(15) Intercalaire 2. « Je ne veux pas résumer ! » 2


JCM 14.08
À l'encontre de l'actuel biographic turn si biographic turn ou narrative turn il y a
+++++(en même temps que, paradoxalement, il y aurait iconic turn : cf. Gottfried BŒHM, «Die Wiedersehen der Bilder», Gottfried BŒHM ed. Was ist ein Bild ?, Munich, Fink, 1994 & William J. Thomas MITCHELL, «The Pictorial Turn», 1992, Picture Theory, Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, University of Chicago Press, 1994)
je n'ai effectivement en ce qui me concerne jamais goûté les autobiographies et autres biographies. J'évite systématiquement de les lire. Et même les monographies —quand bien même elles ne s'inscrivent pas dans le schéma particulièrement ringard, prémoderniste, « la vie et l'œuvre »— tendent de plus en plus à m'insupporter. Tout comme la mythification de « la vie » par les avant-gardes dans leur fameuse opposition de l'art et de la vie m'a toujours exaspéré, rejoignant le pire vitalisme : « vie » est tout au plus un contraire, parmi beaucoup d'autres (science, religion, culture, divertissement…), d' « art » ; seul le non-art, quand bien même il ne se définit toujours qu'en rapport avec l'art (art qui s'avère pourtant lui-même en tant que tel indéfinissable), entre en contradiction avec l'art.

« Personnellement », en tout cas, j'évite autant que je peux, en dépit de toutes les sollicitations que je puis avoir en ce sens, d'écrire des textes à caractère monographique (ou alors j'ai pu à une époque tenter de détourner la chose en évitant, là encore systématiquement, de citer le nom des artistes à propos desquels je me trouvais amené, à mon corps défendant, à écrire). Tout comme, désolé cher jb, je n'ai jamais pu éprouver le moindre micro-intérêt pour les photos d'artistes ou de musiciens et ai bien entendu, pour ma part, ai toujours détesté me faire photographier ou filmer (sans pour autant —bien au contraire ?— que je prétende échapper à tout narcissisme ou à tout égocentrisme), tout comme j'ai toujours détesté entendre ma voix. Irai-je jusqu'à dire que je déteste me lire (sans pour autant aucune auto-détestation de ma part) ?

Ce qui fait que je n'aime pas parler de moi même, même si cela ne veut pas dire qu'il ne me soit jamais arrivé de parler de moi. Dans « Pour une nouvelle économie de l'art », texte au titre d'une portée volontairement des plus générales qui n'en était pas moins écrit à la demande de Denis Chevalier pour une monographie consacrée à son frère Guy Chevalier (Économies silencieuses et audaces approximatives, Événements 1994>2005, Propositions multiples, Paris, PPT, 2005), texte dont le leitmotiv, à la fin de chaque paragraphe, était le mot « effacer » et dans lequel, donc, je prenais soin de ne jamais citer le nom de Guy Chevalier qui s'en trouvait comme effacé —ce alors que je me rattrape en quelque sorte ici en le faisant au contraire abondamment—, sans doute parlais-je tout autant sinon davantage de moi-même —sans me citer pour autant davantage— que de Guy Chevalier. Et, quand je dis que je n'aime pas parler de moi, bien entendu je n'en parle pas moins encore de moi.

Quoi que nous fassions ou ayons l'intention de faire, nous ne cessons, de toute façon, de laisser, tant intentionnellement que non intentionnellement, des traces, des « indices ». Quoi que nous fassions, nous ne cessons, de toute façon, de nous trouver photographiés, filmés, suivis à la trace, voire surveillés, contrôlés… Je n'ai nullement l'intention de jouer les Tino Sehgal. Lequel ne peut lui-même empêcher, tout comme les musiciens de Corrupted
+++++(qui n'en enregistrent pas moins vinyles et CDs en quantité, quand bien même je ne possède malheureusement d'eux dans ma bibliothèque que leur premier EP de 1995 chez Japan Overseas, Anciano),
qu'on trouve sur le Net des photos et vidéos de leurs prestations prises en fraude par des spectateurs, bien ou mal intentionnés, qui ne s'en laissent pas conter. Après avoir moi aussi pendant longtemps refusé de me laisser enregistrer, photographier ou filmer, que ce soit en cours ou chez moi (je pouvais, non sans réticence, accepter qu'on photographie ou filme ma bibliothèque —ce qui, a priori, ne présente pourtant aucun intérêt : une bibliothèque est faite non pour être vue , photographiée ou filmée mais pour être utilisée— mais sous réserve que je ne « figure » pas dans l'image), j'ai fini, me rendant compte que je ne pouvais m'y opposer, par laisser faire, contraint même d'accepter que mes cours soient retranscrits hors de tout contrôle, quels que puissent être pourtant les problèmes que pose la transcription de l'oral à l'écrit (tout au plus ai-je pu éviter qu'ils soient publiés ou filmés comme le voulait le Président de l'Université de l'époque). J'ai même fini par encourager les initiatives relatives à ma bibliothèque à partir du moment où cela pouvait en constituer de nouveaux usages, sous seule condition de ne pas perturber les usages auxquels je l'avais destinée pas davantage que les usages des « documents » qu'elle intègre.
+++++Condition qui ne s'avère toutefois pas si facile que cela à remplir comme tu as pu t'en rendre compte, toi qui ne rêves au contraire que de tout glitcher, ce qui fait que jusqu'à présent nous n'avons toujours pas réussi à nous mettre d'accord pour ce qui est de ton projet de photographies d'une course-poursuite dans ladite bibliothèque.
Cependant que je peux même aller jusqu'à m'amuser des images prétendument de soi que l'on trouve sur Google, mélangées que sont celles-ci à des photos de parfaits inconnus et de célébrités qui n'en sont pas moins inconnues de nous, où notre identité, loin de se trouver confirmée, se dissout.

