(11) Usages du blog, usages du concept « art », usages de l'art


JCM 30.06

La forme du blog 2
Deux problèmes sont apparus ces derniers temps mettant en « jeu » les contraintes inhérentes malgré tout à la forme-blog :

1. Dans mon intervention (8) La forme de la narration j'avais cherché, bien timidement au demeurant, dans deux passages à user de la forme typographique un (tout petit) peu comme je le faisais (beaucoup plus délibérément) dans les textes théoriques et manifestes que j'écrivais dans les années 60, en rapport à la pratique qui était alors la mienne dans le domaine notamment de la poésie visuelle
+++++[quand bien même mes (petits) camarades en art et en poésie me reprochaient alors de ne pas m'en tenir exclusivement à une pratique artistico-poétique —voire exclusivement artistique ou exclusivement poétique—, la vogue des manifestes de la « belle époque » (cf. Bonner Mitchell, ed. Les Manifestes littéraires de la belle époque, 1886-1914, Anthologie critique, Paris, Seghers, 1966) ayant bien passé].
Pratique que j'avais malheureusement dû abandonner par la suite pour me plier aux contraintes des revues et de l'édition
+++++(me plier très partiellement : j'ai maintes et maintes fois refusé de publier pour ne pas me soumettre à des contraintes
++++++++++—quoi qu'il en soit certes de l'existence d'un art à contraintes si tant est que tout art, comme toute production théorique, ne soit pas à contraintes comme le pense Jon Elster («Conventions, créativité, originalité», 1992, tr. fr. EspacesTemps Les Cahiers n°55-56, Arts, l'exception ordinaire, Esthétique et sciences sociales, Paris, 1994)—
+++++que je jugeais inacceptables, par rejet de la dictature des rédacteurs en chef et des comités de lecture, quand bien même ceux-ci s'avèrent sans doute les co-auteurs de ce que l'on écrit),
question notamment format.

En entreprenant de faire avec toi ce blog je comptais pouvoir retrouver une certaine liberté et me proposais d'expérimenter à nouveau sur la forme typographique. Non pour « esthétiser mes considérations esthétiques »,
+++++lesquelles ne sont de toute façon pas qu'esthétiques mais entendent déconstruire les frontières entre disciplines
+++++[même s'il y a bien toujours danger d'esthétisation, danger que j'avais ressenti en ce qui concerne L'Art dans l'indifférence de l'art, quelle qu'en fût la typographie demeurée toute classique, lorsque je m'étais rendu compte que des lecteurs avaient pu l'appréhender (et l'apprécier) —en toute déconstruction certes— sur un mode davantage poétique qu'à proprement parler théorique dans la mesure où, dans cet ouvrage, je m'étais effectivement davantage laissé aller à la « puissance du verbe » (je dirais volontiers à la pensée du verbe, ayant pu parfois laisser l'écriture me guider, me devancer dans mon propos théorique), ce qui m'avait conduit par la suite à moins faire confiance à la productivité de l'écriture, chacun de mes ouvrages théoriques étant écrit dans une forme différente, quelle qu'en soit malgré tout aussi une certaine unité d'écriture repérable notamment à certains « tics », volontaires ou non]
mais pour rendre ma prose (avec ses continuelles digressions, dérives
+++++—en un sens « situ-lyotardien », je fais allusion là à Dérive à partir de Marx et Freud de Jean-François Lyotard, Paris, Union générale d'éditions, 1973—
et réserves) plus compréhensible, plus lisible (sans négliger bien entendu la productivité et les dérives de la lecture elle-même). Là où, dans mon dernier livre, Retour du futur, j'avais adopté un système un peu lourd de notes proliférantes sans pouvoir, pour des « raisons » —en fait des causes— techniques (les logiciels de traitement de texte ne le permettant pas), aller jusqu'à annoter comme je l'aurais souhaité les notes elles-mêmes, je pensais (ingénument) que j'allais pouvoir progressivement m'attacher à « disperser » des pavés de texte sur toute la surface des pages de façon à délinéariser l'écriture (au profit d'une pensée se voulant elle-même non linéaire) d'une façon moins rudimentaire qu'au moyen de tout un appareil de notes. Sur quoi tu me fais part dans ton mail
+++++(puisque, même si notre entretien n'est nullement un entretien feint
++++++++++à la manière de toute une tradition de la forme-entretien à laquelle, comme moi dans « Pour un catalogue critique des arts réputés illégitimes », tu n'en as pas moins recours dans l'intitulé de ta précédente intervention,
+++++mais un entretien véritable, nous n'en continuons pas moins à échanger des mails parallèlement à la confection de ce blog, bien que, curieusement, nous ayons complètement cessé de nous voir)
des difficultés que tu as rencontrées pour mettre en ligne (puisque c'est toi qui veut bien t'en occuper) mon intervention (8) La forme de la narration, le traitement de texte du blog s'avérant très rudimentaire, juste, dis-tu, un champ à remplir. Ce qui m'ennuie à la fois par rapport à toi, aux manipulations que, sans le vouloir, je t'ai imposées, et par rapport au dessein qui était le mien. Où nous nous trouvons confrontés à une contrainte technique du blog qui n'était pas de celles auxquelles Karine avait songé.

