourni pour mettre en question quelque chose que l’on tient pour acquis m’apparaît d’une certaine façon (paradoxalement ?) comme étant plus crucial que celui qui consisterait à placer la recherche sous le signe de l’innovation (tu problématisais, dans le Blog 11, la notion de reenactment qu’on voit aujourd’hui couramment apparaître dans le champ de la performance, ce que j’avance quelques lignes plus haut me semble avoir un lien direct avec le projet de mise en question d’une même idée via ses multiples activations, relectures ou réinterprétations, que nombre d’observateurs jugent comme tenant lieu d’une espèce de surplace, mais qui semblerait a contrario dans de nombreux cas fournir l’occasion d’un travail d’approfondissement d’autant plus énergique qu’il contourne la question du nouveau, pesante, paralysante, neutralisante à plus d’un titre).
« L'art conceptuel est conceptuel. » : choisir de faire l’économie d’en découdre avec de telles déclarations ne reviendrait-il pas, d’autre part, à encourir le risque de s’en remettre malgré soi à un « récit autorisé » ? Notion à tiroirs que Jean-Marc Poinsot ―dans « Les récits autorisés », in Quand l’œuvre à lieu, L’art exposé et ses récits autorisés, éditions du Musée d’art moderne et contemporain/Mamco, Genève, 1999―, déplie relativement aux déclarations d’artistes, aux communiqués de presse, aux textes critiques qui « apparaissent après l’œuvre ou dans sa dépendance lors de sa présentation ou de sa représentation […] récits institutionnels systématiquement associés à la production des événements et prestations artistiques au rang desquels les expositions jouent le plus grand rôle » (page 135), notion qui pourrait assurément être accolée en raison de sa parenté à celle, capitale chez Pierre Bourdieu, de légitimité, développée notamment dans Les règles de l’art (éditions du Seuil, Paris, 1992) lorsqu’il est question pour le sociologue d’analyser, à l’intérieur du champ de la culture, les mécanismes et enjeux à l’œuvre dans le processus d’accession au monopole de la légitimité littéraire.
Je souhaiterais à présent en venir là : selon moi, tout effort d’interprétation est sans aucun doute condamné à errer dans l’écart (si je ne me trompe « gap » en anglais, un mot que je trouve fascinant) incompressible qui existe entre le propre (une réalité qu’on présumerait brute et « sans phrases », supposée relever du « pur existant ») et le figuré (une myriade de projections « dans un certain ordre assemblées », en quelque sorte plaquées sur l’existant au moyen d’un « effort mental » et renvoyant immanquablement à l’illusion, aux faux-semblants).
Or qu’adviendrait-il de nos opinions et éventuels commentaires sur les œuvres d’art si nous réussissions à relire celles-là —mais ce serait, bien sûr, une manière de céder à un infâme, à un diabolique paradoxe !— à la lumière de ce que Clément Rosset nomme l’idiotie (Le réel, Traité de l’idiotie, Les éditions de Minuit, Paris, 2007), autrement dit en jouant à faire comme s’il nous était possible de les appréhender comme des morceaux de « réalité brute » et « sans phrases » ?
Il me semble que nous tentions peu ou prou de nous embarquer sur ce chemin (qui est peut-être moins éloigné qu’il n’y paraît du ready-made réciproque) lorsque nous avons rédigé ensemble, en 2009, le suivant mode d’emploi : « Convertir chaque œuvre d’art d’une collection en une mention descriptive limitée à quelques mots. La collection originale devra être détruite. » (N°45 variante 1, Pieces to exist only when it’s mentioned), auquel nous avions choisi, en guise de « test », d’associer un exemple de conversion d’un chef-d’œuvre supposé en mention grossièrement suggestive : « Vincent Van Gogh, La nuit étoilée, 1889, huile sur toile, 73,7 x 92,1 centimètres, The Museum of Modern Art, New York, description : "Une représentation réussie de la voûte céleste des Alpilles. ". ».
J’achève cette note, déjà beaucoup trop longue, en reproduisant partiellement la page 40 extraite du livre de Clément Rosset cité précédemment : « 1) toute réalité est nécessairement quelconque, – oui, hormis le fait de sa réalité même qui est l’énigme par excellence, c’est-à-dire tout le contraire du quelconque ; 2) toute signification accordée au réel est illusoire, le hasard suffisant à tout expliquer, – oui, mais en précisant que le hasard rend compte du réel en tant qu’il advient, nullement en tant qu’il est ; 3) il n’y a pas de secret de l’Histoire, – oui, mais il y a un mystère de l’être. ». Rosset délivre là le principal de sa méthode ou de son mode opératoire (avec lequel je me sens davantage en phase qu’avec son propos, il en va d’une certaine forme de mise en tension) : chaque point étalé par le philosophe est promptement réfuté, ou partiellement contredit par un « oui mais » qui nous impose de prendre la tangente.



(**) « La surprise, l'imprévisibilité, ferait partie de l'horizon d'attente du spectateur averti. Et la déception consisterait alors à ne pas être surpris, quand bien même comment pourrait-on désormais être surpris sinon par l'absence de surprise ? »
…………………………………………………………………………………………………
(**) Entre 2002 et 2006, dans le cadre de mes opérations, j’ai souvent avancé l’idée d’imprévu (parlant d’« imprévu radical », la notion tentant d’imposer maladroitement une distinction entre un « imprévu prévu », une offre à mes yeux caractéristique de l’industrie culturelle, et un « imprévu imprévu », soit un véritable imprévu, ce dernier renvoyant immédiatement à la notion de menace qui m’est chère). Or tu as, pour le mettre à l’étude, de nombreuses fois évoqué l’événement dans ces pages.
Je pourrais imaginer une transformation de la phrase « La surprise, l’imprévisibilité, ferait partie de l’horizon d’attente du spectateur averti. » en ceci : « Maintenir, dans l’art, la notion d’imprévisibilité, mais s’ingénier à faire en sorte qu’elle excède l’horizon du spectateur averti. ». Car rien ne me plaît comme penser à tous les cas de figure où le « spectateur », en raison du fait qu’il ne soit pas informé sur les tenants et les aboutissants de ce à quoi il prend part malgré lui, se mue en victime, en cible ou en proie.



(***) « […] l'espace urbain n'a nul besoin d'être artialisé par avance, « pré-artialisé », pour qu'un événement artistique y prenne place (tel un site événementiel au sens d'Alain Badiou, L'Être et l'événement, op. cit.), ce qui reviendrait à le re-territorialiser, à le re-cadrer. »
…………………………………………………………………………………………………
(***) À cette affirmation, j’ajouterais volontiers ce que tu as pu écrire dans Contre l’art global, éditions è®e, Paris, 2007, au sujet d’un « art sans identité d’art » (page 132) et qui représente, à mes yeux, sans nul doute, l’évocation la plus pertinente que l’on saurait avoir d’une pratique de l’art volontairement acerbe, mordante —si certains esprits inattentifs ne réussissent pas à la distinguer du projet kaprowien d’ « art et de vie confondus », tant pis pour eux ! : « L’art sans identité n’est lui-même pas le fait d’œuvres éventuellement susceptibles de s’activer à certains moments mais est un art (sans œuvre) qui, à la façon des pratiques dites "activistes", entend être actif, entend agir "réellement" —même "modestement"— sur et dans le monde au lieu de se borner à l’enjoliver ou à vouloir le réenchanter, et ce quand bien même il n’est pas identifié en tant que tel, quand même personne ne s’y attend ou ne guette ses "manifestations". ».



(****) « [tant en fait dans l'espace public au sens d'espace urbain que dans l'espace muséal lui-même en tant qu'espace public au sens d'Habermas ou, du moins, de ce qu'il en reste, quand bien même la tentative d'infiltration qui a pu être celle de Wright en personne, en compagnie d'Alexandre Gurita au nom de la Biennale de Paris, de la très officielle Force de l'art 01, dûment programmée et annoncée comme telle comme elle l'était dans le « temps public » de la manifestation, au sein de l'espace de débat ouvert, en parallèle avec un projet d'infiltration de l'espace urbain lui-même (en l'occurrence le quartier des Beaudottes de Sevran), par le collectif Campement urbain en vue précisément de réactiver la notion même d'espace public, n'avait plus guère d'infiltration que le nom] »
…………………………………………………………………………………………………
(****) Dire qu’en opposition à l’attitude affichée par l’Internationale lettriste (1954-1957), il s’avère à l’heure actuelle indispensable de « surmonter la vieille opposition » en choisissant « d’en être » et de participer a pris, depuis quelques années, dans le monde de l’art, la tournure d’un lieu commun (le genre d’affirmations qui finit toujours par émerger tardivement dans la phase débat des colloques les plus improbables). En ce qui concerne la question néanmoins cruciale de la participation (qui pourrait être tournée ainsi, si l’on ne craignait d’être par trop naïf : « Pourquoi, comment participer, et à quel prix ? »), les réponses fournies par les artistes me semblent en majorité épouvantables, même quand elles prétendent offrir des arguments de choc —au pire, éthiques— en ce sens qu’elles donnent la parole à la passivité de la pire espèce (« Pourquoi en être ? Parce qu’il faut bien survivre ! »).
En être, ou pas. Si oui, comment ?

Ne pas en être mais quand même un peu, puisque le document qui suit a été conçu pour être très largement diffusé :
« De l’I. L. à Dutilleul, Bruxelles

Stupide Dutilleul,

En imaginant que tes expositions pourraient se faire dans les conditions que nous avons rejetées, tu viens de donner ta mesure.
Les morveux comme toi, qui veulent réussir, doivent être plus adroits.
Il n’y aura pas d’exposition.

Le 7 avril 1955, pour l’Internationale lettriste : G.-E. Debord, Jacques Fillon »
(Potlatch, Folio, Paris, 2000, page 148)

Ne pas en être mais quand même un peu, puisqu’il est de plus en plus fréquent de se faire conter cette histoire :
« In September 1978, D’Arcangelo participated in a group exhibition at Artists Space, along with Louise Lawler, Cindy Sherman and Adrian Piper. His contribution consisted of exhibiting a series of texts, titled Four Texts for Artists Space, in which he elucidated on the ideological conditions of the gallery’s status as an independent art space. As a conclusion to his analysis, he chose to withdraw his name from all material promoting the exhibition outside the gallery. A blank space in place of his name in the title and list of exhibiting artists formally indicated this erasure. » (Anarchism Without Adjectives: On the Work of Christopher D’Arcangelo, 1975-1979, livret de l’exposition éponyme organisée par Dean Inkster et Sébastien Pluot à l’Artists Space, à New York, entre le 10 septembre  et le 16 octobre 2011, ce texte descriptif figure sur le rabat de la 1ère de couverture).