Mais encore n'ai-je pour ma part jamais pratiqué le culte de la présence sensible ou de l'expérience sensible hic et nunc (si tant est, s'interrogeait Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », 1933, tr. fr. Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, que celle-ci soit encore possible). Quel que soit son ascendant actuel, je n'ai jamais éprouvé qu'une piètre estime pour la philosophie de John Dewey. Et, alors que j'ai toujours beaucoup aimé faire cours à des étudiants, préférant même cela à écrire, je n'ai par contre jamais aimé entendre (et encore moins voir) les autres « professer » leurs théories, que ce soit en direct ou à la radio, préférant de beaucoup les lire avec toutes les potentialités qu'offre au lecteur l'écriture : possibilité de prendre des notes, de revenir en arrière et donc de désarticuler la temporalité de ce qu'il lit, d'interrompre sa lecture, de se référer à d'autres écrits… Même si, quel que soit le pouvoir de l'écriture elle-même, échappant pour partie à celui qui écrit, à l' « auteur » (sans que cela soit exclusivement, n'en déplaise à Barthes, au profit du lecteur), ledit auteur n'en peut pas moins toujours chercher ses mots, griffonner, hésiter, tâtonner, raturer, effacer, revenir en arrière, modifier l'ordre, brouiller les pistes…
+++++tout particulièrement dans mon cas où je n'écris pas de façon linéaire, d'un seul jet, mais par petites touches, à la façon en quelque sorte d'un peintre, en même temps que je vise, autant que possible, à délinéariser mon écriture)
tandis que, à l'oral, pour ce qui est du locuteur (ou de sa remise en cause), impossible de raturer, d'effacer, de revenir sur ce qui a été proféré, impossible de tricher, le locuteur se trouve inexorablement porté en avant non pas tant par sa parole que par « la parole », mis en demeure de poursuivre
+++++quand bien même le conférencier ne part généralement pas de rien mais brode à partir d'un canevas concocté d'avance par écrit et, bien sûr, de toute une recherche antérieure 
++++++++++et quand bien même je peux pour ma part m'appuyer, dans mes interventions tant orales qu'écrites, sur les ouvrages de ma non moins proliférante bibliothèque, encore relayée par des références trouvées sur le Net qui peuvent elles-mêmes me renvoyer aux ouvrages contenus dans ma bibliothèque, non que je sois « devenu ma bibliothèque » ou même que je me sois transformé en homme-bibliothèque (comme on parle d'homme-orchestre ou comme Michel Foucault, «Un “fantastique” de bibliothèque», 1964, Dits et écrits, 1954-1988, tome I, 1954-1989, Paris, Gallimard, 1994, parle, à propos de La Tentation de Saint Antoine de Flaubert, de livre-bibliothèque), je dirais plutôt, à la façon de la sociologie de l'acteur-réseau (cf. Bruno LATOUR, Reassembling the Social, An Introduction to Actor-Network-Theory, Oxford, Oxford University Press, 2005, tr. fr. Changer de société, Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006), que j'entre en réseau avec ma bibliothèque ;
le pouvoir propre à l'oralité, quoi qu'ait pu en penser Derrida, échappe bien davantage à tout contrôle sans qu'il y ait pour autant là mythification de la présence sensible ou, comme dit Derrida, métaphysique de la présence. L'oralité, loin de se contenter de se vautrer dans un pur présent, est toujours tendue vers un futur immédiat. Possibilité, qui plus est, si quelque membre de l'auditoire intervient, de rebondir, d'être dirigé sur d'autres pistes.
+++++Ce qui, dans une moindre mesure, est encore le fait de l'écriture même de ce blog, poussés que nous sommes, sans savoir au juste où nous allons, à poursuivre —à nous poursuivre l'un l'autre, à nous poursuivre les uns les autres— quand bien même il n'y a pas de notre part obligation de réponse instantanée comme dans un chat. Non pas tant interrompus par l'autre (ou les autres) qu'entraînés sur de nouvelles pistes, au risque à la fois de l'apparition toujours de nouvelles ramifications et du constant allongement de nos interventions (en tout cas des miennes).

Off Limits
Flux de parole ou d'écriture qui vient pourtant se heurter à tous les cadres et formatages qu'on cherche à lui imposer a priori. Cadres auxquels, pour ma part, je n'ai jamais réussi à me plier :
++++- au lieu de respecter le découpage tant en années et en semestres que par niveaux d'études, mes cours à la fac se prolongeaient d'une année sur l'autre bien au delà des limites d'un cursus universitaire, quelques rappels prodigués de temps à autre devant permettre aux nouveaux entrants comme aux anciens eux-mêmes de ne pas trop perdre pied ;
++++- le nombre de signes accordé dans les revues comme le temps de parole attribué dans les confs et colloques s'avèrent à mon sens toujours beaucoup trop restreints pour pouvoir y développer convenablement quoi que ce soit, ce qui fait que, tout en débordant le plus souvent largement l'enveloppe fixée je n'en ai et n'en donne pas moins toujours l'impression d'être désespérément à l'étroit, en même temps que j'ai toujours déploré que les colloques soient si peu des lieux où la parole des autres intervenants —ou du « public »— vienne relancer sa propre parole, d'où, le plus souvent, mon refus de participation comme mon refus de publier dans les conditions proposées (sans parler de mon aversion à l'égard du pouvoir de coercition exercé par les comités scientifiques qui, au lieu de relancer la parole, se contentent le plus souvent de l'entraver),
+++++- avec mon dernier livre, Retour du futur, L'Art à contre-courant (è®e), j'ai cherché à faire un livre aussi épais que possible avec des pages aussi remplies que possible, outrepassant très largement les limites que m'avait fixées au départ mon éditeur mais, de ce fait, celui-ci éprouve les plus grandes difficultés à le placer en librairie, les libraires n'en voulant pas, arguant que les « pavés » —tout comme, au demeurant, les « plaquettes — ne se vendent pas,
++++++++++question du formatage qui est celle de tous les media : livre, film, disque…
+++++++++++++++si les formats associés aux genres picturaux traditionnels qui furent longtemps la règle (les plus grands formats correspondant aux genres placés au sommet de la hiérarchie des genres comme à la partie supérieure des murs d'exposition) sont aujourd'hui en voie de disparition avec ces genres eux-mêmes, pendant longtemps la photo s'est mal vendue en galerie parce que les galeristes n'en voulaient pas, jugeant qu'il n'était guère rentable pour eux de mettre autant de temps, pour un bénéfice bien moindre, à vendre une épreuve 30 x 40 qu'un tableau de plusieurs mètres de long, ce qui a entraîné, dans les années 80, la floraison de ce que l'on a appelé, en photographie, la « forme tableau », rendue possible par la nouvelle technique du tirage numérique, et dont Jean-François Chevrier s'est, à l'époque, fait le thuriféraire,
+++++++++++++++ainsi, pour ce qui est de la musique, les musiciens de Corrupted ont-ils cherché à transgresser les formats en cours d'enregistrement
++++++++++++++++++++soit dans l'excès avec des morceaux trop longs comme dans le cas d'El Mundo Frio (71') qu'ils n'en ont pas moins réussi à faire tenir (de justesse) sur un CD paru chez H.G.Fact en 2005,
++++++++++++++++++++soit par défaut comme dans le cas de l'Untitled de moins de 2' qu'ils ont enregistré pour la compilation Homeless Benefit EP parue chez Bad Card Records en 1999,
+++++++++++++++comme cela a également été le cas de Lee Ranaldo dans son 30 cm From Here —> Infinity (SST Records, 1987) dont chaque morceau se termine par un sillon sans fin qui l'étend à l'infini, fait également, à une échelle encore plus démesurée des deux compilations, quasiment inécoutables et, a fortiori, incopiables, publiées par RRR :
++++++++++++++++++++RRR 100 (1992), 17 cm composé de cent morceaux qui sont autant de sillons fermés, 50 sur chaque face, enregistrés par 50 artistes différents
++++++++++++++++++++et RRR 500 (1998), 30 cm composé de 500 sillons fermés, 250 par face, enregistrés par 500 artistes différents,
++++++++outrepassement donc également des capacités perceptives des récepteurs ; comme l'a observé Paul Veyne (Le Pain et le cirque, Sociologie historique d'un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976), il a de tout temps —à commencer par la colonne Trajane— été des ouvrages tendant à outrepasser toute capacité perceptive, des ouvrages donc à leur façon sans récepteur,
+++++- de même que (alors que j'espérais encore en toute naïveté, en toute utopie, trouver dans le blog un espace de liberté) nous nous sommes heurtés —sinon l'un à l'autre— aux contraintes exercées par le medium —ou post-medium ?— qu'est le blog et nous efforçons autant que possible de les transgresser,
non que je prétende pour autant jamais à une quelconque exhaustivité : on est toujours nécessairement partiel, très partiel, très fragmentaire, et il faut se garder de donner le change à ce sujet, le problème étant que, plus on fouille, plus on se rend compte que l'on n'en est jamais encore qu'à la surface des choses.