2. Enchaîner 2. Le jardin aux sentiers qui bifurquent
Chacune de nos « répliques » ouvre une multiplicité de directions. D'où la difficulté pour chacun de nous (et pas seulement sur un plan typographique) d' « enchaîner », la difficulté tenant à ce que, au lieu d'avoir à « répondre » à une simple « question », nous avons l'impression d'être bombardés d'une multiplicité de questions à répondre quand bien même nous savons que nous n'y sommes nullement tenus, mais cela fait mal au cœur d'avoir à laisser tant de pistes esquissées s'évaporer sans avoir pu être frayées un minimum. Ce qui est déjà habituellement le fait des entretiens par voie orale. Ce qui est en « cause » ici étant là encore la linéarité qu'impose tant la « chaîne verbale » que la forme-blog. Linéarité non seulement de chaque intervention mais de l'enchaînement-déchaînement-réenchaînement des interventions entre elles en lieu et place de la forme d'arborescence que cela devrait idéalement avoir (sans même aller jusqu'à parler de forme rhizomatique, encore plus idéelle) mais qui non seulement est exclue par la forme blog (forme linéaire que vient tout au plus casser l'ordre antechronologique imposé à la « succession » des messages) mais que nous serions nous-mêmes bien en peine de mener à bien (quand nos « visiteurs », eux, auraient toute latitude d'emprunter tel chemin plutôt que tel autre, tant du moins que, par leurs commentaires, ils n'ouvrent pas d'embranchements nouveaux).

Je vais tenter malgré tout de relever quelques unes —quelques unes seulement— des « questions » que tu as soulevées.

Question(s) de définition(s).
Pour mémoire (ici non pas tant mémoire véritable, involontaire (anamnesia) que mémoire volontaire (simple mneme), je distinguerai trois points :

1. Je suis par hypothèse hostile à toute approche de type ontologique, en art et en matière de media comme ailleurs. Pour ce qui est de l'art Yve-Alain Bois («Historicisation ou intention : le retour d'un vieux débat», Cahiers du MNAM n°22, Après le modernisme, Paris, Centre Georges Pompidou, décembre 1987) a souligné qu'essentialisme et historicisme, loin, comme on le présuppose habituellement, de s'opposer, avaient en fait constitué les deux faces, indissociables, du modernisme. Et le modernisme a échoué dans ce qui constituait son « grand projet » historique (donnant matière à « grand récit »), « grand projet » pourtant déjà en baisse d'ambition par rapport à ce qui avait été celui du romantisme qui avait lui-même déjà précédemment échoué (quelque fructueux que puisse être un échec) : accéder non plus tant à l'essence des choses qu'à la seule essence de chaque medium en le dépouillant de ce que Greenberg appelait oxymoriquemement ses « conventions non essentielles ». Et échoué dans le cas même de la peinture qui consistait pourtant toujours son medium de prédilection, Greenberg lui-même n'ayant cessé de flotter entre visualité et/ou opticalité et/ou planéité et/ou détermination par les bords du support. Ce qui a conduit depuis l'ex compagnon de route de Greenberg, Michael Fried (Contre la théâtralité, Du minimalisme à la photographie contemporaine, tr. fr. Paris, Gallimard, 2007) à se rallier en quelque sorte sur ce point à la position (défendue avec plus ou moins de rigueur) par Rosalind Krauss (Le Photographique, Pour une théorie des écarts, tr. fr. Paris, Macula, 1990) substituant à la notion d'essence celle de paradigme au sens de Thomas Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques, 1962, tr. fr. Paris, Flammarion, 1972), tendant à la fois à affaiblir et à historiciser encore davantage la notion d'essence.

De manière générale, je tends à tenir toute ontologie, toute quête ontologique des essences pour demeurant d'ordre métaphysique. Tout comme, du reste, sur ce point en accord avec Richard Rorty (L'Homme spéculaire, 1979, tr. fr. Paris, Seuil, 1990), je tends à tenir toute quête acharnée de la vérité et de l'objectivité pour davantage métaphysique que « véritablement » scientifique. Mais ce qui est donc encore plus patent dans la quête des essences : s'il est bien un monde objectif à défaut d'objectivité il n'est de toute façon pas de monde transcendant des essences, pas plus de l'art, des media et des postmedia que de tout autre chose. Et ce quels qu'aient pu être les efforts fournis par la tradition heideggérienne, Vattimo compris, pour désolidariser l'ontologie de la quête des essences (quelle qu'ait pu être l'interrogation fournie par la tradition heideggérienne sur le fait de savoir s'il était effectivement possible de sortir de la métaphysique comme cela était le « grand projet » de la philosophie depuis Kant).
Efforts poursuivis depuis dans une tout autre direction par un auteur comme Roger Pouivet (L'Ontologie de l'œuvre d'art, Une introduction, Nîmes, Chambon, 1999) qui a lui-même cherché à bâtir une « ontologie faible » (qu'il qualifie lui-même de « modeste »), immanente, non essentialiste, en quête non tant de l'essence des choses que de leur « identité propre » permettant pour le moins de distinguer entre les différentes entités. Mais visée ontologique poussant de plus en plus Pouivet à s'intéresser en priorité à l'art le plus standard, le plus « prototypique », le plus consensuel sinon nécessairement le plus légitimé par les institutions artistiques, tel, dans le cas de L'Œuvre d'art à l'âge de sa mondialisation, Un essai d'ontologie de l'art de masse (Bruxelles, La Lettre volée, 2003), l'art de masse, tout en cherchant en même temps à le distinguer à la façon moderniste (même si ce n'est plus pour le rejeter) du « grand art ». Ou, dans Philosophie du rock, Une ontologie des artefacts et des enregistrements (Paris, PUF, 2010), la musique rock qu'il entreprend de caractériser au nom d'une approche non pas stylistique ou sociologique mais ontologique parfaitement aberrante selon laquelle la musique rock serait avant tout non pas une musique live, une musique destinée au concert, mais une musique faite pour l'enregistrement, là où, pour la « nouvelle sociologie du goût » en la personne d'Antoine Hennion (« La Musique entre le geste et la chose », Sciences humaines n° 37, juin – juillet – août 2002), si, contrairement à un représentant des cultural studies comme Dick Hebdige (Sous-culture, Le Sens du style, 1979, tr. fr. Paris, La Découverte, 2008), ce n'est effectivement pas l'identité sociale qui distingue le rock du rap, là où le rock demeure un art spectaculaire de la scène en quête du corps à corps entre musiciens et public, c'est le rap qui a cherché à donner un autre lieu à l'expérience musicale, non plus la scène mais « là où on vit, là où on traîne », en faisant usage de l'audio-enregistrement sur cassette et du ghetto-blaster : transport, ici, non vers la sphère privée mais dans un espace plus public encore que celui de la salle de concert.