Mais alors qu’est-ce que serait un ne pas en être pour de bon ? Et d’ailleurs, aurait-il le moindre intérêt ?


(*****) Ce alors que, de toute façon, assure Wright, l'art, désormais, plutôt que de chercher à aller toujours plus loin dans le processus de dématérialisation que, à l'époque, avait énoncé Lucy Lippard (cf. Lucy. LIPPARD & John CHANDLER, «The Dematerialization of Art», Art International , Vol. XII n°2, February 1968), ne rejetterait plus tant l'objet d'art que la notion même d'œuvre —plus ou moins confondue avec celle de produit— au profit de celle de processus.
…………………………………………………………………………………………………
(*****) Tes lignes écrites en réaction aux propos de Stephen Wright m’invitent à évoquer ici ce que nous avions pu échafauder en sa compagnie, entre 2008 et 2009, dans le cadre de la Biennale de Paris. À l’occasion d’une transition ou d’un moment charnière pour la biennale (ce que certains avaient intitulé, de façon quelque peu lugubre, « la fin d’une époque »), nous avions monté un projet de collège. Il y a trois ans déjà, c’est-à-dire au même moment, le nombre d'écoles montées par des collectifs d’artistes, souvent à titre d'œuvres, augmentait sans cesse (ce que certains observateurs, peut-être à juste titre, ont jugé comme étant symptomatique d'une volonté d'agir à la source de la production). Au moment où nous élaborions les fondements de ce collège, aborder la pratique de l’art au travers de la question de son « éducation » (le mot s’avère extrêmement difficile à employer) nous semblait crucial. Voici la charte initiale du Collège de la Biennale de Paris, au point où nous en étions arrivés. Ce texte bref et inachevé fut le fruit d’une collaboration (entre, notamment, Stephen Wright, Alexandre Gurita, Caroline Keppi-Gurita, Paul Robert, Claire Dehove, François Deck, P. Nicolas Ledoux, Hanan Benammar, Ghislain Mollet-Viéville, Karine Lebrun, Sylvain Soussan, Liliane Viala, Éric Létourneau et moi-même…) mais aussi le résultat d’un consensus ou en tous cas d’une espèce d’accord ―aie donc à l’esprit en lisant cette charte que chacun d’entre nous aurait pu, à titre individuel, révoquer un ou plusieurs des point énoncés dans celle-ci :

Le Collège de la Biennale de Paris

Une école de méthodologies décréatives.
Un moment collégial sans élèves, sans enseignants, sans toit, sans cursus, en rupture avec toutes les notions qui instituent l’art et son enseignement.
L’initiative accompagne les usages susceptibles d’arracher l’art à lui-même.

1. Ce collège a pour but d’activer les pratiques sans finalité d’art.
2. Il revendique son exode institutionnel.
3. Il se déploie par propositions satellites, qui sont à la fois extradisciplinaires et dépersonnalisées.
4. Il fonctionne sur la seule base d’usagers, récusant toute opposition binaire entre enseignants / élèves, experts / non experts.
5. Il agit par réseaux avec ou sans affinités.

Au moment où nous débattions de tout cela avec ferveur (au travers d’Amicales, puis de rencontres organisées spécialement autour de la création du collège) (re)sortait l’ouvrage de Thierry de Duve, Faire école (ou la refaire ?), dont certains des propos on ne peut plus concrets semblaient avoir des résonances presque gaguesques vis-à-vis de nos propres prises de position, destructrices, enragées, fières surtout. Par exemple : « 1° Pas de diplôme à la sortie, mais une sélection rigoureuse à l’entrée. 2° Pas de progression du curriculum par année, mais des examens sévères. 3° Pas de professeurs permanents, mais un "casting" ad hoc. » —extrait d’une lettre adressée par Thierry de Duve à Marcel Crochet, recteur de l’Université catholique de Louvain, mars 2001, in Thierry de Duve, Faire école (ou la refaire ?), Nouvelle édition revue et augmentée, Collection Mamco / Les presses du réel, Dijon, 2008, Chapitre 3, « Hypothèse d’école », page 128—, ou encore « Peut-être l’école d’art de l’avenir ne sera-t-elle pas nécessairement une institution de briques animées par un corps professoral appointé, mais rien de plus et rien de moins qu’un mode de transmission de l’art qui s’adresse à tous comme si tous étaient artistes. Le jour où cette école qui n’en sera plus une adviendra à l’existence, je n’aurai pour ma part aucune nostalgie de CalArts, de Goldsmith ou de la Villa Arson, pas plus que je n’ai la nostalgie du Bauhaus ou de la vieille école des beaux-arts. » —op. cit., page 146.

Sous cette forme, le collège a échoué (Stephen a monté lecollège, la Biennale de Paris a développé d’autres projets, notamment ceux consacrés à la terminologie). Il n’en reste pas moins que la question de l’école me turlupine toujours et que j’aimerais absolument savoir quel est ton point de vue sur la question…

…la question de l’école :
Frank Lloyd Wright a dit : « Méfiez-vous des écoles d’architectures si elles font autre chose que de vous enseigner la technique du métier. » —Frank Lloyd Wright, L’Avenir de l’architecture, vol.2, Bibliothèque Médiations Denoël Gonthier, Paris, 1982, page 225, « Conseils à un jeune architecte », conférence donnée par Frank Lloyd Wright en 1931 à l’Art Institute de Chicago.

En d’autres termes, qu’est-ce qu’un contenu d’enseignement valable, recevable, ou simplement digne de confiance ? Je tape à côté… Là n’est pas la question !

Tandis que Max Stirner, ce « Joseph Jacotot des forces du chaos », longtemps avant F. L. Wright a écrit : « La misère de notre éducation actuelle vient, pour une large part, de ce que le savoir ne s’est pas affiné en volonté, en autoactivité, en pratique pure. […] L’esprit qui anime la plupart des enseignants en est une preuve tristement vivante. Façonnés, au mieux, ils façonnent à leur tour ; dressés, ils dressent. […] ce n’est pas le savoir qui doit être inculqué, c’est la personnalité qui doit parvenir à son propre épanouissement. [...] L’opiniâtreté et la "méchanceté" des enfants ont autant leur raison d’être que leur soif de connaître. On stimule cette dernière avec zèle : qu’on excite aussi la force naturelle de la volonté : l’opposition. Si l’enfant n’apprend pas à se sentir lui-même, c’est justement la chose principale qu’il n’apprend pas. Qu’on ne réprime ni sa fierté, ni sa franchise. Contre sa pétulance, il me restera toujours ma propre fierté. […] savoir doit mourir pour ressusciter comme volonté et se recréer quotidiennement comme personnalité libre. » —« Les faux principes de notre éducation », 1842, extrait d’Écrits mineurs, livre publié uniquement en allemand mais partiellement reproduit dans Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, Anthologie de l’anarchisme / Tome 1, pp.19-22.

En d’autres termes, quelle relation « connaître » entretient-il avec « soi-même » ? Mais cette nouvelle question nous pousse trop au fond du tonneau.

(17) Intermède 6. Forme de l'essai, forme de l'expérience, formes du faire 2

JCM 07.10
Le danger, reconnaissait Stephen Wright dans « Le Dés-œuvrement de l'art » (Mouvements n° 17, Les Valeurs de l'art, Entre marché et institutions, Paris, La Découverte, 2001, numéro coordonné par Dominique Sagot-Duvauroux et Stephen Wright), c'est que la documentation sur l'art, elle-même « cadrée » par le « cadroir » que constitue le musée-galerie,
=====non tant transfigure en art (bien que pouvant contribuer elle-même à le « cadrer ») ce qui a déjà caractère artistique (dont, en tout cas, elle « dénonce » le caractère artistique quand même celui-ci peut chercher à se cacher) que
se trouve elle-même transfigurée en art et même en œuvre d'art.

Mais, estime Wright, art qui ne procurerait qu'une faible jouissance esthétique
=====bien que photos et vidéos aient leurs propres propriétés esthétiques et alors que l'art qu'ils documentent peut fort bien, lui, s'efforcer d'échapper dans la mesure du possible à tout caractère esthétique (où il y aurait non seulement devenir-art mais, à l'encontre de la transfiguration telle que conceptualisée par Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Une philosophie de l'art, 1981, tr. fr. Paris, Seuil, 1989, devenir-esthétique, esthétisation).
Soit, dit Wright un « nouveau genre d'art »
=====[pas si « nouveau » que cela cependant puisqu'existait déjà l'art conceptuel qui se voulait lui-même un art esthétique, art que Wright ramène lui-même à un « genre d'art », le « genre conceptuel »,
==========encore que l'on puisse penser que, là comme ailleurs
===============—le « devenir-genre » du monochrome évoqué par Denys Riout (La Peinture monochrome, Histoire et archéologie d'un genre, Nîmes, Chambon, 1996) comme celui du ready-made ou celui du mail art, voire celui de l'exposition vide que l'exposition Vides (Centre Pompidou, 2009) a contribué à élever et à banaliser tout à la fois à la dimension de genre—,
==========Le devenir-genre de l'art conceptuel ait « banalisé » celui-ci, l'ait « dévitalisé »]
qu'il qualifie d' « art déceptuel »,
=====là où, avant la révolution scientifique, c'était la vue elle-même qui était tenue pour déceptive (deceptus visus), déceptive sur un plan non tant esthétique que cognitif, génératrice non tant de désillusion que d'illusion, comme l'est habituellement l'art lui-même,
art, dit-il encore, « désactivé »
=====encore que, ce qui se trouve « désactivé », c'est plutôt l'art documenté, quand bien même, selon Nelson Goodman (« L'Art en action », 1992, tr. fr. Cahiers du musée national d'art moderne n° 41, Nelson Goodman et les langages de l'art, Paris, Centre Georges Pompidou, automne 1992), tant la reproduction photo ou vidéographique que l'exposition muséale constitueraient
==========non tant, comme pour Walter Benjamin («L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique», première version, 1935, tr. fr. Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000), des agents de dé-auratisation (Goodman, en bon philosophe analytique, rejetant la notion d'aura comme par trop mal définie), voire de désart, que, au contraire,
=====des « instruments d'activation ». Activation, là également, de l'art documenté ou exposé davantage que de la documentation transfigurée en art en tant que telle (où il ne s'agirait plus tant de simple activation que, précisément, de transfiguration en art, de devenir-art, quand bien même ce serait ici en art esthétique ou, du moins, « faiblement esthétique »).