Ainsi, dans la malencontreuse intervention dont tu fais mention que j'ai faite aux Beaux-arts de Paris en 2009 sous le titre de Vive l'indisciplinarité ?
+++++dans laquelle j'entendais critiquer tant le découpage du savoir ayant résulté du procès de disciplinarisation et d'autonomisation croissante des différentes disciplines (reterritorialisation faisant elle-même suite à l'écroulement de l'ancien système des arts libéraux, répartis entre trivium et quadrivium, par opposition aux arts manuels)
++++++++++—tant pour ce qui est de leurs « objets » que de leurs méthodes, à commencer,
++++++++++++++pour ce qui est du découpage selon les objets, par la distinction entre sciences naturelles et sciences humaines ou sociales procédant de la contestable distinction homme/nature
+++++++++++++++et, pour ce qui est du découpage selon les méthodes, par la distinction entre sciences nomothétiques, cherchant à tirer, en tout positivisme, des lois générales des faits constatés, et sciences idéographiques, relatives à la seule étude des cas singuliers, à commencer par la « nouvelle histoire », la Geschichte, qui, comme l'indique Reinhardt Koselleck (Le Futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques, 1979, tr. fr. Paris, EHESS, 1990), s'était substituée à l'ancienne historia (qui s'inscrivait, dans le cadre de l'ancien trivium, dans la rhétorique) mais qui n'en baignait pas moins elle-même en plein positivisme
++++++++++qui avait accompagné l'émergence de la modernité, en rapport à la division croissante du travail dans la sphère économique et à l'autonomisation croissante, dès Lessing, des arts dans la sphère artistique à l'opposé de l'ancien ut pictura poesis (en même temps qu'à la division kantienne de l'activité humaine —et du Sujet humain lui-même— en sphères relativement autonomes),
++++++++++quand bien même, comme l'a observé Edgar Morin (« Sur l'interdisciplinarité », Carrefour des sciences, Paris, CNRS), ledit procès de disciplinarisation, quand il n'avait pas tendu à l'hyperdisciplinarité, n'avait pas eu que des aspects négatifs,
+++++que les différentes tentatives, postérieures à la seconde guerre mondiale, de remise en question des frontières entre disciplines (qui, en art, avaient déjà été le fait des avant-gardes dès le début du vingtième siècle),
je n'avais pu prendre en compte que les principales d'entre elles :
++++++++++outre, en rapport à la décolonisation, une tentative de découpage non plus par objets ou par méthodes mais par aires géographiques, fait des area studies auxquelles il n'en a pas moins pu être reproché de continuer à dresser une carte du monde vue d'occident,
++++++++++pluridisciplinarité, sans que je puisse m'attarder sur les distinctions, au demeurant des plus fluctuantes, entre pluridisciplinarité, multidisciplinarité, polydisciplinarité, codisciplinarité, supradisciplinarité, et j'en passe : étude d'un même objet à partir de la conjonction d'une pluralité de points de vue qui n'en conservent pas moins chacun caractère monodisciplinaire avec ses concepts et méthodes propres (de même, en art, la notion de multimédia, dans la continuité de ce qui avait toujours été le fait du théâtre —quoi qu'il en soit habituellement, dans le théâtre occidental, de la domination exercée par le medium langagier sur les autres media— d'où, en tout modernisme, le rejet du théâtre et de toute théâtralité par un Michael Fried),
++++++++++interdisciplinarité préconisant, elle, l'interaction entre les différentes disciplines, la modification des disciplines les unes par les autres avec le transfert de notions et de méthodes d'une discipline à une autre, à l'encontre de la conception disciplinaire qui demeurait celle d'un Louis Althusser selon laquelle une discipline ne saurait se borner à forger ses propres concepts lui permettant de faire sa coupure épistémologique en les modelant sur ceux appartenant en propre à une autre discipline, et ce quand bien même la migration d'un concept d'une discipline à une autre peut s'opérer au prix d'un contresens, mais contresens qui ne s'en révèle pas moins productif même si la visée d'un tel transfert n'en demeure pas moins elle-même toujours disciplinaire :
+++++++++++++++- fait de l'entreprise qui avait déjà été au départ celle de l'école des Annales, dans la foulée de l'article du sociologue François Simiand, «Méthode historique et science sociale» (Revue de synthèse historique tome VI, 1903, rééd. Annales, Économies sociétés civilisations Vol. 15 n°1, Paris, Colin, janvier-février 1960), se proposant de construire la « nouvelle histoire » sur le modèle de la sociologie elle-même en voie de constitution, quel que puisse être le risque de constitution, ce faisant, d'un impérialisme sociologique
+++++++++++++++- et, plus récemment, fait du linguistic turn qui a touché jusqu'aux arts eux-mêmes
+++++++++++++++- en art même, par delà la querelle dite du paragone lors de la Renaissance, vieille question de savoir si un art peut prendre modèle sur un autre :
+++++++++++++++- paradigme musical de l'abstraction ou, aujourd'hui, du mix, succédant au paradigme cinématographique, selon S. M. Eisenstein (Cinématisme, Peinture et cinéma, tr. fr. Bruxelles, Complexe, 1980) du montage
++++++++++++++++++++- ou, selon Rosalind Krauss («Notes sur l'index», 1977, L’Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, 1985, tr. fr. Paris, Macula, 1993), paradigme photographique de l'indicialité pour ce qui est de l'art américain des années 70),
+++++++++++++++- en même temps que l'on pourrait puiser dans la notion d'intermedia proposée par Dick Higgins (« Intermedia », 1965, tr. fr. Nicolas FEUILLIE ed. Fluxus dixit, Une anthologie, Vol. 1, Dijon, Presses du réel, 2002 & « Statement on Intermedia », dé-coll/age n° 6, 1967)
++++++++++++++++++++comme dans le ready-made, intermedia entre art et vie, les combine paintings de Rauschenberg, intermedia entre peintures et objets, le happening, intermedia entre théâtre et arts visuels (sic), ou la poésie visuelle, intermedia entre poésie et arts visuels,
+++++++++++++++une autre conception de l'interdisciplinarité comme ce qui vient s'inscrire dans les interstices entre disciplines, encore qu'Higgins en personne observait la tendance des intermedia à se reterritorialiser en se faisant media à part entière,
++++++++++transdisciplinarité (notion qu'il n'est pas toujours facile de démêler de celle d'interdiscplinarité), transgression des frontières entre disciplines, quand bien même, pour qu'il y ait transgression, il faut bien, comme toujours, comme le faisait remarquer Michel Foucault (« Préface à la transgression », 1963, Dits et écrits 1954-1988, tome I, 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994), qu'il y ait quelque chose à transgresser, notion de transdisciplinarité ayant fait sa première —et timide— apparition sous la plume de Jean Piaget dans un texte encore intitulé « L'Épistémologie des relations interdisciplinaires » (L'Interdisciplinarité, Problèmes d'enseignement et de recherche dans les universités, Paris, OCDE, 1972) où il formulait, sans rompre pour autant avec l'évolutionnisme, l'hypothèse d'une étape postérieure à l'interdisciplinarité, la transdisciplinarité, tenant d'une sorte de métalangage universel (tendant par là à en faire plutôt quelque chose de l'ordre d'une métadisciplinarité) à caractère mathématique (tendant par là à faire de la mathématique elle-même un langage ou métalangage universel à l'instar tant de l'entreprise de mathématisation du monde et de constitution des différentes disciplines sur le modèle des mathématiques dont avait procédé la révolution scientifique du dix-septième siècle, que du logicisme et du physicalisme contemporains prônés par le néo-positivisme)
++++++++++++++++++++à l'instar, dans le domaine de l'art, de la vieille utopie d'un art total
+++++++++++++++++++++++++—cf. Jean GALARD & Julian ZUGAZAGOITIA, ed. L’Œuvre d’art totale, Paris, Gallimard, 2003, & Marcella LISTA, L’Œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes, 1908-1914, Paris, CTHS/INHA, 2006—
++++++++++++++++++++dont Theodor W. Adorno («L’Art et les arts», 1967, tr. fr. L’Art et les arts, Paris, Desclée de Brouwer, 2002) avait pu dénoncer le caractère totalitaire,
+++++++++++++++notion ressurgie avec les mutations du capital postfordiste exigeant une nouvelle organisation de la production, en particulier une nouvelle organisation de la production du savoir, capitalisme cognitif exige,
+++++++++++++++dédisciplinarisation-déterritorialisation n'en présentant toujours pas moins le risque d'une reterritorialisation en un savoir unifié ou se bornant, du moins, à la simple formation de nouvelles disciplines au croisement des disciplines existantes :
++++++++++++++++++++- sciences de la communication
++++++++++++++++++++- sciences du comportement
++++++++++++++++++++- sciences cognitives
++++++++++++++++++++- cultural studies qui non seulement sont venues constituer une nouvelle discipline au carrefour de disciplines existantes mais se sont à leur tour émiettées en un foisonnement de nouvelles disciplines,
+++++++++++++++quand on ne s'est pas contenté d'en revenir tout bonnement aux anciennes disciplines : tentative, là encore, de reterritorialisation,
++++++++++++++++++++tout comme, en art, après, dans les années soixante, l'émergence d'arts dissociés, à l'opposé des arts modernistes, des media (pop art, art minimal, art conceptuel, art pauvre…), résurgence des arts médiatiques traditionnels, du retour à la peinture-peinture des années quatre-vingts à l'ex théoricienne du postmodernisme («Réinventer la “photographie”», 1998, tr. fr. Journal du Centre national de la photographie n°7, 1999) parlant désormais de « réinventer » la photographie ainsi que tous les media tombés en obsolescence,
+++++++++++++++alors que, ce qui pourrait s'avérer davantage fécond, encore qu'au risque de restaurer la notion d'auteur, ce pourrait être, à l'encontre de toute idée de méthodologie générale, que chacun non pas réinvente mais invente sa propre discipline avec ses méthodes propres,
+++++++++++++++ou alors, si l'on s'en tient à la conception déployée par Jacques Derrida, il conviendrait, plutôt que de chercher à détruire les frontières entre les disciplines, de se borner à s'employer à les déconstruire,
+++++++++++++++cependant que la Commission Gulbenkian pour la restructuration des sciences sociales présidée par Immanuel Wallerstein et comptant parmi ses membres Dominique Lecourt et Ilya Prigogine (Ouvrir les sciences sociales, 1996, tr. fr. Paris, Descartes & Cie, 1996) a pu formuler la proposition d'un « pluralisme transdisciplinaire » procédant d'une pluralité d'approches davantage que d'une pluralité de disciplines en tant que telle,