2. L'art, a avancé Morris Weitz («Le Rôle de la théorie en esthétique», 1956, tr. fr. Danielle LORIES, ed. Philosophie analytique et esthétique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988) n'est susceptible d'aucune définition, l'art ne pouvant être caractérisé par aucun ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes. Ce qui fait selon lui qu'il convient « de substituer à la question : “Quelle est la nature de l'art ?“ d'autres questions, auxquelles les réponses nous procureront toute la compréhension des arts à laquelle on puisse atteindre ».
+++++Ce que fera Nelson Goodman lui-même dans «Quand y a-t-il art ?» (Manières de faire des mondes, 1978, tr. fr. Nîmes, Chambon,1992) substituant à la question « qu'est-ce que l'art ? », « quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d'art ? » la question « quand y a-t-il art ? », « quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d'art ? » et se bornant à énoncer ce qu'il appelle des « indices » ou des « symptômes » du fonctionnement de l'objet en tant qu'œuvre d'art : « Ces symptômes ne fournissent aucune définition […] La présence ou l'absence d'un ou plusieurs de ces symptômes ne permet pas de qualifier ou de disqualifier quoi que ce soit comme esthétique […ou comme artistique]. Les symptômes ne sont que des indices ; le patient peut avoir les symptômes sans la maladie, ou la maladie [voire la « maladie artistique »] sans les symptômes ».

Selon Weitz « le problème par lequel nous devons commencer n'est pas :“Qu'est-ce que l'art ?“, mais “De quelle sorte est le concept “art“ […] Si je peux paraphraser Wittgenstein, nous ne devons pas demander : “Quelle est la nature d'un quelconque x philosophique ?“ […] mais plutôt : “Quel est l'usage ou l'emploi de 'x' ?“, “Que fait 'x' dans le langage ?“ ». Substitution, comme le fait observer Dominique Chateau (La Question de la question de l'art, Note sur l'esthétique analytique (Danto, Goodman et quelques autres), Saint-Denis, PUV, 1994), à l'objet et aux usages de l'objet des usages de son nom.

Et Weitz de chercher effectivement à décalquer la question de l'art (et du nom « art ») sur celle des jeux (et du nom « jeu ») selon Ludwig Wittgenstein (Investigations philosophiques, 1945, tr. fr. Paris, Gallimard, 1961). Là également il n'est pas de propriété nécessaire et suffisante pour définir la notion de jeu (ce qu'a reconnu également Roger Caillois dans Les Jeux et les hommes, Le Masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958). Tout au plus est-il entre les différents jeux ce que Wittgenstein appelle métaphoriquement des « ressemblances de famille », seulement partielles, comme entre les membres d'une même famille (sans, au demeurant, que cela implique de ressemblance supplémentaire entre art et jeu). Les jeux constituent non pas une espèce mais une famille, quand bien même les notions de famille et de ressemblance de famille s'avèrent elles-mêmes tout ce qu'il y a de plus indéfinissables. Et ainsi en irait-il également, en redoublant la métaphore, tant des différents arts que des différentes œuvres relevant d'un même art, voire, à l'encontre du modernisme, des différentes œuvres relevant du concept générique d'art.
+++++Ce qu'a cependant contesté Maurice Mandelbaum (« Family Ressemblances and Generalization concerning the Arts », American Philosophical Quaterly Vol. II n° 3, juillet 1965) selon qui les ressemblances de famille, du moins au sein d'une même « famille biologique » (notion cependant devenue aujourd'hui, vu les « mutations » tant de la biologie que des mœurs, des plus problématiques), n'en reposeraient pas moins sur un lien génétique (ce qui apparaît comme des plus contestable), ce qui nous ramènerait à l'existence d'une propriété commune, d'un commun dénominateur, idée pourtant rejetée a priori par Wittgenstein. D'où la question : n'en existerait-il pas moins également un dénominateur commun aux jeux ? Mandelbaum avançant l'hypothèse qu'il pourrait s'agir de l' « intérêt » pour une activité sans but utilitaire immédiat, quand bien même il s'agirait là seulement d'un attribut « relationnel » et non d'une caractéristique manifeste comme dans le cas des ressemblances de famille. Ce qui, selon lui, pourrait également être le fait de l'art lui-même sans cependant qu'il reprenne à son compte la conception kantienne du sentiment de beau —sinon de l'art lui-même, jugé trop intéressé— comme désintéressé, procurant une satisfaction désintéressée, ni qu'il précise davantage sa pensée. Chateau présumant alors qu'il pourrait s'agir « dans le domaine de l'art d'une sorte de contrat implicite comparable à celui qui relie les partenaires du jeu » (dans le cas d'un jeu qui se pratique seul comme d'un jeu collectif) quand bien même un jeu relève davantage de règles (explicites) que d'un contrat implicite.
++++++++++Tout comme Philippe Lejeune (Le Pacte autobiographique, Paris, Paris, Seuil, 1975), confronté lui-même à la difficulté de définir l'autobiographie, fait l'hypothèse que celle-ci tient à ce qu'il appelle le « pacte autobiographique » tacitement passé entre l'auteur et son lecteur. Pacte concluant à l'identité entre le narrateur-personnage qui raconte son histoire dans le texte et l'auteur dont le nom figure sur l'élément non pas textuel mais péritextuel que constitue la couverture du livre (là où il n'est pas possible de spécifier l'autobiographie en en restant, à l'ancienne manière structuraliste, au seul texte).