« Forme “involontaire“ [sinon nécessairement d'art, du moins] d'art conceptuel », reconnaît Wright
=====mais, là encore, l'art documenté ou la documentation photographique si tant est que l'on puisse toujours effectivement distinguer entre les deux ?
=====L'art conceptuel n'a lui-même jamais été si « purement » conceptuel que cela. Loin que, comme le présumait Jack Burnham (« Alice's Head, Réflexions sur l'art conceptuel », 1970, tr. fr. VH 101 n° 5, printemps 1972), le medium idéal de l'art conceptuel fût la télépathie,
==========quoi qu'il en ait été de la Telepathic Piece de Robert Barry qui n'en consistait pas moins en un énoncé langagier disant : « Durant l’exposition, j'essaierai de communiquer télépathiquement une œuvre d’art, dont la nature est une série de pensées qui ne peuvent être transmises ni par le langage, ni par l’image »,
===============énoncé langagier pris au pied de la lettre en même temps qu'à contre-pied par Jonathan Monk dans sa Translation Piece pour laquelle il a fait traduire par dix agences de traducteurs assermentés l'une après l'autre en dix langues différentes l'énoncé de Barry,
=====la télépathie n'en recourt pas moins elle-même au langage et l'art conceptuel a eu largement recours tant, dans le cas notamment de ce que Robert Pincus-Witten (« Sol LeWitt : mot <—> objet », 1972, tr. fr. Claude GINTZ, ed. Regards sur l'art américain des années soixante, Paris, Territoires, 1979) a appelé, pour ce qui est de Sol LeWitt et de Mel Bochner, le « conceptualisme épistémologique », au medium langagier
==========au risque, comme chez Lawrence Weiner et dans les travaux postérieurs de Barry, de par trop opacifier le langage (quand bien même il n'est certes jamais de medium transparent)
=====que, dans le cas de ce que John Roberts (« Photography, Iconophobia and the Ruins of Conceptual Art », John ROBERTS, ed. The Impossible Document : Conceptual Art in Britain 1966 – 1976, Londres, Camerawork, 1997) a appelé, par opposition au « conceptualisme analytique » de Joseph Kosuth
==========—quel que soit l'usage de la photographie elle-même par Kosuth dans la série des One and Three ou par Barry pour « documenter » son Inert Gas Series au moyen de photographies tout aussi vides que les expositions les plus vides
=====et d'Art & Language, le « photo-conceptualisme » d'Ed Ruscha ou de Douglas Huebler, (parallèlement au medium langagier) au medium photographique (au nom, là encore, de l'idéologie de la transparence bien que le medium photographique ne soit lui-même pas plus transparent qu'un autre.
=====Ce alors que, de toute façon, assure Wright, l'art, désormais, plutôt que de chercher à aller toujours plus loin dans le processus de dématérialisation que, à l'époque, avait énoncé Lucy Lippard (cf. Lucy. LIPPARD & John CHANDLER, «The Dematerialization of Art», Art International , Vol. XII n°2, February 1968), ne rejetterait plus tant l'objet d'art que la notion même d'œuvre —plus ou moins confondue avec celle de produit— au profit de celle de processus. Processus temporel, requérant un certain laps de temps : « l'art actuel ne se déploie pas lors du surgissement [ponctuel, voire ex nihilo,] de l'œuvre, mais tout au long d'une conduite processuelle de création ». Ce qui fait que la portion de temps occupée par le processus prendrait désormais davantage d'importance que la portion d'espace occupée par l'œuvre selon une conception de la temporalité proche de celle dégagée par Gilles Deleuze notamment dans Cinéma I, L'Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 (« si je considère des parties ou des lieux abstraitement, A et B, je ne comprends pas le mouvement qui va de l'un à l'autre. Mais je suis en A, affamé, et en B il y a de la nourriture. Quand j'ai atteint B et que j'ai mangé, ce qui a changé, ce n'est pas seulement mon état, c'est l'état du tout qui comprenait B, A, et tout ce qu'il y avait entre les deux »). Notion deleuzienne de devenir. Wright : « Par cette attention soutenue au devenir artistique du projet [notion n'en demeurant pas moins pour sa part toute moderniste : cf. Jürgen HABERMAS, « La Modernité : un projet inachevé », 1980, tr. fr. Critique n° 413, Vingt ans de pensée allemande, Paris, Minuit, octobre 1981], aux dépens de son aboutissement, l'art actuel s'inscrit davantage dans le temps [dans la durée et non pas le temps spatialisé promu par Nicolas Bourriaud (« Interview », Zérodeux online, 2009)] que dans l'espace [et le cadroir muséal], interrogeant la notion du temps public plus que celle, souvent rabâchée dans le milieu de l'art, d'espace public [espace public certes depuis longtemps en crise comme Habermas en personne a été le premier à le reconnaître, mais où la notion de temps public —référence sans doute aux ateliers de temps public proposés par Vincent + Féria— demeure des plus imprécises]

« Mais, poursuit Wright, comme la proposition initiale n'avait rien de la froideur [?] propre au genre conceptuel, face aux témoignages vidéographiques, textuels, photographiques qui documentent une expérience désormais inaccessible [au moyen d'artefacts ne procurant eux-mêmes qu'une expérience relativement pauvre], on éprouve une forte déception », ce qui n'en impliquerait pas moins, comme pour Walter Benjamin (« Expérience et pauvreté », 1933, tr. fr. Œuvres III, op. cit.), un déclin de l'expérience.