++++++++++extradisciplinarité : Brian Holmes (« L'Extradisciplinaire », Traverses, Paris, Arc, 2001), dénonçant lui-même les limites tant de l'interdisciplinarité ou de la transdisciplinarité que de ce qu'il appelle les révoltes anti-disciplinaires des années 60-70 —qu'il met en rapport avec les révoltes dites anti-autoritaires de l'époque— dont témoigneraient selon lui les travaux de Foucault, entend pour sa part leur opposer ce qu'il appelle l'extradisciplinarité, fait de représentants de telle ou telle discipline qui, tout en demeurant effectivement des représentants de leur discipline, n'en entendent pas moins entreprendre de désautonomiser celle-ci, fait de thérapeutes cessant d'être simplement des thérapeutes, de philosophes cessant d'être simplement des philosophes d'artistes cessant d'être simplement des artistes…
+++++++++++++++où, cependant, il pourrait n'y avoir qu'effrangement des différentes disciplines au sens où Theodor W. Adorno («L’Art et les arts», op. cit.) a pu, dans ses dernières années, parler d'effrangement entre les arts de façon à tempérer (ou « effranger ») quelque peu son modernisme sans pour autant sortir de celui-ci,
++++++++++les uns et les autres collaborant au sein d'agencements hétéroclites du type des « intellectuels collectifs » que pouvaient constituer, selon Félix Guattari («La Transversalité», 1964, Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972) des groupes transversaux ou « transvocaux », quand bien même on pourrait craindre là des différends irrésolubles au sens de Jean-François Lyotard (Le Différend, Paris, Minuit, 1983),
+++++++++++++++ce qui, selon Suely Rolnik (« La Mémoire du corps contamine le musée », tr. fr. Multitudes n° 28, Paris, 2007), aurait été le fait de Lygia Clark passant, à la fin de sa vie, de l'art à l'art-thérapie (où l'on pourrait également citer Joe Spence) quand bien même, dans son cas, cela n'a guère impliqué de collaboration décisive.
++++++++++(tu en as même rajouté de ton chef : « microdisciplinarité », je n'ai pas utilisé ce terme ! )
+++++Sur quoi je comptais examiner plus précisément que ne le fait Holmes les positions qui avaient été celles de Michel Foucault. Lequel, dans L'Archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969), en était tout d'abord resté à une conception pour le principal disciplinaire ou « néo-disciplinaire »,
++++++++++se bornant à substituer à la notion de discipline qu'il jugeait par trop empirique celle de formation discursive, les formations discursives —dont le découpage ne correspond pas de ce fait exactement au découpage disciplinaire— constituant elles-mêmes leurs objets tout comme leurs « sujets » (ce que Foucault nomme « modalités énonciatives »), leurs concepts et leurs théories, au lieu que, comme dans le cas des disciplines, leurs objets leur préexistent (quand bien même, curieusement, Foucault ne prenait pas spécifiquement en compte la constitution des méthodes),
+++++conception demeurant même à bien des égards althussérienne, se bornant à substituer aux notions de rupture intraidéologique, de coupure épistémologique et de rupture intrascientifique les notions de seuil de positivité (c'est-à-dire d' « individuation » d'une formation discursive), de seuil d'épistémologisation, de seuil de scientificité (soit une disciplinarisation progressive) et, enfin, de seuil de formalisation (transdisciplinarisation au sens de Piaget),
            tandis que, par la suite, dans L'Ordre du discours (Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1975), Michel Foucault, se penchant désormais sur les procédures de contrôle auxquelles est soumis, dans toute société, la production de discours, a pu soutenir que la disciplinarisation constituait elle-même une telle procédure de contrôle au même titre que
++++++++++l'opposition du vrai et du faux comme celle de la raison et de la folie,
++++++++++la censure,
++++++++++la critique,
++++++++++le commentaire de texte qui sélectionne les textes dignes ou non d'être à l'origine de nouveaux actes de parole (et qui, à l'intérieur des textes sélectionnés, sélectionne encore les passages dignes d'être commentés,
++++++++++la fonction-auteur elle-même entendue non comme individu parlant mais comme principe de groupement de discours —les « discours à auteur » par opposition aux discours sans auteur—, fonction-auteur plus prégnante selon Foucault dans les « discours » littéraire et artistique que dans le « discours » scientifique,
++++++++++ainsi que certaines procédures autorisant ou non les individus eux-mêmes à avoir accès à la production de discours, procédures plus ou moins ouvertes ou restrictives selon les régions du discours,
+++++ce qui vient alors rapprocher la notion de discipline au sens de branche constituée du savoir de la notion de discipline au sens que Michel Foucault donnera à cette notion dans Surveiller et punir, Naissance de la prison (Paris, Gallimard ,1975), paru la même année, quand bien même les disciplines en tant que branches du savoir s'avèrent également parfaitement compatibles avec une gouvernementalité non disciplinaire, la dédisciplinarisation étant intervenue seulement postérieurement à la crise du régime disciplinaire,
+++++une discipline se définissant désormais elle-même selon Foucault par la conjonction d' « un domaine d'objets, un ensemble de méthodes [désormais prises en compte par Foucault], un corpus de propositions considérées comme vraies [quand bien même elles peuvent être fausses], un jeu de règles et de définitions, de techniques et d'instruments », tout ceci constituant « une sorte de société anonyme à la disposition de qui veut ou peut s'en servir, sans que [à l'encontre de ce qu'il en est pour la fonction-auteur] son sens ou sa validité soient liés à celui qui s'est trouvé en être l'inventeur » ; pour qu'une proposition appartienne à une discipline, « il faut qu'elle réponde à des conditions, en un sens plus strictes et plus complexes que la pure et simple vérité : en tout cas, à des conditions autres. Elle doit s'adresser à un plan d'objets déterminé […] doit utiliser des instruments conceptuels ou techniques [ainsi que des méthodes] d'un type bien défini […] doit pouvoir s'inscrire sur un certain type d'horizon théorique […] À l'intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît des propositions vraies et fausses ; mais elle repousse, de l'autre côté de ses marges, toute une tératologie du savoir », de propositions tenues non tant pour fausses que pour mal formées ; pour qu'une proposition appartienne à une discipline, elle doit, dit Foucault, avant de pouvoir être dite vraie ou fausse, être « dans le vrai », et « on n'est dans le vrai qu'en obéissant aux règles d'une “police“ discursive qu'on doit réactiver en chacun de ses discours », quand bien même ce qui est dans le vrai à une époque donnée ne l'est plus nécessairement à une époque ultérieure, question de changement d' « épistémè » ou de paradigme
++++++++++où « être dans le vrai » est une expression empruntée à Georges Canguilhem (« Galilée : la signification de l'œuvre et la leçon de l'homme », 1964, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968) : « Être dans le vrai, cela ne signifie pas dire toujours vrai », quand bien même, comme l'a noté Étienne Balibar (« Science et vérité dans la philosophie de Georges Canguilhem », 1990, Georges Canguilhem, Philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel, 1993), Foucault a en fait renversé le sens de la formulation de Canguilhem : « En effet, ce que Canguilhem a dit n'est pas que Galilée se trouvait d'ores et déjà —à la différence de ses adversaires— dans les limites d'une discipline constituée, qu'il se soumettait aux normes et à la “police discursive“ [qui était celle de la hiérarchie ecclésiastique de l'époque] de certaines règles autorisant la validation d'énoncés, et donc un certain mode de partage entre le vrai et le faux [et entre le bien formé et le mal formé] bref, ce qu'il a dit et voulu dire n'est pas que la vérité de Galilée est relative à certaines conditions théoriques et institutionnelles, seraient-elles rétrospectivement découvertes comme nécessaires, mais au contraire que Galilée a anticipé, en l'absence de règles, sur un régime d'universalité de la vérité qui sera sanctionné après coup […] et voilà la thèse la plus profonde de Canguilhem, “être dans le vrai“ c'est être en déséquilibre par rapport au temps du vrai : ce n'est pas être le contemporain du vrai [quand bien même c'est là exactement être contemporain au sens de Giorgio Agamben (Qu'est-ce que le contemporain ?, 2006, tr. fr. Paris, Rivages, 2008)] ou être présent au vrai (à la “présence“ du vrai), mais c'est être en avance et, simultanément, en retard sur lui [lorsque Galilée, tout en reprenant à son compte la thèse copernicienne sur le mouvement de la terre autour du soleil, refusait de faire sienne la thèse keplérienne sur le caractère elliptique et non pas circulaire de l'orbite de la terre autour du soleil]. Et, par voie de conséquence c'est être aussi dans le non-vrai […] Pour être dans le vrai, bien loin de se tenir à l'intérieur des limites d'un domaine qui serait, même virtuellement, l'empire du vrai [ou, en tout cas, du bien formé] (avec sa “police“), ou l'une des régions de l'empire du vrai (une des disciplines scientifiques constituée), il faut pouvoir aussi, de façon instable et polémique —présomptueuse, dira ailleurs Canguilhem— se tenir dans le non-vrai ou dans l'erreur », ce qui n'en rejoint pas moins la position propre à Foucault mais ce que Balibar interprète pour sa part encore en termes althussériens :se tenir dans une idéologie scientifique ou pré-scientifique déterminée.
+++++Cependant que, ultérieurement, dans « Il faut défendre la société » (Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997), Michel Foucault a argué que la mise en disciplines des savoirs, en ne retenant que certains savoirs qu'elle vient légitimer, en écarte par là-même d'autres, tenus pour non légitimes, qu'il appelle « savoirs assujettis », disqualifiés comme savoirs en tant que savoirs non conceptuels, insuffisamment élaborés, « pré-scientifiques », tels les « savoirs mineurs » au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Capitalisme et schizophrénie, tome 2, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980); et Foucault, comme il l'a fait pour ce qui est des prisonniers dans le cadre du GIP, de demander qu'on donne la parole aux dépositaires de ces savoirs assujettis, que les intellectuels, au lieu de parler à leur place, leur laissent la parole, quand bien même différents auteurs, au premier rang des quels Gayatri Spivak (Les Subalternes peuvent-ils parler ?, 1988, tr. fr. Paris, Amsterdam, 2009) pour ce qui est des populations soumises au joug du colonialisme, ont pu mettre en doute le fait que les « classes subalternes » puissent, dans les conditions d'exploitation et de domination qui sont les leurs, prendre quelque distance que ce soit par rapport à la pensée des élites et avoir à « exprimer une quelconque« conscience subalterne », notion s'avérant, au demeurant, aussi douteuse que celle de conscience de classe autrefois développée par Georg Lukács (Histoire et conscience de classe, Essais de dialectique marxiste, 1923, tr. fr. Paris, Minuit, 1960) ou que toute notion présumée d'identité etc. etc.