Ressemblances de famille qui, cependant, selon Wittgenstein lui-même, n'en valaient pas moins également pour des termes comme « langage », « proposition », « règle »… Ce que Weitz appelle (comme, donc, dans le cas de l'art), là où Wittgenstein parlait pour sa part de « concepts flous », des « concepts ouverts »
+++++(à ne pas confondre avec les « concepts vagues » comme « tas », « chauve » : à partir de combien de grains de sable peut-on parler d'un tas de sable ? À partir de combien de cheveux peut-on dire que quelqu'un est chauve ?…)
par opposition aux « concepts clos » définissables par un ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes. « Un concept est ouvert si ses conditions d'application peuvent être amendées et corrigées », s'il peut être étendu afin de couvrir de nouveaux cas (mais pourquoi pas aussi restreint ?), s'il est évolutif, « flexible ». Cas également, selon Daniel Soutif (« La Famille pauvre », Artstudio n° 13, Regards sur l'Arte Povera, été 1989), d'un « mouvement artistique » aussi mal défini que l'art pauvre.
+++++Et, à suivre Michel Gauthier (« Les États du secret », Art & Language, Too dark to read, Motifs rétrospectifs 2002-1965, Villeneuve d'Ascq, 2002), on est tenté de se demander s'il n'en serait pas de même pour ce qui est de l'art dit conceptuel lui-même pour lequel c'est le concept même de concept qui tend à se faire concept ouvert : simple définition de dictionnaire, outil métalinguistique par excellence, dans le cas de la série One and Three… de Joseph Kosuth, textes théoriques méta-artistiques sur l'art en général et sur l'art conceptuel en particulier dans le cas d'Index 01 et d'Index 02 d'Art & Language, énoncés programmatiques d'œuvres, à caractère davantage méta-opéral (ou méta-processuel) qu'à proprement parler méta-artistique, à réaliser (ou, plus exactement, à actualiser) ou non pour ce qui est de Lawrence Weiner. Avec malgré tout pour point commun d'être non tant point immatériels que des objets langagiers à la place des objets habituellement donnés à voir (davantage qu'à lire) dans les lieux d'exposition de l'art avec pour conséquence de les transformer plus ou moins eux-mêmes en œuvres.

Mais encore se pose la question de savoir si, en définitive, tout concept ne serait pas un concept ouvert, tel, par exemple, le concept de table à repasser puisque Marcel Duchamp faisait remarquer qu'un Rembrandt pouvait fort bien être utilisé comme table à repasser. Ce dont convient Weitz lui-même pour tous les concepts empirico-descriptifs et normatifs, à la seule exclusion selon lui des concepts logico-mathématiques, du moins au sein d'un système formel donné puisque, historiquement, des concepts comme ceux de point, de droite, de plan… ont pu beaucoup varier historiquement tant en intension qu'en extension.

Encore que, là où la pensée contemporaine a opposé la notion d'indétermination (John Cage) à celle d'ouverture (Umberto Eco, L'Œuvre ouverte, 1962, tr. fr. Paris, Seuil, 1965, cf. Daniel CHARLES, « Ouverture et indétermination », 1967, Gloses sur John Cage, Paris, UGE, 1978), quand bien même la notion d'œuvre ouverte ne se confond nullement avec celle de concept ouvert (quand bien même le concept d'œuvre ouverte apparaît lui-même comme un concept ouvert), l'on puisse préférer à la notion de concept ouvert de Weitz la notion kantienne de concept indéterminé. Concept indéterminé pour Kant non pas de l'art mais du beau : pour Kant, s'il est bien un concept du beau (ce qui lui permet de sauver l'universalité du jugement de goût qu'est le jugement esthétique), ce concept n'en demeure pas moins indéterminé. Tout comme, s'il est bien un concept du sublime, celui-ci demeure un concept indéterminé (de la raison et non plus, dans ce cas, de l'entendement) (cas aussi, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, du bonheur, et dans la Critique de la raison pure, du sujet transcendantal lui-même, concept indéterminé d'un être pensant en général, dénué de toute essence et de tout prédicat, en particulier de tout caractère sexuel, quand bien même cette conception a été fortement critiquée depuis).

Mais qui peut s'en tenir encore à l'universalité du jugement, tant esthétique
+++++(ceci est/n'est pas beau, sublime, gracieux, pittoresque… relève/ne relève pas de telle catégorie esthétique, catégories esthétiques qui sont elles-mêmes tombées en déshérence ou —ce qui revient au même— se sont diluées —se sont « ouvertes »— à l'extrême comme dans les pubs qui nous vantent les mérites de flans sublimes)
qu' « artistique »
+++++(ceci est/n'est pas de l'art) ?
Plutôt que de rechercher le consensus comme continue à le présumer Jürgen Habermas, ne convient-il pas même de rechercher le dissensus ? Mais, dès lors, plutôt que de se borner à dire que l'art est lui-même un concept indéterminé, sans concept déterminé, pourquoi ne pas franchir le pas et postuler que l'art est sans concept, tant indéterminé que déterminé? Sans même que, à défaut de concept
+++++(quoi qu'il en soit des usages métaphoriques du terme « art » : arts de la table, art d'aimer, art de vivre, art de la guerre, noble art…),
l'art apparaisse comme une simple métaphore au sens de Hans Blumenberg (Paradigmes pour une métaphorologie, 1960, tinr. fr. Paris, Vrin, 2006), métaphore non tant préconceptuelle que se glissant là-même où non seulement il n'est nul concept mais où nul concept ne saurait jamais être forgé, ce dont on peut cependant fortement douter quand on constate la toute puissance de l'entreprise de réification, de rigidification, quoi qu'il en soit désormais de ce qu'Yves Michaud (L'Art à l'état gazeux, Essai sur le triomphe de l'esthétique, Paris, Stock, 2003) a appelé l'art à l'état gazeux, en dehors même ici de toute marchandisation.