Pour le moins l'expérience de l'art s'avérerait selon Wright à la fois intransmissible, voire « incommunicable » (y compris par l'intermédiaire de la documentation qui s'y rapporte)
=====(si tant est que l'art ne cherche pas toujours à échapper à toute communication)
et « imprévisible », s'avérerait expérience à la fois de l'intransmissible et de l'imprévisible, expérience qui ne saurait s'incarner davantage en œuvres qu'en traces documentaires, les œuvres n'étant jamais elles-mêmes que les traces après coup des processus qui leur ont donné naissance par opposition au pur présent de l'expérience, à l'expérience du pur présent. Présentisme. Présent qui, cependant, loin d'être punctiforme, a son épaisseur propre. Et avec toujours, malgré tout, un reliquat d'ontologie : « c'est par le biais de l'imprévisible que l'art se révèle non pas objet mais action ; l'imprévisible désigne le moment où par l'action on produit [sinon des œuvres] de l'être ».
=====Où Wright n'en parle donc toujours pas moins de moment et de produit. Moment, sinon du « surgissement » de l'œuvre, de l' « imprévisible », tout issu que soit celui-ci du processus. Produit qui ne saurait se laisser ramener à quelque intention préliminaire ou à quelque « prévisualisation » de la part d'un quelconque auteur ou à quelque attente, à quelque « prévision » que ce soit de la part d'un quelconque spectateur, et produit qui n'en serait pas moins distingué de l'œuvre.
=====Mais ce qui n'en tendrait pas moins à identifier l'être à l'événement (à l'avènement sinon au surgissement), l'événementialité de l'être étant, selon Gianni Vattimo (La Fin de la modernité, Nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne, 1985, tr. fr. Paris, Seuil, 1987), ceci même qui distinguerait l'être de l'essence, à l'encontre d'un Alain Badiou, (L'Être et l'événement, Paris, Seuil, 1988) opposant l'événement à l'être, mais en conformité avec la démarche de David Davies (Art as Performance, Oxford, Blackwell, 2007 & « Précis de Art as Performance », tr. fr. Philosophiques Vol. 32 n° 1, 2005) qui entend édifier une « ontologie de l'événement artistique » quand bien même, en contradiction sur ce point avec Wright, il identifie celle-ci à une « ontologie événementielle » des œuvres d'art elles-mêmes, celles-ci devant selon lui « être identifiées, non aux produits des activités créatrices des artistes, mais avec ces activités créatrices elles-mêmes, qui sont [seulement] complétées par ces produits [tels, tout au plus, des produits dérivés] ».
=====Et où l'action, le processus
==========[quand bien même la notion d'action, à la différence de celle de processus —de procès sans sujet—, demeure habituellement par trop attachée à un « agent » ou, plus exactement, à un « acteur » ou « actant » humain (encore que l'actuelle sociologie de l'acteur-réseau reconnaisse, à la suite d'Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Recherche de méthode, Paris, Larousse, 1966, la possibilité d'actants non humains), par trop dépendante de l'intention de l'acteur, ce qui fait précisément que Davies, contrairement à Wright, rejette la notion de processus comme d'ordre par trop causal au profit de celle d'action ou de « performance » et, ce faisant, ne rejette donc nullement la notion d'auteur]
=====ne constituerait donc pas une fin en soi mais n'en demeurerait pas moins un simple moyen
==========là où, selon Giorgio Agamben (« Notes sur le geste », 1991, tr. fr. Moyens sans fin, Notes sur la politique, Paris, Rivages, 1998), il conviendrait,  du moins pour ce qui est des images sinon de l'art en tant que tel
===============[retour d'un « régime de l'art » à un « régime des images », passage de l'art à une culture de l'image
====================image qui n'en est pas moins toujours, sinon une œuvre, un produit, voire un produit industriel)
====================là où Adorno condamnait l' « enculturation » de l'art (ce qui fait que le « désart » adornien prendrait désormais la forme du devenir-image),
===============iconic turn (Gottfried Bœhm, «Die Wiedersehen der Bilder», Gottfried BŒHM, ed. Was ist ein Bild ?, Munich, Fink, 1994) ou pictorial turn (William J. Thomas Mitchell, « The Pictorial Turn », 1992, Picture Theory, Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, University of Chicago Press, 1994) succédant au linguistin turn (Richard RORTY, ed. The Linguistic Turn, Recent Essays in Philosophical Method, Chicago, University of Chicago Press, 1967) et préparant l'ethnographic turn (cf. Hal FOSTER, «L'Artiste comme ethnographe, ou la “fin de l'Histoire” signifie-t-elle le retour à l'anthropologie ?», 1996, tr. fr. J.P. AMELINE, ed. Face à l'histoire 1933 1996, L'Artiste moderne devant l'événement historique, Paris, Flammarion/Centre Georges Pompidou, 1996 & Kathrin Oester, « Le tournant ethnographique, La Production de textes ethnographiques au regard du montage cinématographique », tr. fr. Ethnologie française Vol. 32 n° 2, 2002), « tournant épistémologique » faisant passer de l'histoire de l'art (déjà controversée par l'esthétique et la philosophie de l'art, voire par la « théorie de l'art »), en passant par la restauration de l'iconologie (cf. WILLIAM J. THOMAS MITCHELL, Iconologie, Image, texte, idéologie, 1986, tr. fr. Paris, Prairies ordinaires, 2009) aux visual studies auxquelles Stephen Wright, dans « Quatre scénarios perceptifs : (pour un art post-autonome) » (Espace Sculpture n° 70, 2004-2005),
====================texte dans lequel Wright n'avait pas encore rompu avec la notion d'œuvre,
===============parlant là d'un « véritable changement de paradigme », applaudissait un peu rapidement dans la mesure où cela avait au moins à son sens le mérite (au risque cependant alors de retomber dans une conception quelque peu avant-gardiste) de contribuer à désautonomiser l'art en l'intégrant dans une entité « à la fois plus inclusive et plus extensive » (plus totalisante, au risque, aurait dit Adorno, de retomber, comme dans le cas de l'art total, dans une forme de totalitarisme ou, plutôt que, comme a pu dire Jean-Pierre Le Goff —La Démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, 2002—, de « démocratie post-totalitaire », de « totalitarisme post-totalitaire » ou de « démocratie totalitaire »)],
==========à la fois
===============de poursuivre l'entreprise qui avait été celle d'Aby Warburg (cf. notamment « “La Naissance de Vénus“ et “Le Printemps“ de Sandro Botticelli, Étude sur les représentations de l'antiquité au début de la renaissance italienne », 1893, tr. fr. Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990) visant selon Giorgio Agamben («Aby Warburg et la science sans nom», 1984, tr. fr. Image et mémoire, Écrits sur l'image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2004) à la suite de Robert Klein («Saturne, Croyances et symboles», 1964, La Forme et l'intelligible, Écrits sur la Renaissance et l'art moderne, Paris, Gallimard, 1970), non de se borner à renouveler l'histoire de l'art au moyen de la méthode constituée par l'iconographie, laquelle n'était de toute façon à ses propres yeux pas en mesure de constituer une discipline à part entière, « autonome », mais bien d' instaurer une nouvelle discipline quand bien même celle-ci était restée sans nom, était restée une « science sans nom », non pas tant quoi qu'il en soit science de l'image, à quelque titre que ce soit, que, selon Georges Didi-Huberman,
====================lui-même, dans Devant l'image, Question posée aux fins d'une histoire de l'art (Paris, Minuit, 1990), très critique par rapport à la notion d'iconologie, elle-même non pas tant, dit-il, science de l'image que subordination du voir au savoir, au logos (et, par extension, au lire), conception de l'image comme imitation non plus tant du visible que de l'invisible
==============dans L'Image survivante (Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002), sorte d'anthropologie historique du geste, du geste par lequel l'image cherche à transcender son immobilité présumée,
===============et de prolonger l'analyse qui est celle de Gilles Deleuze dans Cinéma I, L'Image-mouvement (op. cit.) de l'image-mouvement en tant que coupe mobile, elle-même en mouvement, du mouvement,
==========et de substituer à la rigidité (toute cadavérique) de l'image (tout comme de l'œuvre) la dynamis, sinon du processus en tant que tel, du moins du geste, quoique celui-ci, à la différence du processus, puisse conserver de par trop corporel et rester donc elle-même par trop attachée à un « actant » : « de fait, toute image est animée d'une polarité antinomique : elle est d'une part réification et annulation d'un geste (il s'agit alors de l'imago comme masque de cire mortuaire ou comme symbole), dont elle conserve d'autre part la dynamis intacte (ainsi dans les instantanés de Muybridge ou dans n'importe quelle photographie sportive) […] Car toujours, en toute image, est à l'œuvre une sorte de ligatio, un pouvoir paralysant
===============[immobilisation à la fois de l'image et de son spectateur qui, dans la salle de cinéma elle-même, loin de retrouver sa mobilité, est plus figé que jamais à la façon du modèle photographié dans les premiers portraits photographiques, l'exemple paradigmatique étant Région centrale de Michael Snow où l'extrême mobilité de la caméra contraste avec le statisme imposé au spectateur]
==========qu'il faut exorciser ; et c'est comme si de toute l'histoire de l'art s'élevait un appel muet à rendre l'image [voire le spectateur] à la liberté [non tant de l'expression que] du geste [quand bien même, comme le note Olivier Lugon («Des cheminements de pensée, La Gestion de la circulation dans les expositions didactiques», Art press spécial n°21, Oublier l'exposition, 2000), les efforts pour « mobiliser » les spectateurs dans l'espace d'exposition, loin de rendre leur liberté aux spectateurs, ont tendu à les « encadrer » toujours davantage en leur assignant par avance des parcours fléchés particulièrement contraignant]».
===============Geste qui, affirme par ailleurs Giorgio Agamben (« Kommerell, ou du geste », La Puissance de la pensée, Essais et conférences; 2005, tr. fr. Paris, Rivages, 2006) à la suite de Max Kommerell (« le plus grand critique allemand du XXe siècle après Benjamin », comme le qualifie Agamben, malheureusement connu en France par la seule traduction de Le Chemin poétique de Hölderlin, 1939, tr. fr. Paris, Aubier, 1989), s'avère tout aussi bien le fait du langage : « Le geste n'est pas un élément absolument non linguistique, mais quelque chose qui entretient avec le langage le rapport le plus intime et surtout une force agissant dans la langue même, plus ancienne et originelle que l'expression conceptuelle
====================[là où c'est habituellement la métaphore, autrement dit l'image, qui est tenue pour préconceptuelle] :
===============par le terme de “geste linguistique“ (Sprachgebärde), Kommerell définit cette strate du langage qui ne s'épuise pas dans la communication et la saisit, pour ainsi dire, dans ses moments solitaires. “Le sens de ces gestes ne s'achève pas dans la communication. Le geste, tout contraignant qu'il puisse être pour l'autre, n'existe jamais uniquement pour lui ; c'est au contraire seulement en tant qu'il existe aussi pour soi-même qu'il peut être si contraignant pour l'autre. Même sans témoins un visage a une mimique […]“ (Max Kommerell, Gedanken über Gedichten, Frankfurt am Main, Klostermann, 1956) ».
====================Non seulement, comme le soutient Erving Goffman (La Mise en scène de la vie quotidienne, 1. La Présentation de soi, 1959, tr. fr. Paris, Minuit, 1973), nous jouons toujours un rôle dans la vie publique comme dans la vie privée mais nous continuons à jouer un rôle dans l'intimité, dans la solitude même.
===============« En un sens, Kommerell peut écrire que “le mot est le geste originel (Urgebärde) dont dérivent tous les gestes particuliers“ […] S'il en est bien ainsi, si le mot est le geste originel, alors ce qui est en question dans le geste n'est pas tant un contenu prélinguistique que, pour ainsi dire, l'autre face du langage, le mutisme inscrit dans l'être parlant même de l'homme, le fait pour lui de demeurer sans mots, dans la langue ».
==========Ce alors que, selon Agamben, reprenant là encore l'hypothèse de Max Kommerell (Jean Paul, Frankfurt am Main, Klostermann, 1953), l'époque moderne serait une époque qui aurait perdu jusqu'à ses gestes qui se seraient mués en vaine gesticulation ainsi qu'il apparaît dans les films tournés, au début de l'histoire du cinéma, par les frères Lumière. Sur quoi Agamben entend pour sa part restaurer la notion de geste tout en entreprenant de la distinguer de celle d'acte ou d'action.
===============Distinction malheureusement non prise en compte par Guillaume Désanges dans sa « conférence-performance » (là encore genre en voie de constitution), avec le concours paradoxal, étant donné son sujet, de l'acteur de théâtre Frédéric Cherbœuf, Une histoire de la performance en 20 minutes (cf. Guillaume DÉSANGES, « Une histoire de la performance en 20 minutes », 2004, Trouble n° 5, printemps-été 2005),
====================performance tenant un peu de celle de la visite du Louvre au pas de course par les trois héros du film de Jean-Luc Godard, Bande à part, performance supposée re-enacter celle d'un américain du nom de Jimmie Johnson et re-enactée à son tour notamment par les trois héros du film de Bernardo Bertolucci, The Dreamers et, dans le Museo Nacional de Arte de Mexico, par les trois ados de A Brief History of Jimmie Johnson's Legacy de Mario Garcia Torres
====================(perfomance elle-même re-enactée —et augmentée— depuis par les artistes belges Juan d'Oultremont et Alain Geronnez qui en ont proposé une « version belge », une « version bègue »),
===============quand bien même celle-ci procédait de la volonté de « montrer comment l'histoire —de l'art— a —à un moment donné —et pour certains— engendré des gestes [non distingués des actes] et non plus des objets. (Et surtout : non plus des discours) ». « … Peut-être là justement se tiendrait la plus grande subversion. Le comble de l'art comme : ne plus avoir d'objet. Car n'importe quoi, n'importe quel objet… plutôt que pas d'objet.
===============« La grande subversion c'est ; pas de traces. C'est : vous arrivez trop tard. Même pas mis en scène. Le geste précaire. Instantané. C'est : plus rien à montrer. Déjà fini […]
===============« Ainsi observée donc, de façon purement formelle [?], l'histoire de la performance —ou du body art— n'est pas, alors, une histoire de représentation du corps mais exclusivement une histoire de gestes ».
===============Gestes cependant réduits à une succession (en même temps qu'à une typologie) d' « actes » (apparaître – recevoir – retenir – fuir – viser – chuter – crier – mordre – se vider – disparaître),
====================un peu à la façon de la liste de verbes d'action, beaucoup plus « étendue », de Richard Serra, proposés comme autant d'actes sculpturaux « étendant » (au sens de Rosalind Krauss, « Sculpture in the Expanded Field », 1979, tr. fr. « La Sculpture dans le champ élargi », L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993) les techniques traditionnelles utilisées en sculpture qu'étaient la taille et le modelage auxquelles était déjà venu s'ajouter, un demi siècle auparavant, la soudure,
===============« gestes » « illustrés », telle la projection de diapos accompagnant habituellement les conférences, par Cherbœuf prenant la pose de façon à re-enacter lui-même, au moins allusivement, les performances évoquées verbalement par Désanges de façon non pas à « joindre mais [à] répliquer le geste à la parole » en prenant pour point de départ, comme c'est fréquemment le fait du re-enactment, dans les documents photographiques ou filmiques d'époque que n'en ont pas moins laissés lesdites performances mais qui les en ont pas moins également, ce faisant, figées, au risque de leur faire perdre toute gestualité. Gestes, reconnaît Désanges, « déjà morts », ce qui n'engage cependant nullement à « perpétuer » l'utopie qui était originellement celle de la performance mais au contraire à en dénoncer le caractère utopique.
===============Tandis que la distinction entre acte et geste avait déjà fait matière à réflexion, du moins pour ce qui est de la peinture, en des directions quelque peu différentes dans deux textes illustres :