Mais encore n'ai-je pu aller bien loin dans mon intervention à l'ENSBA, faute du temps nécessaire. J'ai dû m'interrompre alors que je n'étais encore qu'au début de mon propos
+++++—toujours cette impression d'inachevé comme cela l'a été pour mes cours qui ont dû s'interrompre net, sans qu'il soit question pour moi de me réclamer là d'une quelconque esthétique du non finito—,
ce pourquoi je persévère à qualifier ladite intervention de malencontreuse. Il m'a bien alors été proposé de poursuivre un autre jour en un autre lieu, mais devant un auditoire qui n'avait pas suivi le début de l'intervention, dans le cadre d'un séminaire à Normale Sup, et à un horaire où la majeure partie de l'auditoire de l'ENSBA —en fait non tant des élèves des Beaux-arts que des étudiants du séminaire libre de philosophie et de l'inter-séminaire de Paris 8— n'était pas disponible, ce qui n'avait aucun sens et que j'ai donc dû refuser.
Suite à ta propre intervention sur le blog, j'ai juste retrouvé sur le Net un compte-rendu, dont j'ignorais l'existence, de la partie « prononcée » de mon intervention, compte-rendu bourré comme il se doit de fautes et de coquilles, en l'absence de toute tentative de réécriture pour assurer le passage de l'oral à l'écrit
+++++(difficulté de transcription ne signifiant point pour autant que j'entendais nécessairement rendre mon intervention irretranscriptible).
Selon toi on m'aurait demandé sur place du moins de résumer, ce que j'aurais refusé, disant : « je ne veux pas résumer ! », quand bien même, à mon sens, je pense avoir surtout dit : « je ne peux pas résumer ! ».