Où l'on peut, avec Harold Rosenberg (La Dé-définition de l'art, 1972, tr. fr. Nîmes, Chambon, 1992) —quand bien même celui-ci y était opposé—, parler de processus en cours non seulement de désesthétisation mais de dé-définition de l'art. Processus de dé-définition à ne pas confondre avec le processus de dé-ontologisation : là où le processus de dé-ontologisation (ou de dé-essentialisation) est universel sinon universellement reconnu (il ne fait point consensus et n'a pas à le faire), rien de tel pour ce qui est du processus de dé-définition. Dire que l'art est sans concept n'implique nullement pour autant ni que l'art ait toujours été historiquement indéfinissable, ni que tout « devienne » désormais sans concept, que tout « devienne » désormais indéfinissable.

À d'autres époques, en effet, où son extension était fort différente de celle qui peut être la sienne aujourd'hui (sans, du reste, être nécessairement plus limitée), le terme « art » a pu se définir dans son opposition au terme « nature » (opposition art/nature aujourd'hui forclose tout comme celle entre homme et nature ou celle entre culture et nature) ou dans l'opposition des différents arts entre eux, quand bien même le modernisme tendait à prohiber l'emploi du terme « art » au profit des termes servant à désigner les différents arts comme les différents media. Lesquels n'en ont pas moins connu eux aussi leur propre processus de dé-définition. Telle la sculpture (moins « ontologisée » au demeurant que la peinture) dont le concept —concept se révélant d'emblée double : taille et modelage, quand bien même chacune des deux définitions revendiquait l'exclusivité— s'est, ainsi que l'a fort pertinemment relevé Rosalind Krauss (« La Sculpture dans le champ élargi », 1979, L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, 1985, tr. fr. Paris, Macula, 1993), toujours plus étendu, s'est toujours plus « ouvert », de l'intrusion d'un troisième terme, la soudure, (Julio González - Picasso) à la fameuse liste de verbes de Richard Serra tendant à faire que tout verbe d'action peut désormais désigner un acte sculptural (bien que Serra ait cru par la suite, pour des raisons de sécurité, devoir en revenir à la soudure), ce qui a pu la préserver de la crise dans laquelle est entrée la peinture, à l'encontre cependant d'un Don Judd (« Specific Objects », 1965, tr. fr. Claude GINTZ ed. Regards sur l'art américain des années soixante, Paris, Territoires, 1979) qui entendait, lui, rompre avec tout concept de sculpture au profit du concept (lui-même particulièrement ouvert) d'objet spécifique. Tandis que la photo (que l'on ne saurait du reste pas identifier simplement à ce que Weitz appelle un sous-concept du concept de l'art), non seulement échappe aux multiples tentatives qui se sont historiquement profilées en vue de la caractériser ontologiquement (réalisme – transparence – fragmentarité – reproductibilité - indicialité…), lesquelles se sont toujours révélées à la fois trop restrictives et trop lâches, mais, après être passée par une multiplicité de « définitions techniques », est entrée désormais dans une nouvelle phase, la photographie numérique, qui —en même temps qu'elle est venue en bouleverser de fond en comble les usages— ne satisfait même plus à la « définition minimale »
+++++(déjà remise en cause à sa façon par Peter Galassi, Before Photography, Painting and the Invention of Photography, 1981, tr. fr. « Avant la photographie, l'art, La Peinture et l'invention de la photographie », Alain SAYAG & Jean-Claude LEMAGNY ed. L'Invention d'un art, Paris, Biro/Centre Georges Pompidou, 1989, et, à sa suite, par Svetlana Alpers, L'Art de dépeindre, La Peinture hollandaise au XVIIe siècle, 1983, tr. fr. Paris, Gallimard, 1990)
(d'une « ouverture » semblant pourtant maximale) d'image obtenue par l'action de la lumière sur une surface photosensible, au point que certains auteurs (tel André Rouillé, La Photographie, Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, 2005) ont pu se refuser, au nom d'une conception n'ayant même pas encore entièrement coupé avec toute essentialité, en l'espèce l'indicialité
+++++(là où l'indicialité était tenue par Rosalind Krauss non pour une essence mais pour un simple paradigme, quand bien même celle-ci a malencontreusement fini elle-même, dans «Notes sur l'index», 1977, L’Originalité de l'avant-garde…, op. cit., par l'assimiler encore à une essence —non distinguée de surcroît de la notion d'index—, essence pouvant tout au plus être utilisée à titre de paradigme —ce qui n'en implique pas moins déjà une certaine « ouverture » de la notion d'essence— par d' « autres » arts, d'autant plus « autres » que la photographie n'est pas forcémént un art),
à y voir encore de la phot, tandis que d'autres auteurs, tel Tom Gunning (« La Retouche numérique à l'index, Pour une phénoménologie de la photographie », 2004, tr. fr. Études photographiques n° 19), La Photographie pédagogue / Modèles critiques, décembre 2006, se sont acharné à vouloir montrer que la photo numérique était toujours de la photo dans la mesure où elle relevait toujours de l'indicialité, toujours assimilée à la présumée essence de la photo.