===============- Jacques Lacan, Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, 1973 : « N'oublions pas que la touche du peintre est quelque chose où se termine un mouvement […] Ce moment terminal est ce qui nous permet de distinguer, d'un acte, un geste. C'est par le geste que vient sur la toile s'appliquer la touche […] Qu'est-ce que c'est un geste ? Un geste de menace, par exemple ? Ce n'est pas un coup qui s'interrompt. C'est bel et bien quelque chose qui est fait pour s'arrêter et se suspendre […] Cette temporalité très particulière, que j'ai définie par le terme d'arrêt, et qui crée derrière elle sa signification, c'est elle qui fait la distinction du geste et de l'acte […] C'est par cette dimension que nous sommes dans la création scopique — le geste en tant que mouvement donné à voir […] Ce temps du regard, terminal, qui achève un geste, je le mets étroitement en rapport avec ce que je dis ensuite du mauvais œil. Le regard en soi, non seulement termine le mouvement, mais le fige » quand bien même, selon Lacan, le geste est d'emblée programmé pour s'arrêter ou pour être arrêté ou, du moins, suspendu, le geste est fait pour le regard.
====================Ce qui, selon Lacan, est aussi le fait de l'opéra de Pékin (et on pourrait également citer les films d'arts martiaux) : « on s'y bat comme on s'est battu de tout temps, bien plus avec des gestes qu'avec des coups. Bien sûr, le spectacle lui-même s'accommode d'une absolue dominance des gestes. Dans ces ballets, on ne se cogne jamais, on glisse dans des espaces différents où se répandent des suites de gestes, qui ont pourtant dans le combat traditionnel leur valeur d'armes, en ce sens qu'à la limite ils peuvent se suffire comme instrument d'intimidation » et arrêter à leur tour l'adversaire.
====================Et ce que l'on peut encore mettre en rapport avec le photodynamisme des frères Anton Giulio et Arturo Bragaglia, lesquels, à l'encontre de la chronophotographie d'Étienne-Jules Marey, pour photographier cet imphotographiable qu'était selon eux le mouvement, se croyaient obligés, dans le but d'échapper au temps mécanique abhorré par Bergson et de restituer la dynamique gestuelle, plutôt que de décomposer le mouvement photographié en « photogrammes », de le décomposer au moment même de la prise de vues en demandant à leurs modèles de décomposer eux-mêmes leur mouvement en les faisant bouger selon une succession de micro-mouvements saccadés (telles les saccades visuelles elles-mêmes) s'apparentant à autant d'embryons de gestes au sens lacanien
===============- et Roland Barthes, « Cy Twombly ou “Non multa sed multum“ », 1979, Œuvres complètes tome III, 1974 – 1980, Paris, Seuil, 1995
====================[texte qu'avait précédé un passage de L'Empire des signes (Genève, Skira, 1970) consacré au théâtre de marionnettes japonais Bunraku dans lequel les marionnettes sont manipulées à vue, chaque marionnette requérant le concours de trois montreurs selon une division des tâches immuable cependant que, sur le côté, prennent place récitant et joueur de shamisen (sorte de luth) : « Le Bunraku pratique donc trois écritures séparées, qu'il donne à lire simultanément en trois lieux du spectacle : la marionnette, le manipulateur, le vociférant : le geste effectué, le geste effectif, le geste vocal ». Cependant, à la différence du théâtre occidental, « sans être éliminée […] la voix est donc mise de côté (scéniquement, les récitants occupent une estrade latérale). Le Bunraku lui donne un contrepoids, ou, mieux, une contremarche : celle du gr-este. Le geste est double : geste «émotif au niveau de la marionnette […], acte transitif au niveau des manipulateurs. Dans notre art théâtral, l'acteur feint d'agir, mais ses actes ne sont jamais que des gestes : sur la scène, rien que du théâtre, et cependant du théâtre honteux [comme, pourrait-on dire, de façon générale, notre art est un art honteux]. Le Bunraku, lui, (c'est sa définition), sépare l'acte du geste : il montre le geste, il laisse voir l'acte, il expose à la fois l'art et le travail, réserve à chacun d'eux son écriture », ce que Barthes place sous le signe de la distanciation brechtienne. « Le Bunraku fait comprendre comment elle peut fonctionner : par le discontinu des codes, par cette césure imposée aux différents traits de la représentation, en sorte que la copie élaborée sur la scène soit, non point détruite, mais comme brisée, striée, soustraite à la contagion métonymique de la voix et du geste, de l'âme et du corps, qui englue notre comédien »]
===============« Twombly dit à sa manière que l'essence [non ici du langage en tant que tel mais] de l'écriture, ce n'est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le geste qui la produit » ou, plus exactement, « qui la produit en la laissant traîner » après coup, après usage, « brouillis » devenu quasi-illisible, trace et effacement de la trace
====================tout comme Walter Benjamin, dans ses premiers écrits (« Sur le langage en général et sur le langage humain », 1916, tr. fr. Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000), recherchait lui-même l'essence du langage humain, langage constituant selon lui l'essence de l'homme —tant langage verbal que langage plastique, langage architectural, langage musical… sans qu'il y ait là simple métaphore— en dehors de sa fonction habituelle de communication, en dehors de toute fonction instrumentale ou pragmatique, dans sa «  fonction symbolique » —quand bien même le symbole, selon Agamben, annulerait lui-même le geste—, non pas « communication du communicable » mais « symbole du non-communicable », telle, pour Kant, la représentation (ou présentation) symbolique de l'irreprésentable, communication, avant toute communication intentionnelle, de l'incommunicable, communication du langage lui-même, communication du langage et « dans le langage [expression reprise à son compte par Giorgio Agamben dans « Kommerell, ou du geste », op. cit.] et non par lui » :
===============« Qu'est-ce que l'essence d'un pantalon (s'il en a une) ? Certainement pas cet objet apprêté et rectiligne que l'on trouve sur les cintres des grands magasins ; plutôt cette boule d'étoffe chue par terre, négligemment, de la main d'un adolescent, quand il se déshabille, exténué, paresseux, indifférent [comme dans certaines photographies de Wolfgang Tillmans]. L'essence d'un objet a quelque rapport avec son déchet : non pas forcément ce qui reste après qu'on en a usé, mais ce qui [suspend l'usage, ce qui] est jeté [là encore question de geste, mais non pas tant geste suspendu que geste suspensif] hors de l'usage [ce qui tendrait à faire du ready-made l'essence-même de son objet-support, non pas tant hors d'usage (il peut n'avoir jamais servi) que retiré —sinon jeté ou rejeté— de l'usage]
===============« […]De l'écriture TW garde le geste, non le produit [quand bien même on peut penser qu'il le garde encore trop]. Même s'il est possible de consommer esthétiquement le résultat de son travail (ce qu'on appelle l'œuvre, la toile), même si les productions de TW rejoignent (elles ne peuvent y échapper) une Histoire et une Théorie de l'Art, ce qui est montré, c'est un geste. Qu'est-ce qu'un geste ? Quelque chose comme le supplément d'un acte. L'acte est transitif [et intentionnel], il veut seulement susciter un objet, un résultat ; le geste, c'est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions, des paresses qui entourent l'acte d'une atmosphère (au sens astronomique du terme)
===============[comme si l'aura benjaminienne se trouvait transférée de l'œuvre à l'acte
====================un peu comme l'acte photographique a lui-même pu se trouver comme auratisé (et mythifié) en amont (et aux dépens) de la photographie elle-même dans le moment décisif cartier-bressonien,
===============avec toutes les conséquences qu'a pu en tirer un Allan Kaprow (« L'Héritage de Jackson Pollock », 1958, L'Art et la vie confondus, 1993, tr. fr. Paris, Centre Georges Pompidou, 1996) observant, sinon les écritures de Twombly, les drippings de Pollock à travers les yeux, sinon de Barthes ou de Dewey
====================en dehors peut-être du fameux passage où il s'écrie : « Pollock, comme je le vois, nous a laissés au point où nous devons nous préoccuper, et même être éblouis par l'espace et les objets de notre vie quotidienne, que ce soient nos corps, nos vêtements, les pièces où l'on vit »,
===============d'Harold Rosenberg (« Les Peintres d'action américains », 1952, La Tradition du nouveau, 1959, tr. fr. Paris, Minuit, 1962) : valorisation, dans le happening comme, à sa suite, dans la performance, jusqu'à Tino Sehgal y compris, de la présence ici et maintenant pour ce qui est non plus tant de l'œuvre en tant que telle par opposition à sa reproduction photographique, que de l'acte lui-même par opposition là encore à sa documentation photographique ou vidéographique ainsi qu'à la photo- et à la vidéo-performances
====================quand bien même Rosenberg et Kaprow ont pu être à leur tour mésinterprétés par les tenants, dans les années 80, de la photobiographie (cf. Cahiers de la photographie n° 8 L'Acte photographique, 1983 & n° 13, La Photobiographie, 1984) ramenant l'acte photographique au vécu de son « auteur », lequel s'en trouvait une fois de plus restauré, ce qui, dans une certaine mesure, était déjà le fait de la performance elle-même du fait de son attachement à la coprésence de l'artiste-performer et du public].
===============Distinguons donc le message, qui veut produire une information, le signe, qui veut produire une intellection, et le geste, qui produit tout le reste (le “supplément“), sans forcément vouloir produire quelque chose. L'artiste (gardons encore ce mot quelque peu kitsch) est par statut un opérateur [tant au sens d'agent qu'au sens chirurgical de Georges Bataille dans Manet (Genève, Skira, 1955) ou de Gilles Deleuze à propos de Carmelo Bene (« Un manifeste de moins », Carmelo BENE & Gilles DELEUZE, Superpositions, Paris, Minuit, 1979)] de gestes : il veut produire un effet, et en même temps ne le veut pas ; les effets qu'il produit, il ne les a pas obligatoirement voulus ; ce sont des effets retournés, renversés, échappés, qui reviennent sur lui et provoquent dès lors des modifications, des déviations, des allègements de la trace. Ainsi, dans le geste s'abolit la distinction entre la cause [ou l'intention] et l'effet […] Le geste de l'artiste —ou l'artiste comme geste [ce qui n'en réintroduit pas moins l'artiste et sa subjectivité] ne casse pas la chaîne causative [ou intentionnelle] des actes […] mais il la brouille ».
==========Geste comme suspension de l'acte (comme acte fait pour être suspendu) ou comme supplément de l'acte ? Agamben, pour sa part, plutôt que de partir de Lacan ou de Barthes, préfère remonter à Varron (De la langue latine, livre VI, tr. fr. Paris, Firmin-Didot, 1875) qui, tout en inscrivant le geste dans la sphère de l'action, le distinguait non seulement de l'agir (agere) en tant que tel mais également du faire (facere): « la ressemblance entre agere, facere et gerere a fait croire communément que ces trois mots étaient synonymes. Cependant facere n'implique pas agere. Ainsi un poète facit fabulam (compose une pièce), non agit (il ne la joue pas) et réciproquement un acteur agit (joue une pièce), et ne l'a pas faite (facit)
===============[et, en ce sens, le regardeur « agirait » (« activerait » au sens de Goodman) « interpréterait » le tableau à la façon d'un « acteur », davantage qu'il ne « ferait » le tableau, tandis que ce qui caractériserait l'artiste-performer, ce serait d'à la fois faire et agir].
==========Gerere, à son tour, n'implique ni facere ni agere, et se dit d'un général d'armée [imperator], qui porte (gerit) comme un fardeau le commandement qui lui a été confié », qui, explicite Agamben, accomplit quelque chose (res gerit), la prend sur soi, en assume l'entière responsabilité. Ce qui, dit-il, « ouvre la sphère de l'èthos […] Mais comment une action est-elle assumée […] ? Comment une res devient-elle res gesta ; et un simple fait, un événement ? »
==========Encore que la distinction entre agir (praxis) et faire ou produire (poiesis) provienne déjà elle-même, comme le relève Agamben lui-même, de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote (tr. fr. Paris, Vrin, 1983) : « Tandis que le faire a une fin autre que lui-même, il n'en saurait être de même pour l'agir : car bien agir est en soi-même sa propre fin ».
===============Selon Pierre Aubenque (« Arisote », Encyclopædia universalis), « Aristote distingue entre la praxis, qui est action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l'agent, et la poiésis, c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à l'agent » (distinction que viendrait remettre en cause l'art corporel).
===============« Ainsi, dès le début de l'Éthique à Nicomaque, utilise-t-il l'exemple des techniques (médecine, construction navale, stratégie, économie) pour faire comprendre que chaque activité tend vers un bien, qui est sa fin. Mais, comme ces biens sont aussi divers que les activités correspondantes —la santé pour la médecine, le vaisseau pour la construction, la victoire pour la stratégie, la richesse pour l'économie— il faut admettre une hiérarchie des techniques, chacune étant subordonnée à une technique plus haute, dont elle sert la fin : ainsi la sellerie est-elle subordonnée à l'art hippique, qui est subordonné à la stratégie, laquelle est subordonnée à la politique. La question est alors de savoir quelle est la fin dernière de l'homme, c'est-à-dire une fin par rapport à laquelle les autres fins ne seraient que des moyens et qui ne serait pas elle-même moyen pour une autre fin », Aristote ne retenant pas la possibilité d'un conflit entre différentes fins. Or, ce bien suprême qui est l'unité présupposée des fins humaines, tous les hommes s'accordent à l'appeler bonheur, quelle que soit la divergence des opinions qu'ils professent sur lui.
==========Alors que l'introduction d'un troisième terme, le geste, est bien, précise Agamben, le fait de Varron : « si le faire est un moyen en vue d'une fin et l'agir une fin sans moyens, le geste rompt la fausse alternative entre fins et moyens qui paralyse la morale, et présente des moyens qui se soustraient comme tels au règne des moyens sans pour autant devenir des fins », ce qui serait le fait du processus lui-même, s'apparentant en fin de compte davantage au geste qu'à l'agir ou au faire.
==========Par opposition tant aux moyens subordonnés dans le faire à une fin qu'à l'agir qui a en lui-même sa propre fin, le geste consisterait à assumer, « à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel ». Ce qui, selon Agamben, serait le fait de la danse —à condition précisément de cesser de l'appréhender esthétiquement comme ayant sa fin en elle-même—, laquelle assumerait et exhiberait le caractère médial des mouvements corporels sans pour autant les rapporter à une fin, comme cela serait également le fait du mime dans lequel « les gestes subordonnés aux buts les plus familiers sont exhibés comme tels et maintenus par là en suspens ». Tout comme, ajoute Agamben, « si l'on considère la parole comme le moyen de la communication, montrer une parole ne revient [ni à l'esthétiser ni davantage] à disposer d'un plan plus élevé (un métalangage, lui-même incommunicable à l'intérieur du premier niveau) à partir duquel faire de celle-ci un objet de communication
===============[distinction pouvant faire penser à celle à laquelle procédait Ludwig Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus (1918, tr. fr. Paris, Gallimard, 1961) entre dire et montrer (la forme logique de la réalité) : « ce qui peut être montré ne peut pas être dit », mais qui le conduisait lui-même à exclure toute idée d'un métalangage],
==========mais à l'exposer, hors de toute transcendance, dans sa propre médialité » : « le geste est en ce sens communication [non pas d'une incommunicabilité mais] d'une communicabilité ».