Toujours est-il, en tout cas, que je n'ai jamais eu goût non plus pour les résumés. Les résumés, ça fait Sélection du Reader's Digest, cependant que les résumé de films s'avèrent toujours parfaitement insipides, quand bien même, comme les résumés de livres au dos de ceux-ci, ils ne se donnent pas tant caractère textuel que seulement paratextuel. Et j'ai toujours réprouvé la pratique des abstracts. lesquels s'avèrent généralement eux-mêmes totalement abscons. S'il était possible de résumer sa pensée, on ferait d'emblée plus bref ; nul ne cherche à s'étendre sans raison. « Il faut le temps qu'il faut ». S'il était possible de résumer, seul devrait être pris en compte le résumé ; le reste ne serait qu'excédent superflu. Et, réclamer un abstract avant même qu'un texte soit écrit, cela tient pour moi de l'absurdité, ce que j'ai toujours refusé de faire.

Cela dit, je n'en viens pas moins —non pas tant par défi ou par dépit que parce que l' « économie » de mon présent propos (qui n'est pas de faire une simple retranscription de ce que j'ai pu proférer antérieurement le nécessite— de résumer ou, en tout cas, de condenser mon intervention aux Beaux-arts, au-delà même de la partie que j'ai pu prononcer avant d'avoir dû m'interrompre, sans me servir pour cela de la retranscription que j'en ai trouvée sur le Net mais en la ré-écrivant complètement, jusqu'à ce que, du moins, je m'interrompe de nouveau, en l'absence cette fois, de toute contrainte extérieure.

Sur quoi toi-même dis vouloir chercher à « trouer ma toile » pour qu'elle « ne fasse pas mur » (ou écran)
+++++quand bien-même mieux vaut peut-être l'écran que le miroir, par trop narcissique, à condition de ne pas souscrire à la thèse de Serge Tisseron (« Les Nouveaux visages de l'extimité : l'artiste et le délinquant », Esse, Arts + opinions n° 58, Extimité ou le désir de s'exposer, automne-hiver 2006) entendant substituer désormais au stade du miroir lacanien ce qu'il appelle le stade de l'écran ou des écrans
++++++++++quand bien même, pour Svetlana Alpers (L'Art de dépeindre, La Peinture hollandaise au XVIIe siècle, 1983, tr. fr. Paris, Gallimard, 1990), la véritable opposition n'est pas celle entre image-écran et image-miroir mais entre image-écran et image-miroir, d'une part, et image-fenêtre (de type albertien) de l'autre
+++++(selon Tisseron, alors que l'image dans le miroir a longtemps constitué, dès l'enfance, la seule image que chacun pouvait avoir de soi, aujourd'hui photos et vidéos renvoient à chacun, dès sa prime enfance, son image ou, plutôt, une multiplicité d'images, images qui ne sont même plus inversées —sans cesser, pour autant, d'être imaginaires—, ce qui fait que, désormais, chacun aurait à sa disposition une multiplicité d'images de soi, voire une multiplicité de moi, voire une personnalité multiple comme c'est la thèse de Tony Oursler, « Vers une grammaire psycho-dramatique de l'image en mouvement »,tr. fr. Bordeaux, CAPC, 1997),
et te réclames du précédent de Carmelo Bene,
+++++lequel disait lui-même : « Le théâtre (non son double équivoque) est indiscipline sans histoire, et donc fermé non seulement aux flatteries esthétiques “interdisciplinaires“, mais, en outre, amputé du sujet, il est refus automatique de l'interventionnisme formel du tragique, de la poésie, de l'Art en général : autant de catégories condamnées aux codes, au “style“ des objets “disqualifiés“, et donc, des formules asservies à la production du divertissement (de l'entretien) industriel ; consolations décoratives du sujet reconfirmé et flatté dans son incorrigible conviction d'être là » (« La Recherche théâtrale dans la représentation d'état, ou Du spectacle du fantasme avant et après C. B. », tr. fr. Œuvres complètes II, Théâtre, Paris, P.O.L., 2004),
qui, partisan lui-même, comme Roland Barthes («Le Théâtre de Baudelaire», 1954, Essais critiques, tome 1, Paris, Seuil, 1964) d'un théâtre non « réduit » au seul texte, parlait cependant non pas d'en rajouter par la mise en scène mais d' « ôter de scène (contre la confection cultuelle de la “mise en…“ » (« Autographie d'un portrait », 1995, tr. fr. Œuvres complètes I, Notre-Dame-des-Turcs, Paris, P.O.L., 2003)
+++++là où Marcel Broodthaers a été jusqu'à « ôter » tout le texte du poème de Stéphane Mallarmé « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard » (sinon son paratexte, se bornant à substituer son propre nom à celui de Mallarmé, le nom des deux galeries co-éditrices au sigle NRF et le mot « image » au sous-titre « poëme ») en n'en conservant que la disposition typographique par laquelle Mallarmé « rompait » déjà avec l'habituelle « réduction », pour le principal, de la poésie à la linéarité de la chaîne verbale)
+++++et là où le résumé lui-même « ôte » à sa façon.

Ce qui n'en évoque pas moins Roland Barthes parlant lui-même
+++++- dans «Le Troisième sens, Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein» (Cahiers du cinéma n°222, juillet 1970) de la possibilité, en extrayant les photogrammes d'un film narratif de leur contexte narratif —soit une sorte de démontage—, de faire apparaître —sinon ici la théâtralité (si tant est que théâtralité il y ait)— le « filmique » (si tant est que filmique il y ait) qui « commence seulement là où cessent le langage et le métalangage articulé », qui, à l'encontre de Deleuze (quand bien même Deleuze lui-même rompait avec la sémiologie de la narration), « ne peut être saisi dans le film “en situation“, “en mouvement“ »,
+++++- et, dans «Rhétorique de l'image» (Communications n°4, Paris, Seuil, 1964), de la nécessité dans laquelle se sont crues les différentes sociétés de devoir développer des techniques diverses destinées à interrompre ou, du moins, à « fixer la chaîne flottante des signifiés [qui leur « apparaît toujours comme une dysfonction »], de façon à combattre la terreur des signes incertains », à « ancrer » le sens, même si, ici,
++++++++++- c'est le « message linguistique » lui-même qui a pour fonction d'ancrer le sens des images, qui « constitue une sorte d'étau qui [à la fois, au niveau dénoté, aide à l'identification et] empêche les sens connotés de proliférer
++++++++++- et, dit Barthes, « le texte dirige le lecteur entre les signifiés de l'image, lui en fait éviter certains et en recevoir d'autres ; à travers un dispatching souvent subtil, il le téléguide vers un sens choisi à l'avance », ce que tendent en fait déjà à faire tant la fragmentation due au cadrage photographique que le montage lui-même, lesquels, ce faisant, selon André Bazin (Qu'est-ce que le cinéma ? Tome 1, Paris, Cerf, 1958 & Orson Welles, Paris, 1950), risquent de contrecarrer l'ambiguïté immanente au réel, la part d'indétermination du réel lui-même, ce qu'il appelle l'ambivalence ontologique de la réalité qu'il convient au contraire, selon lui, de respecter au maximum. « L'ancrage, dit Barthes, est un contrôle, il détient une responsabilité, face à la puissance projective des figures, sur l'usage du message ; par rapport à la liberté des signifiés de l'image, le texte a une valeur répressive ».

Ce qui rejoint alors la conception développée par Michel Foucault lui-même selon laquelle, pour faire face à « la prolifération cancérisante, dangereuse des significations » (« Qu'est-ce qu'un auteur ? », 1969, Dits et écrits 1954-1988, tome I, 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994), « dans toute société, la production de discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures [au premier rang desquelles la fonction-auteur et la disciplinarisation] qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers » (L'Ordre du discours, op. cit.).