Mais encore ne suis-je pas nécessairement pour ouvrir les concepts ou pour rejeter tout concept quand cela ne s'impose pas. Ainsi par exemple pour ce qui est de la notion relativement mal définie de performance, trop souvent confondue avec le happening (sorte d'extension de la peinture) et l'event, (extension de la musique) sans parler de la confusion entre performance et performativité au sens de John Langshaw Austin (Quand dire, c'est faire, 1962, tr. fr. Paris, Seuil, 1970), trop souvent entretenue par une lecture malencontreuse du livre de Judith Butler, Trouble dans le genre, Pour un féminisme de la subversion (1990, tr. fr. Paris, La Découverte, 2005).
+++++À l'encontre d'auteurs comme RoseLee Golberg (Performances, L'Art en action, 1998, tr. fr. Paris, Thames & Hudson, 1999) qui tend à en ouvrir le concept au maximum, et, a fortiori, Richard Schechner (Performance : expérimentation et théorie du théâtre aux USA, tr. fr. Montreuil-sous-bois, Éditions théâtrales, 2008) qui, quelle que soit sa référence à Allan Kaprow, en fait un concept théâtral, en quête pas même d'une extension du concept de théâtre mais, en toute modernité, d'une essence du théâtre, d'une théâtralité délivrée de la tutelle extérieure —de la « convention non essentielle » au sens de Greenberg— du texte, au sens de Roland Barthes («Le Théâtre de Baudelaire», 1954, Essais critiques, tome 1, Paris, Seuil, 1964), là où la performance était à l'origine agressivement anti-théâtrale (et où, pour Michael Fried ,« Art and Objecthood », 1967, tr. fr. Artstudio n° 6, Art minimal, automne 1987, le théâtre s'avérait, sinon sans concept, sans essence),
je tends pour ma part à m'en tenir au concept « basique » de performance défini (processus ici non pas de dé-définition mais bien au contraire de re-définition) par la coprésence, « ici et maintenant » (avec la mythification de la présence sensible que cela peut impliquer), de l'artiste-performer et de son public : non pas ici exaltation, une fois de plus, du moi ou du subconscient immatériel de l'artiste mais réduction de celui-ci pas même à un medium, à un self-medium
+++++(dans un sens de toute façon tout différent de celui de Pascal Beausse, « Informations, enquêtes sur le réel et self-médias », Paul ARDENNE, Pascal BEAUSSE & Laurent GOUMARRE, Pratiques contemporaines, L'Art comme expérience, Paris, Dis voir, 1999)
mais, comme en fait état Rosalind Krauss dans « Notes sur l'index » (op. cit.), à un matériau
+++++(cf. Thierry de Duve, « Performance ici et maintenant : l'art minimal, un plaidoyer pour un nouveau théâtre », 1980, Essais datés I, 1974-1986, Paris, La Différence, 1987, quand bien même celui-ci élargit la performance à l'art minimal —ce qui est tout au plus valable pour des pièces comme Column de Robert Morris— et n'en tend pas moins lui-même à rethéâtraliser la performance et, du même coup, l'art minimal, tout comme, en définitive, Michael Fried, « Art and Objecthood », 1967, tr. fr. Artstudio n° 6, Art minimal, automne 1987)
quand bien même cela écarte a priori quantité d'artistes (de Rudolf Schwarzkogler qui , au demeurant, parlait non de performances mais d'actions à Tino Sehgal qui ne parle au demeurant pas davantage de performances en passant par les autoproclamées performances postféministes de Vanessa Beecroft) habituellement « rangés » dans la performance mais qui tendent à faire échec à cette définition
+++++(cependant que la documentation de performance, tout en cherchant à conserver la performance, ne saurait la conserver en tant que telle mais a plutôt tendance à la réifier
+++++++++—tout comme déjà le musée pour les œuvres non performancielles dans la mesure où toute œuvre procède sinon d'une performance ou d'un événement comme le présume David Davies (Art as Performance, Oxford, Blackwell, 2007 & « Précis de Art as Performance », tr. fr. Philosophiques Vol. 32 n° 1, 2005) du point de vue ontologique qui demeure malencontreusement le sien, quand bien même celui-ci prend le contre-pied de ce qu'il appelle la « théorie de l'art du sens commun » (ce que, fidèle à lui-même, lui reproche vertement Roger Pouivet, « Le Statut de l'œuvre d'art comme événement chez David Davies », ibid.), du moins, ainsi que l'avait reconnu Allan Kaprow suite à sa lecture du livre de Harold Rosenberg (La Tradition du nouveau, 1959, tr. fr. Paris, Minuit, 1962), d'une action ou d'un acte mettant en coprésence sinon l'artiste et son public, du moins l'artiste et son œuvre en gestation, mais ce qui ne signifie absolument pas que ce soit nécessairement le « processus » (ou même, selon Davies, qui écarte le terme de processus comme renvoyant à une causalité exclusivement physique, l'action intentionnelle qui n'en demeure pas moins celle de l'artiste) qui « soit » l'œuvre en lieu et place de l'œuvre ramenée (à l'encontre de Martin Heidegger, « L'Origine de l'œuvre d'art », 1935, Chemins qui ne mènent nulle part, 1950, tr. fr. Paris, Gallimard, 1962) au rang de simple produit, voire de simple résidu
+++++++++++++++(telle, par exemple, n'était pas du tout la conception de John Cage ni même de la musique dite processuelle en la personne de Steve Reich, « La Musique comme processus graduel », 1968, tr. fr. Écrits et entretiens sur la musique, 1974, tr. fr. Paris, Bourgois, 1981, qui se bornait à exiger que le processus demeure audible par l'auditeur)
++++++++++même s'il est bien un art sans œuvre comme des artistes sans œuvre (au moins depuis le romantisme) ou, comme dans le cas de Weiner, des artistes pour qui il est indifférent ou, comme pour Filliou, équivalent, et conforme aux intentions de l'artiste, que le processus (qui n'en a pas moins été programmé intentionnellement par l'artiste) soit ou non réalisé, et pour qui, s'il l'est, il est indifférent qu'il le soit ou non par l'artiste, ce qui fait que le processus (ou l'énonciation du processus ?) tend bien lors à constituer l'œuvre (avec même, comme chez Weiner, l'esthétisation progressive de l'énonciation du processus) ;
+++++++++++++++indistinction effectivement dans ce cas entre œuvre et processus faisant que Weiner leur substitue le terme (souvent mal traduit en français) de « pièce » («1. The artist may construct the piece. 2. The piece may be fabricated. 3. The piece need not be built») en un sens différent toutefois de celui de Timothy Binkley (« “Pièce“ : contre l'esthétique », 1977, tr. fr. Poétique n° 79, Paris, Seuil, septembre 1989) pour qui, alors qu'on « contemple » une œuvre en vue de découvrir ses qualités esthétiques, on « aborde » une pièce « afin d'accéder à la pensée qui y est exprimée » (si bien que, pour que quelque chose soit une pièce d'art, il suffirait que ce quelque chose soit indexé comme étant de l'art par un artiste, ce qui exclurait ce que j'ai pu appeler non pas l'art sans œuvre en tant que tel mais l'art sans art, d'où la nécessité, là encore de distinguer ces notions), mais énoncé auquel il s'avérerait préférable de substituer (à l'encontre de Binkley soi-même) qu'on aborde une pièce non pour la référer, une fois de plus (comme c'est encore le cas de Davies), à son auteur mais au processus même qui l'a engendrée—,
+++++tout comme le reenactment de performance—généralement basé qu'il est sur la documentation disponible—, davantage que de rendre vie à la performance ou de la « réactiver », tend lui-même à la réifier, quand bien même on peut chercher à utiliser documentation et reenactment pour démystifier la mythologie de la présence et donc pour critiquer la performance en tant que telle là où un Sehgal, s'il ne fait pas de performance, loin de la critiquer, reste au moins pour partie prisonnier de son idéologie).
Sans doute les artistes que je juge rangés abusivement sous la catégorie de performance se livrent-ils eux-mêmes dans une certaine mesure (dans une certaine mesure seulement) à un travail de dé-définition là où l'art se doit effectivement de s'en prendre à tous les concepts en place, que ce soit celui d'art ou celui de performance (ou, comme je l'ai dit maintes fois, ceux que moi-même pourrais avancer, concepts ou simples métaphores). Mais cela ne signifie nullement pour autant que les concepts aient subi un changement de paradigme (nouveau paradigme qu'il conviendrait alors de chercher à son tour à renverser) ou que l'absence de concept soit devenu le paradigme ou même qu'il n'y ait plus de paradigme du tout. Comme l'indique Thomas Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques, op. cit. & « Commentaires sur les rapports entre la science et l’art», 1969, La Tension essentielle, Tradition et changement dans les sciences, tr. fr. Paris, Gallimard, 1990), il importe de ne pas confondre changement de paradigme, voire renonciation à tout paradigme, et simple remise en question partielle (comme, selon Hubert Damisch, « Stratégies, 1950-1960 », 1977, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, 1984, il ne faut pas confondre fin du jeu et simple fin de partie), et l'art n'a que trop tendance à voir partout des « changements de paradigme, des « révolutions artistiques », voire la dissolution de tout paradigme, là où il n'y a somme toute qu'ajustements des plus limités ou velléités de rupture.