==========Et ce qui, selon le compositeur François Nicolas (« À quoi bon ? (faire, agir, assumer) » (Lettre horlieu (x) n° 14-15, 1999), serait encore le fait de la musique : « Le compositeur fait l'œuvre là où l'instrumentiste l'agit. Le compositeur, qui fait, n'est qu'un moyen en vue de cette fin qu'est l'œuvre. L'instrumentiste, lui, agit et son action est à elle-même sa propre fin (en tant que mise en action musicale de l'œuvre). Que la musique soit à elle-même sa propre fin, par-delà toutes les tentatives de l'astreindre à quelques fonctions (sociales, culturelles, économiques, communicatives...), va, je l'espère, de soi ». Tandis que, pour ce qui est du troisième terme (le gerere), ce serait l'auditeur qui assumerait la musique « par son attention
===============[ce qui exclurait donc une fois de plus l'écoute inattentive, la perception distraite benjaminienne, alors pourtant que, selon James H. Johnson (Listening in Paris, A Cultural History, Berkeley / Los Angeles, University of California, 1995) et William Weber (« Did People Listen in the 18 th Century ? », Early Music n° 25, Listening Practice, 1997), c'était, encore au dix-huitième siècle, la forme la plus répandue d'écoute, et que l'on peut penser, musique d'ameublement, muzak et ambient music aidant, que c'est de nouveau l'écoute la plus pratiquée (cf. Jean-Claude MOINEAU, « La Musique s’écoute-t-elle encore ? », Musiques d’aujourd’hui, Actualité en 26 propos, Conseil général de la Creuse, 1993)]
==========et son écoute, par le corps qu'il lui prête, le temps de l'audition, si bien que notre triplicité du facere, de l'agere et du gerere se distribuerait alors sur ces trois figures canoniques de la pratique musicale que sont celles du compositeur faisant l'oeuvre, de l'instrumentiste agissant l'œuvre et de l'auditeur supportant [ou assumant] l'œuvre (soit : l'auditeur est un geste de l'œuvre). (il faudrait peut-être préciser que l'oeuvre est alors tel un geste de musique) ». Ce qui fait que le regardeur lui-même, en définitive, ne ferait ni n'activerait le tableau mais le « supporterait » ou l' « assumerait », mais ce qui n'en tendrait pas moins à maintenir en place une distribution des « rôles » que Nicolas lui-même qualifie de « canonique » là où lesdits rôles peuvent bien entendu s'échanger (ou bien conviendrait-il de distinguer entrer une réception agissante, voire une réception productrice, et une réception assumante ?). Selon Michel Foucault (« Qu'est-ce qu'un auteur ? », 1969, Dits et écrits 1954 – 1988, tome I, 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994), historiquement, les « textes », les « discours » n'ont réellement commencé à avoir des auteurs autres que des personnages mythiques, n'ont commencé à être porteurs d'une fonction-auteur qu'à partir du moment où l'auteur a été tenu d'assumer juridiquement ce dont il était l'auteur en même temps que l'auteur n'était pas tant l'auteur d'un produit que celui d'un acte, quand bien même Foucault ne marque pour sa part pas la distinction entre acte et geste : « le discours, dans notre culture (et dans bien d'autres sans doute), n'était pas, à l'origine, un produit, une chose, un bien ; c'était essentiellement un acte — un acte qui était placé dans le champ bipolaire du sacré et du profane, du licite et de l'illicite, du religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste chargé de risques avant d'être un bien pris dans un circuit de propriétés », y compris propriété intellectuelle.
==========Ce n'est en fait pas tant le compositeur, l'interprète ou l'auditeur —pas plus que le peintre, le modèle ou le regardeur, le chorégraphe, le danseur ou le spectateur— (quand bien même Giorgio Agamben a lui-même écrit un texte intitulé « L'Auteur comme geste », Profanations, 2005, tr. fr. Paris, Rivages, 2005), c'est avant tout la musique en tant que telle qui, comme l'image ou le tableau et, bien entendu, la danse, est geste.
==========Ce que Giorgio Agamben (« Le Geste et la danse », tr. fr. Revue d'esthétique n° 22, & la danse, Paris, Place, 1992) a mis en rapport avec trois textes de Walter Benjamin relevant de la première période de sa pensée, avant son ralliement au marxisme :
===============- Dans « « Critique de la violence » (1921, tr. fr. Œuvres I, op. cit.) Walter Benjamin, cherchant à appréhender la violence en termes de droit et de justice, caractérise la sphère du droit comme celle où prévaut le rapport entre fins et moyens, la violence se trouvant elle-même du côté des moyens et la question habituellement posée étant celle de savoir si la violence est un moyen pour des fins justes ou injustes. Pour le droit naturel ou jusnaturalisme la fin justifie les moyens. Le recours à des moyens violents pour des fins justes ne fait pas problème ; la violence est une donnée naturelle, seul moyen adapté aux fins vitales de la nature, dont l'usage, sauf détournement abusif en vue de fins injustes, est parfaitement justifié, quand bien même, selon la théorie de l'État liée au droit naturel, les individus se sont dessaisis de toute violence au profit de l'État.
====================Cependant, au droit naturel s'oppose le droit positif ou positivisme juridique, constitué de l'ensemble des règles juridiques en vigueur dans un État à un moment donné, qui définit au contraire la violence comme produit d'un devenir historique et distingue entre violence légitime
=========================dont Max Weber (« Le Métier et la vocation d'homme politique », tr. fr. Le Savant et le politique, 1919, Paris, Plon, 1959) (même si Max Weber, Sociologie du droit, 1967, tr. fr. Paris, PUF, 1986, rejetait pour sa part la conception par trop unilatérale accordant au seul droit positif le mérite d'avoir contribué à la rationalisation du droit) a soutenu que l'État moderne avait le monopole sur son territoire (l'État moderne, selon lui, ne se laissant définir sociologiquement par le contenu de ce qu'il fait mais seulement « par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu'à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique »)
====================et violence illégitime
=========================quand bien même, selon Herbert Marcuse (« Le Problème de la violence dans l'opposition », 1967, La Fin de l'utopie, 1968, tr. fr. Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1968), le droit positif n'a pas en fait comme fin le bien de tous, et la violence légitimée par le droit positif est seulement la violence légale, alors que seule est authentiquement légitime, en tant que fondée sur la « légitimité » non plus du droit positif mais du droit naturel, la violence de la résistance, bien qu'illégale.
====================« Si le droit naturel ne peut juger chaque droit existant que par la critique de ses fins, le droit positif ne peut juger chaque droit en train de s'établir que par la critique de ses moyens. Si la justice est le critère des fins, la légitimité est celui des moyens
====================[quand bien même se pose également la question de leur efficacité telle que requise par la rationalité instrumentale, devenir historique ne coïncidant pas nécessairement avec rationalisation].
====================Mais, sans préjudice de cette opposition, les deux écoles se rejoignent dans le dogme fondamental commun selon lequel on peut atteindre par des moyens légitimes à des fins justes et employer des moyens légitimes pour réaliser des fins justes », postulat que, cependant, observe Benjamin, rien ne garantit. Aussi convient-il selon lui, à l'encontre de la position qui sera ultérieurement celle de Marcuse, de trouver un point de vue extérieur tant au droit positif qu'au droit naturel. Et Benjamin de proposer alors de distinguer non pas entre fins justes et injustes mais entre fins légales et fins naturelles.
====================L'ordre juridique en place cherche à interdire au sujet individuel d'atteindre ses fins naturelles chaque fois que de telles fins pourraient être visées au moyen de la violence individuelle, et entend instituer à leur place des fins légales exclusivement réalisables au moyen de la violence légale, le droit entendant s'octroyer le monopole de la violence afin de juguler la menace —non tant pour les fins légales que pour le droit en tant que tel— que constitue toute violence se développant en dehors de lui, ou, du moins, de l'endiguer comme dans le cas de l'octroi du droit de grève. Même si la grève n'en peut pas moins, comme dans le cas de la grève générale révolutionnaire, faire usage du droit qui lui est concédé pour détruire l'ordre de droit qui fonde cette concession. Détruire l'ordre de droit pour fonder de nouvelles relations de droit. Violence fondatrice de droit par opposition à la violence conservatrice du droit.
====================« Que disparaisse la conscience de cette présence latente de la violence dans une institution juridique, cette dernière alors périclite. Les parlements aujourd'hui en donnent un exemple. Ils présentent le déplorable spectacle qu'on connaît parce qu'ils ont perdu conscience des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent d'exister […] Il leur manque le sens de la violence fondatrice de droit, qui est représentée en eux
=========================[dialectique de l'instituant et de l'institué] ;
====================rien de surprenant si, au lieu d'aboutir à des décisions dignes de cette violence, ils recourent au compromis [voire à la recherche du consensus] pour résoudre les problèmes politiques sur un mode qui prétend exclure la violence [même si] le compromis, “quelque mépris qu'il affiche pour toute violence ouverte, reste un produit qui appartient à l'esprit de la violence“ ».
====================Mais encore n'en demeure-t-il pas moins, selon Benjamin, qu' « aux moyens de toute sorte, conformes ou contraires au droit, qui pourtant, tous sans exception, ne sont que violence, on peut opposer comme moyens purs ceux qui excluent la violence […] Le meilleur exemple en est le dialogue ». « Puisque toute idée d'un accomplissement des tâches humaines […] reste irréalisable si l'on écarte totalement et par principe toute violence, la question s'impose de chercher d'autres formes de violence que celles qu'envisage toute théorie juridique. Et aussi la question de la vérité qu'il faut attribuer à ce qui est le dogme fondamental commun à ces théories : des moyens légitimes permettent d'atteindre à des fins justes. Que se passerait-il, par conséquent, si toute espèce de violence, s'imposant à la manière d'un destin, utilisant des moyens légitimes, en elle-même se trouvait en conflit inexpiable avec des fins justifiées, et s'il fallait en même temps envisager une autre sorte de violence, [« violence pure »] qui alors assurément ne pourrait être pour ces fins ni le moyen justifié ni le moyen injustifié, mais ne jouerait d'aucune façon à leur égard le rôle de moyen », exemple : la colère. Violence ici (purement) destructrice de droit sans être fondatrice de droit, quand bien même Agamben continue à parler là pour sa part de « médialité pure », sans fin.
===============- Dans « Sur le langage en général et sur le langage humain » (op. cit.) c'est la « langue pure » qui joue le rôle de moyen pur. Langue pure « qui n'est pas instrument mais moyen de communication et dans laquelle ce qui est communiqué est pure et simple communicabilité », communication non pas de quelque chose au moyen de la langue mais du moyen même de la communication.
===============- Enfin, dans « Les Affinités électives de Gœthe » (1926, tr. fr. Œuvres I, op. cit.) Walter Benjamin, cherchant à distinguer entre critique et simple commentaire d'une œuvre, présume que, alors que le commentaire se borne à expliciter le contenu concret de l'œuvre, la critique cherche à expliciter le « contenu de vérité » supposé présenté par l'œuvre (ce qui exclut donc toute pluralité d'interprétations), la critique s'efforçant de nommer en termes conceptuels ce que l'œuvre ne nomme qu'imparfaitement dans son langage propre, quand bien même la critique ne peut commencer que par le commentaire bien que le contenu concret de l'œuvre tende à dissimuler son contenu de vérité.
====================Ce qui fait, note Rainer Rochlitz (Le Désenchantement de l'art, La Philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992), que, pour la critique, pour rendre compte d'une œuvre, il serait impossible d'adopter un point de vue exclusivement esthétique. Que, pour juger de la qualité esthétique même (de la beauté) d'une œuvre, il faudrait tenir compte de facteurs (Rochlitz dit « de critères ») non exclusivement esthétiques, ayant trait aux enjeux extra-esthétiques présentés par l'œuvre, quand bien même ceux-ci doivent être intégrés esthétiquement pour que l'œuvre soit perçue comme telle. Tandis que, pour Benjamin, la beauté « à l'état brut » représente un danger pour l'œuvre en l'enlisant dans l'apparence là où la fonction de l'œuvre est au contraire de nous acheminer vers la vérité. Non pas, relève Rochlitz, simple affirmation de la force de l'Idée mais, déjà, « destruction de l'aura qui entoure la belle apparence ». Ce que Benjamin appelle l' « inexpressif », ce qui, dans une œuvre, demeure sans expression et appelle de ce fait la parole explicative du critique. Ce qui suspend l'apparence et interrompt l'harmonie : « Aucune œuvre d'art, par conséquent, ne doit paraître vivante sans être immobilisée ; sinon elle devient pure apparence et cesse d'être œuvre d'art. Il faut que la vie qui s'agite en elle apparaisse figée et immobilisée en un instant ». Mixte, ici, non encore entre distance et proximité mais entre mouvement et immobilité. L'inexpressif « manifeste la puissance sublime du vrai » tout en brisant en toute belle apparence la fausse totalité. « N'achève l'œuvre que ce qui la brise, pour faire d'elle une œuvre morcelée, un fragment du vrai monde, le débris d'un symbole » : l'inexpressif, lequel, avance Agamben, assume ici le rôle à la fois de violence pure et de moyen pur.
====================Même si, observe Rochlitz, « Benjamin ne se satisfait pas toutefois d'une critique fondée sur la désillusion et s'efforce de sauver l'apparence du beau […] Il reste que l'inexpressif ou le sublime à lui seul ne peut instaurer le beau artistique, qui est donc indissociable de l'apparence », mixte d'apparence et de vérité. « Car l'apparence est notre voie d'accès à la vérité […] La critique elle-même, par conséquent, doit respecter l'apparence ». « Bien que l'inexpressif s'oppose à l'apparence, ils ne sont pas moins unis par une relation nécessaire, car, sans être lui-même apparence, le beau cesse d'être essentiellement beau lorsqu'il est dépouillé de l'apparence. Car celle-ci fait partie de lui comme son voile, et on voit donc que la loi essentielle de la beauté lui impose de n'apparaître que dans ce qui est voilé […] Car le beau n'est ni le voile ni le voilé, mais l'objet dans son voile » (WB)
=========================comme ce sera encore, dans « Haschich début mars 1930 » (Sur le haschich et autres écrits sur la drogue, tr. fr. Paris, Bourgois, 1993), de l'' « aura authentique » (par opposition à l' « aura mystique) qui apparaît sur les choses banales transfigurées par l'effet du haschich sur le sujet.
====================« Ce qui, dans chaque expression, reste sans expression », suggère Agamben, soit « l'expression elle-même, le moyen expressif en tant que tel », « est geste ».
=========================Ainsi, dans « L'Auteur comme geste » (op. cit.),  Giorgio Agamben dira-t-il : « Si nous appelons geste ce qui reste inexprimé dans chaque acte expressif, nous pourrons dire que, exactement comme l'infâme, l'auteur n'est présent dans le texte qu'en tant que geste qui rend possible l'expression dans la mesure même où il instaure en elle un vide central ».
=====================« Benjamin, poursuit Giorgio Agamben dans « Le Geste et la danse », définit toujours le moyen pur par les figures de l'arrêt, de la pause, de l'interruption, comme s'il n'avait d'autre consistance que négative ». Non cependant, soutient Agamben, que, ontologiquement parlant, le geste puisse être assimilé à un non-être ; le geste, en fait, inscrit un être intermédiaire entre possibilité et réalité effective, entre puissance et acte, « en qui puissance et acte s'équilibrent et s'exhibent tour à tour. Cet équilibre qui les révèle l'un à l'autre n'est pas une négation, mais bien une exposition mutuelle, non un arrêt, mais le tremblement réciproque de la puissance dans l'acte et de l'acte dans la puissance ». Mixte de puissance et d'acte.