Mais, alors, façon d'échapper au logocentrisme, tant au langage qu'au métalangage théorique en même temps qu'au récit, à la narrativisation, « liberté de position » (Roland Barthes, «Le Troisième sens », op. cit.) par rapport au récit (sans, pour autant, confondre « message narratif » et « message linguistique » ou contrôle supplémentaire ?

Mais aussi liberté de position par rapport au récit, indifférence « à l'histoire et au sens obvie (comme signification de l'histoire) » (Roland Barthes, «Le Troisième sens », op. cit.) ou « contre-récit » (ibid.), encore que, ajoute aussitôt Barthes, « disséminé, réversible » (ibid.) ?
+++++Moi-même, dans « Pour une nouvelle économie de l'art » (op. cit.), parlant non pas tant d' « ôter » que d' « effacer »
++++++++++(pratique d'effacement pouvant sans doute encore renvoyer à l'Erased De Kooning Drawing de Robert Rauschenberg)
+++++débutai mon texte par une citation de Jean Baudrillard (« Requiem pour les Twin Towers », Power Inferno, Paris, Galilée, 2002) disant que « la plupart des choses [tel l'homo sacer dont parle Giorgio Agamben (Homo sacer (I, Le Pouvoir souverain et la vie nue, 1995, tr. fr. Paris, Seuil, 1997, II, 1, État d'exception, 2003, tr. fr. Paris, Seuil, 2003, II, 2, Le Règne et la gloire, 2007, tr. fr. Paris, Seuil, 2008 & III, Ce qui reste d'Auschwitz, L'Archive et le témoin, 1998, tr. fr. Paris, Rivages, 1999] ne méritent pas d'être détruites ou sacrifiées — seules les œuvres de prestige méritent de l'être », ce qui ferait bien de la destruction une procédure de sélection, mais en quelque sorte inversée.
Barthes, dans le même texte, semble hésiter pour proférer, quelques lignes plus loin, que, dans les films d'Einsenstein, l'histoire n'est nullement détruite, bien au contraire : « cette stature du récit est nécessaire pour se faire entendre d'une société qui, ne pouvant résoudre les contradictions de l'histoire sans un long cheminement politique, s'aide (provisoirement ?) des solutions mythiques (narratives) ; le problème actuel n'est pas de détruire le récit, mais dans le fait de le subvertir [comme le fait Eisenstein lui-même à travers les photogrammes de ses films, pour peu qu'on les extraie de la continuité filmique
+++++Glitch or subversion, that's the question] ;
dissocier la subversion de la destruction, telle serait aujourd'hui la tâche ». Derrida dirait la « déconstruction ».
+++++Glitch or deconstruction, that's the question.

Tout comme nous avons précédemment vu que Jean-Luc Nancy (La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986) opposait à l'absence ou suppression ou disparition du mythe programmée par Georges Bataille (« L'Absence de mythe », 1947, Œuvres complètes, tome XI, Articles I, 1944-1949, Paris, Gallimard, 1988) la simple « interruption du mythe ». Son « interruption » ou sa « suspension ». Là où Carmelo Bene lui-même, quelques lignes après avoir parlé d' « ôter de scène », parle de « suspension du tragique ».
+++++Glitch or suspension, that's the question.

Tout comme Roland Barthes («Le Troisième sens », op. cit.) parle également d'accent, d'accentuation,
+++++tout comme, selon Jacques-Alain Miller (« L'Interprétation est une ponctuation », France Culture, 07.06.05), dans l'optique lacanienne l'analyste ne doit pas tant interpréter en en rajoutant que se contenter de souligner ici et là, de ponctuer la parole, de l'analysant, l'interruption de la séance par l'analyste étant elle-même façon de ponctuer,
++++++++++ponctuation qui, si elle « rend lisible » la parole orale qui est celle de l'analysant et son inconscient, n'en fixe pas moins, là encore, la « chaîne flottante des signifiés
+++++++++++++++ce pourquoi je déteste qu'on souligne ou surligne dans les livres.

Cependant que, si Gilles Deleuze lui-même (« Un manifeste de moins », Carmelo BENE & Gilles DELEUZE, 1978, Paris, Minuit, 1979) parle à propos de Carmelo Bene d' « opération » : « Il ne procède pas par addition, mais par soustraction, amputation [amputation tant du texte, de certains personnages, que de la progression dramatique elle-même]
« L'homme de théâtre n'est plus auteur, acteur ou metteur en scène. C'est un opérateur [tel Paul Devautour se disant non pas artiste mais opérateur en art, quand bien même la notion d'opérateur ne s'en avère pas moins là encore un substitut de celle d'auteur. Gilles Deleuze intitulera son texte pour Festival d'automne à Paris 1972-1982 (Paris, Messidor, 1982) « Carmelo Bene : un opérateur d’intensité »] C'est un théâtre d'une précision chirurgicale.
+++++[le terme d'opération en son sens non seulement processuel (faible), mais fort, chirurgical étant celui-là même qu'employait déjà Georges Bataile en personne (Manet, Genève, Skira, 1955) à propos de Manet quand bien même il parlait là de « destruction du sujet », de destruction de la narration là où, chez Manet, il y avait non tant destruction de la narration que dédramatisation de la narration (en un sens qui n'avait rien de diderotien) et de la peinture d'histoire en tant que telle, encore que, comme Barthes paraissant hésiter entre contre-récit et indifférence au récit, Bataille faisait relever l'opération propre à Manet d'une forme extrémale d'indifférence au sujet, laquelle il aurait partagée avec les peintres impressionnistes]
« Dès lors, si CB a souvent besoin d'une pièce originaire, ce n'est pas pour en faire une parodie à la mode, ni pour ajouter de la littérature à la littérature. Au contraire, c'est pour soustraire la littérature, par exemple soustraire le texte, une partie du texte, et voir ce qui advient. Que les mots cessent de faire “texte“… »,
il n'en précise pas moins : « Par opération, il faut entendre le mouvement de la soustraction, de l'amputation, mais déjà recouvert par l'autre mouvement, qui fait naître et proliférer quelque chose d'inattendu, comme dans une prothèse : [ainsi, dans le cas de Roméo et Juliette, Histoire de Shakespeare selon Carmelo Bene (1976, joué à Paris lors du Festival d'automne en 1977)] amputation de Roméo et développement gigantesque de Mercuzio, l'un dans l'autre ».

En même temps que, comme Barthes dans le cas d'Ivan le terrible, le spectateur connaît déjà, si imparfaitement cela soit-il, la pièce de Shakespeare qui, pas plus que dans n'importe quelle « mise en scène » de  la pièce, ne s'en trouve donc nullement annulée.

Comme Barthes lui-même parlait du caractère réversible du contre-récit, les opérations peuvent être tant irréversibles —et être tenues de ce fait pour destructrices— que réversibles —et donc non destructrices—, seules véritables opérations selon Jean Piaget. Les opérations auxquelles se livre Carmelo Bene n'en demeurent pas moins des opérations réversibles.

Et, pour Carmelo Bene lui-même, le surplus de sens peut s'avérer suspensif. Ainsi procède-t-il non seulement à des soustractions mais à des « additions soustractives » : la saturation à la fois de la vue et de l'ouïe, en rendant impossible
+++++à la différence du montage eisensteinien, quand bien même le montage procède lui-même d'une opération
toute synthèse, vide sons et images de tout contenu. Stratégie, alors, non plus de négation mais de suraffirmation prônée par Baudrillard. Comme toujours l'excès finit par rejoindre le manque et Bene pratique les deux.