3. La forme du jugement
Encore Weitz considère-t-il que, même s'il n'est pas de conditions nécessaires et suffisantes qui permettent de dire que « ceci est de l'art », il n'en serait pas moins des faisceaux de présomption qu'il qualifie malencontreusement de « critères de reconnaissance » (là où le terme de symptôme utilisé par Goodman s'avère très nettement préférable). « Critères de reconnaisance » qui permettraient d'émettre avec une certaine vraisemblance sinon certitude le jugement cognitif qu'il qualifie de descriptif « ceci est de l'art ». Mais encore, ajoute-t-il, est-il en fait deux usages distincts du concept « art », un usage descriptif et un usage évaluatif (habituellement laudatif mais qui pourrait tout aussi bien être dépréciatif), l'énoncé « ceci est de l'art » pouvant lui-même tout aussi bien s'avérer un énoncé cognitif ou descriptif qu'un énoncé esthétique ou évaluatif, un jugement de valeur. Usage évaluatif du concept « art » qui implique une préférence accordée à certaines des propriétés faisant partie du concept « art » qu'il qualifie de « critères d'évaluation »
+++++(en même temps qu'il nécessite, selon Davies, « une connaissance minimale des différents aspects de l'histoire de la production d'une œuvre »).
Le problème étant, dit Weitz, qu'il y a souvent confusion entre usage évaluatif et usage descriptif du mot « art » et que les critères d'évaluation sont alors pris pour des critères de reconnaissance, voire pour des conditions nécessaires et suffisantes pour qu'il y ait art. Comme le rapporte Jean-Marie Schaeffer (L'Art de l'âge moderrne, L'Esthétique et la philosophie de l'art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992), les définitions proposées par les théories esthétiques sont en fait le plus souvent des propositions évaluatives cachées, leur base descriptive n'étant pas neutre mais étant fonctionnellement dépendante d'une évaluation antérieure.