Mais je reviens à Stephen Wright. Pour Wright, donc, en tout modernisme sur ce point, « l'art […] réclame toujours du neuf ». Le spectateur, présume-t-il même, s'attendrait toujours à du neuf.
=====Affirmation qui n'en va pas moins à l'encontre tant
==========de la conception développée par Adorno
==========que de la correction que l'esthétique de la réception (si tant est que toute esthétique ne soit pas esthétique de la réception) prônée par Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, tr. fr. Paris, Gallimard, 1978) a cherché à apporter aux thèses adorniennes
==========comme quoi, si l'art réclame bien toujours du neuf, l'attente —l'horizon d'attente— des spectateurs, entrant en contradiction avec l'art qui se fait, n'en serait pas moins complètement formatée par le goût dominant, (conception contestée désormais par la nouvelle sociologie du goût qui accorde davantage au goût individuel, mais sans pour autant que ledit goût individuel s'avère nécessairement plus ouvert à la nouveauté), et l'art —du moins l'art authentique— doit impérativement s'autonomiser de son public et rompre avec cette attente ou du moins, selon Jauss, commencer par y répondre pour mieux, par la suite, la décevoir.

Mais attente qui se trouverait désormais déçue tant sur le plan esthétique (faible jouissance esthétique) que sur le plan artistique puisque, au lieu d'avoir à faire à de l'art, le spectateur aurait affaire à une simple documentation artistique (quand bien même cette documentation tendrait à se muer elle-même en art).