Confusion qui, soutient Thierry de Duve (Au nom de l'art, Pour une archéologie de la modernité, Paris, Minuit, 1989), a été entretenue par la modernité pour laquelle, dit-il, « ceci est/n'est pas de l'art » est devenu la forme même du jugement esthétique, même si, en fait, tant Adorno que Greenberg étaient des plus méfiants envers le terme « art » employé de façon générique qui leur semblait confusionniste et si, comme le reconnaît Thierry de Duve lui-même (« Le Monochrome et la toile vierge », La Couleur seule, L'Expérience du monochrome, Lyon, Octobre des arts, 1988), Greenberg entendait distinguer entre « peinture » et « bonne peinture », un monochrome pouvant effectivement être pour lui une peinture mais non une « bonne peinture ».

Mais encore Kant affirmait-il déjà que, le beau et le sublime
+++++—les seules catégories esthétiques retenues par lui, le sublime n'étant même pas pour lui à proprement parler une catégorie esthétique mais une catégorie limite entre esthétique et éthique—
étant sinon sans concept, du moins des concepts indéterminés, le jugement esthétique, à la différence du jugement cognitif, était sans critères, quelles qu'aient pu être, historiquement, les tentatives pour légiférer en matière de goût. Où l'on peut penser qu'il en est toujours ainsi du « jugement artistique » « ceci est/n'est pas de l'art ». Mais où l'on ne saurait cependant échapper à la question sur la « nature » dudit jugement artistique « ceci est/n'est pas de l'art ».

En ce qui me concerne, d'abord j'incline toujours à penser, à l'encontre d'un Gilles Deleuze (« Pour en finir avec le jugement », Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993), qu'il convient bien toujours effectivement de juger. Ce qui est là l'habituelle pomme de discorde —le « différend »— entre historiens de l'art et « esthéticiens » (où, curieusement, Deleuze se situerait du côté des historiens), quelle que soit la nécessité de déconstruire le découpage disciplinaire (différend qui a pu se traduire très concrètement comme lors de l'ouverture du Musée d'Orsay même s'il a alors surtout opposé conservateurs —formés cependant à l'histoire de l'art— et historiens dix-neuviémistes, non spécialisés en histoire de l'art) : là où les historiens de l'art disent se refuser à juger esthétiquement, les esthéticiens jugent qu'il est impossible de ne pas juger esthétiquement, quoi qu'on fasse, et que les historiens de l'art jugent eux-mêmes, quoi qu'ils disent. Non pas tant cependant ici jugements de valeur à partir de valeurs différentes qu'opposition entre jugement et refus de juger. Il importerait, en particulier, que cette autre « discipline » qu'est la critique d'art ne se borne pas à faire, sous l'alibi de la médiation, de la promotion, mais entreprenne effectivement de juger, qu'elle se livre à un effectif travail critique.

Ce quand bien même je reste convaincu que, comme l'affirmait Kant pour ce qui est du jugement esthétique, il n'est pas de critère du jugement artistique. Les critères qu'a encore pu chercher à concocter Rainer Rochlitz (L'Art au banc d'essai, Esthétique et critique, Paris, Gallimard, 1998) s'avèrent d'une parfaite inanité.

Mais encore n'y en a-t-il pas moins nécessité de ne pas en rester à la seule forme de l'énoncé « ceci est/n'est pas de l'art » (qui, au demeurant, n'a même jamais été la seule forme du jugement esthétique moderniste, lequel a pu prendre également notamment la forme « ceci est/n'est pas original » ou « ceci est/n'est pas nouveau » : valorisation, en vue de résister à l'arrivée en force de la photo, de l'originalité et de la beauté). Et nécessité, effectivement, de distinguer entre jugement cognitif et jugement évaluatif sinon nécessairement esthétique puisqu'une bonne partie de l'art contemporain s'est réclamé d'un art non esthétique, quand bien même le terme « esthétique » s'entendait alors en un sens davantage baumgartenien que kantien, à commencer, selon Arthur Danto (La Transfiguration du banal, Une philosophie de l'art, 1981, tr. fr. Paris, Seuil, 1989), par le ready-made et les Boîtes Brillo d'Andy Warhol, et de nombreux auteurs, tels Yve-Alain Bois («L'Inflexion», Repères, Cahiers d'art contemporain n°78, Donald Judd, Paris, Galerie Lelong, 1991) ou Robert Storr (« Penser avec les sens, sentir avec la raison », conversation avec Jean-Hubert Martin, Artpress n° 335, juin 2007), ont pu y voir malgré tout des aspects esthétiques, toujours en un sens baumgartenien.

Jugement évaluatif comme toujours sans critères, en l'absence même désormais de toute catégorie esthétique tant déterminée qu'indéterminée, en l'absence même désormais tant de toute prétention ou même de toute aspiration à l'universalité (avec l' « affaiblissement » que cela implique) que, à l'encontre de la sociologie critique (qui se voulait elle-même anti-kantienne) de Pierre Bourdieu (La Distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979),
+++++selon la « nouvelle sociologie du goût » (Nathalie HEINICH, « Ce que la sociologie fait au goût », Olivier ASSOULY ed. Goûts à vendre, Essais sur la captation esthétique, Paris, Institut français de la mode/Regard, 2007, Antoine HENNION, La Passion musicale, Une sociologie de la médiation, Paris, Métalié, 1993, « Ce que ne disent pas les chiffres… Vers une pragmatique du goût », Olivier DONNAT & Paul TOLILA, ed. Le(s) public(s) de la culture, Politiques publiques et équipements culturels, Paris, Presses de Sciences Po, 2003 & « Les Usagers de la musique, L'Écoute des amateurs », Circuit, Musique contemporaine Vol. 14 n° 1, Qui écoute?, 2003),
de toute « détermination » sociale. Mais jugement cognitif encore plus affaibli, en l'absence désormais de toute « croyance » jusqu'au-boutiste en la vérité ou en l'objectivité comme de toute critique des croyances des acteurs du monde de l'art.

(à suivre)