Wright a une formule paradoxale : « on s'attend à l'imprévisible — à ce qu'on ne capturera, ne maîtrisera jamais » (« Le Dés-œuvrement de l'art », op. cit.). Autrement dit on s'attendrait à l'inattendu. Si, comme le formule Jean-Luc Nancy (« Surprise de l'événement », Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996), l'événement, si attendu soit-il, si longue puisse être cette attente, n'en surprend pas moins toujours quand il arrive, on ne s'en attendrait pas moins à être surpris. L'imprévisibilité (tout particulièrement pour ce qui est de l'art moderniste) serait prévue. La surprise, l'imprévisibilité, ferait partie de l'horizon d'attente du spectateur averti. Et la déception consisterait alors à ne pas être surpris, quand bien même comment pourrait-on désormais être surpris sinon par l'absence de surprise ?

Dans « L'Événement du regard » (Arnaud THÉVAL, Sous le soleil, Nantes, DLP, 2004), Stephen Wright fait état de la distinction entre ce qu'il appelle deux « régimes de visibilité » en dehors, toutefois, ici, de toute référence  à Michel Foucault) : regarder, c'est-à-dire diriger son attention et sa vision vers quelque chose, et voir, s'ouvrir par la vue à ce qui arrive, à ce qui advient, à l'événement. Comme a dit Jean-François Lyotard (« Le Temps, aujourd'hui », 1987, L'Inhumain, Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988), « Telle est la constitution spécifique et paradoxale de l'événement. Que quelque chose arrive, l'occurrence, signifie que l'esprit est déproprié. L'expression “Il arrive que…“ est la formule même de la non-maîtrise de soi sur soi. L'événement rend le soi incapable de prendre possession et contrôle de ce qu'il est ».

Distinction, selon Wright, isomorphe à celle entre regarder une œuvre d'art dans un espace d'exposition artistique, la regarder à défaut de pouvoir la toucher
=====quelque distinction que, selon Walter Benjamin («L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », op. cit.), il convienne déjà de faire entre le régime de visibilité propre à l'exposition artistique, dans une relative proximité
==========qui en fait un régime ressortant peut-être davantage de la tactilité que de la visibilité ou, du moins, de l'hapticité au sens de Gilles Deleuze (Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981)
=====et une relative activité mais aussi une relative distraction, et l'ancien régime de visibilité propre à la contemplation à distance, à la fois passif et néanmoins attentif,
et voir sans voir (sans voir en tout cas en tant qu'art) ce qu'il appelle une intervention artistique à faible coefficient de visibilité artistique, non cadrée par le cadroir que constitue l'espace d'exposition artistique
=====encore que l'espace d'exposition artistique ne cadre jamais si bien que ça et, même dans l'espace d'exposition artistique, il puisse être des possibilités d'intervention artistique à faible coefficient de visibilité artistique tout comme le spectateur peut fort bien y appréhender en tant qu'art ce qui ne relève d'aucune intention artistique.

Il est en nous, affirme Wright, « une structure d’anticipation, une disposition à voir quelque chose en particulier, qui précède l’acte de voir. On prévoit ce qu’on va voir [et] ce n’est que lorsque le cadre propre à l’art est en place qu’on peut prévoir de voir de l’art ». Habituellement, même « lorsque l’art quitte l’espace de la galerie pour l’espace urbain, il prend avec lui les dispositifs d’encadrement propres à la galerie. Autrement dit, l’art a beau se déployer en- dehors des espaces- temps qui lui sont réservés, il ne peut avoir lieu en-dehors du cadroir ». Ce qui fait, avance Wright, que l'art s'avérerait en fait toujours in situ, l'in situ renvoyant, que l'œuvre soit située à l'intérieur ou à l'extérieur de l'espace d'exposition artistique, au cadroir qui, dans tous les cas, le proclame art et implique un certain horizon d'attente ou de prévisibilité.

Ce à quoi, donc Wright oppose l'art sans regardeur, mais avec voyeur, et même qui, parce qu’il n’est pas perçu comme tel, serait, dit-il, susceptible de « faire advenir un regard autre, provoquer un véritable événement du regard » hors du cadroir, en dehors de tout cadroir. Art qui se refuse à participer à l'esthétisation généralisée (par la pub, par le design…) —esthétisation que Wright, à la suite d'Yves Michaud (L'Art à l'état gazeux, Essai sur le triomphe de l'esthétique, Paris, Stock, 2003), qualifie de « gazeuse »— ou à l' « artialisation » généralisée (terme au moyen duquel Montaigne entendait dénoncer ce qu'il appelait l'artialisation de la nature, terme repris à son compte par Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, pour rendre compte de la transformation, tant in situ qu'ex situ, de la nature —en fait mieux vaudrait dire du territoire, au sens géographique du terme, territoire urbain compris— en paysage).

Ce sans qu'il convienne de souscrire à la thèse de Daniel Charles (« Musique, technique, synchronicité », 1991, Louise POISSANT ed. Esthétique des arts médiatiques, tome 2, Sainte-Foy, Québec, 1995),
=====texte cherchant lui-même à revaloriser, à partir de la musique de John Cage, la notion de présence, quand bien même il convient, à la suite de Thierry de Duve (« La Performance hic et nunc », 1980, Parachute, Performance Text(e)s & Documents, Montréal, 1981), que, à l'encontre de ce que la philosophie classique et moderne entendait par présence, la notion de présence ne s'en avère pas moins toujours (tout particulièrement dans le cas d'une société médiatisée à l'extrême comme la nôtre) médiate ; ainsi, dans l'exemple pris en compte par de Duve, un concert d'Elton John dans Central Park : « Les “machines transductrices“ qui ont permis la diffusion en plein air de la prestation d'Elton John, sans appartenir par elles-mêmes à la famille des instruments de musique [tout en n'en faisant pas moins partie des “actants“ au sens de la sociologie de l'acteur-réseau], ont ouvert, d'après Thierry de Duve, Central Park à la musique. Elles ont conditionné la possibilité d'une musicalisation du lieu, comme elles l'auraient fait ailleurs, dans n'importe quel lieu. C'est en somme le privilège qu'il faut leur reconnaître : elles permettent la dé-territorialisation du musical » :
l'espace urbain n'a nul besoin d'être artialisé par avance, « pré-artialisé », pour qu'un événement artistique y prenne place (tel un site événementiel au sens d'Alain Badiou, L'Être et l'événement, op. cit.), ce qui reviendrait à le re-territorialiser, à le re-cadrer.

Ce qui, présume Wright, permettrait de rompre avec la « violence symbolique » au sens de Pierre Bourdieu qui est habituellement celle de l'art consistant à « provoquer la délectation de l’élite et l’humiliation de ceux qui sont systématiquement privés des moyens pour le comprendre ». Violence qui « n'a pas besoin d'un contenu quelconque pour s'exercer ». Le positionnement politique de l'art, avance Wright, —à l'encontre de la notion sartrienne, vouée à l'échec qu'est celle-ci, d'art engagé— n'est pas déterminé « par son contenu, ni même par sa forme, mais par la pragmatique globale de sa lecture — son cadre, son emplacement, autant que sa teneur sémantique et discursive […] C'est une question d'efficience politique : comment, sinon par infiltration, faire advenir le regard —avec tout ce qu'il implique d'indétermination— dans un espace public
=====[tant en fait dans l'espace public au sens d'espace urbain que dans l'espace muséal lui-même en tant qu'espace public au sens d'Habermas ou, du moins, de ce qu'il en reste, quand bien même la tentative d'infiltration qui a pu être celle de Wright en personne, en compagnie d'Alexandre Gurita au nom de la Biennale de Paris, de la très officielle Force de l'art 01, dûment programmée et annoncée comme telle comme elle l'était dans le « temps public » de la manifestation, au sein de l'espace de débat ouvert, en parallèle avec un projet d'infiltration de l'espace urbain lui-même (en l'occurrence le quartier des Beaudottes de Sevran), par le collectif Campement urbain en vue précisément de réactiver la notion même d'espace public, n'avait plus guère d'infiltration que le nom]
saturé d'une part par des incitations à la consommation et d'autre part par des sourdes injonctions à respecter des conventions d'usage ».