Cependant qu'il peut être des opérations autres que soustractives ou additives comme lorsque Douglas Gordon, dans Five Years Drive-By, étend la durée de La Prisonnière du désert de John Ford (113') jusqu'à la faire coïncider avec sa durée diégétique, soit 5 ans, tendant de ce fait à dissoudre le mouvement cinématographique au profit d'une immobilité photogrammatique tout en outrepassant très largement là encore les possibilités réceptives du spectateur
+++++(ainsi que les possibilités concrètes de projection : la projection la plus longue qu'il y ait eu du film de Gordon s'est interrompue au bout de 47 jours)
quand bien même celui-ci, là encore, connaît déjà le film de Ford qui ne se trouve donc nullement escamoté.

Tandis que tes propres interruptions permettent elles-mêmes de faire rebondir le dialogue, me permettent, loin de m'interrompre, d'en rajouter encore
+++++quand bien même moi-même dois aussi en retrancher : dans tes interventions —comme dans celle de Karine— je me trouve dans l'obligation de ne prendre en compte que certains éléments au détriment d'autres pour les redisposer à ma façon (opération de montage) cependant que les citations auxquelles je me livre (et que je « monte » ensemble) relèvent elles-mêmes d'une opération de soustraction.
Comme toi-même ne fais pas qu'interrompre ou retrancher mais en rajoute encore, comme lorsque tu hasardes le terme de microdisciplinarité ou avances le nom de Carmelo Bene. L'interruption du flux ne fait que nourrir le flux.

(14) Intercalaire 1. « Je ne veux pas résumer ! »

JBF 08. 08
Cher Jean-Claude, les développements surhumains dont font preuve tes derniers envois m’incitent à narrer —l'échange entre Karine et toi a eu sur moi plus d’une conséquence— une situation clé, à mes yeux (il me semble qu’elle le sera également, nécessairement, pour toute personne qui t’aurait assez mal compris pour projeter de mettre ta biographie sur le papier !).
Tu rages, me semble-t-il, dès que survient un document qui pourrait nourrir le culte de la personne (relativement au fait de publier des photographies de nous sur le blog, tu suggérais de ne recourir qu’à des photographies de groupes). Si j’ose cette embardée, outre le fait que l’histoire que je vais décrire ci-après me semble intéressante, c’est pour essayer de trouer une « toile » de références qui atteint un tel niveau de densité qu’elle pourrait bientôt « faire mur » sur notre blog (vois-moi agir comme un héritier indigne de Carmelo Bene qui, dans les années soixante-dix, avait substitué « ôter de scène » à « mettre en scène », même un édifice de toute beauté ne saurait durablement prévenir l’avarie d’un Glitch !). Vis-à-vis des trois derniers envois (les deux premières parties de ta réponse fleuve à « un art sans spectateurs » de Stephen Wright —qui attend, tu m’avais prévenu, encore la livraison d’un ultime fragment— et l’échange que tu as pu avoir avec Karine au sujet de la question de la narration via le blog), j’assume donc pleinement le fait d’être en décalage manifeste et avec le ton et avec la teneur de ce qui a été développé dans ceux-ci. Ceci est une interruption (Karine, j’espère que tu ne m’en voudras pas).

Je me place maintenant vers le bas de l’échelle :
Dans le cadre d’une table ronde intitulée « Vive l’indisciplinarité ? », organisée par un groupe de travail de Paris 8 à l’École des Beaux-arts de Paris le 18 novembre 2009, tu as donné une conférence extrêmement dense, intégralement articulée autour du mot disciplinaire.
En introduction, tu disais (j’ai réécouté l’enregistrement très sommaire que j’en ai) vouloir « évoquer dans le détail quelques repères », en suivant le fil des emplois qu’on a pu faire tour à tour du mot disciplinaire, notamment en l’associant à des préfixes supposés qualifier (identifier) de « nouvelles notions » (on l’a deviné, plus ou moins heureuses) comme transdisciplinaire, microdisciplinaire, multidisciplinaire, extradisciplinaire, etc. Saisir en quoi ces notions relevaient chacune à sa manière d’idéologies était bien sûr la part la plus engagée, critique, de ton propos.

Dire que ta conférence était remplie jusqu’au bord d’exemples précis empruntés à l’histoire générale des représentations reviendrait à en dire presque rien, le minimum (il ne s’agirait dans ce cas que d’un souci d’exhaustivité dépassant la moyenne, je pourrais par exemple affirmer, mais ce serait facile, que tu as ingurgité ta bibliothèque, que tu es devenu ta bibliothèque, fausse piste, à coup sûr). Son développement colossal suivait un ordre consciencieux, méthodique, le mot disciplinaire étant volontairement abordé, entrepris, par tous les côtés (ou presque), chaque exposition d’un nouvel aspect de la notion étant scrupuleusement étudié sur ouvrages. Cette conférence m’est apparue comme une espèce d’aberration géniale prenant très lentement son essor devant nos yeux et dans nos oreilles. Au bout d’une heure un peu plus de prise de parole (une heure et dix-huit minutes exactement, d’après mon enregistrement), ta conférence n’en était même pas arrivée à la moitié de son déploiement : sur une liasse de feuilles conséquente, posée sur la table entre tes deux mains, seul un petit nombre d’entre elles avaient été retournées, la partie la plus importante de la liasse attendant encore son « traitement ». Comme le temps tournait et que d’autres intervenants n’avaient pas encore pu s’exprimer, un malaise s’était installé, petit à petit. D’autre part, la salle ne désemplissait pas et les auditeurs présents me semblaient particulièrement captivés à ce moment précis (je peux néanmoins imaginer qu’un certain nombre d’entre eux ressentaient peut-être du déplaisir, tant la conférence était ardue, exigeante), envoûtés par ce qui se passait là de terriblement inhabituel : le face à face avec un développement sans fin ou plutôt sans limites, tout bonnement immense, impossible à mesurer. Arrivé à ce point (une heure et dix-huit minutes de prise de parole), l’organisatrice de l’événement, de plus en plus inquiète, tentait timidement à plusieurs reprises de s’enquérir de la situation en te tâtant le pouls : « Combien de temps penses-tu avoir encore besoin ? ». À quoi tu as répondu (après qu’elle t’ait posé deux fois la question) : « De beaucoup ! J’ai encore besoin de beaucoup de temps ! Je ne peux pas résumer ! Je ne veux pas résumer ! ».

« Je ne veux pas résumer ! » m’interpelle. Je voulais précisément en venir là : je ressens cette attitude (en est-elle une ?) comme un effort entrepris contre le naturel de la société, contre l’ordre et le bien-être (reposant peut-être tous trois sur le principe qu’il y aurait un état de satiété).

« Je ne veux pas résumer ! » me fait également fortement penser au groupe de Sludge Metal Corrupted, d’origine japonaise (formation en 1994 à Osaka), dont on peut lire ceci sur Internet (notamment sur un site intitulé Metal Music Archives) : « Their sound is characterized by incredibly downtuned guitars and bass playing slow, monotonous riffs under deep layers of feedback. The vocals are harsh guttural grunts, and the music alternates between long instrumental sections and sections with vocals which go for long periods of time without rest. They are considered by most familiar with the genre to be one of the heaviest and darkest doom metal bands of all. They consistently refuse interviews and photo shoots. ». Ce qui ne m’a pas empêché de trouver en ligne (sans qu’elle soit rattachée à des droits d’auteur ou même légendée) cette photographie épatante prise à l’occasion d’une séance de répétition ou d’un concert :



À l’instar du titre « El Mundo Frio » qui dure 71 minutes, certains de leurs morceaux (toujours chantés en espagnol) sont tellement prolongés qu’ils s’avèrent impossibles à ajuster à des supports « over the hill » tels que le Vinyle ou le Cd. Mais je dois être plus précis (parce que cela me semble également concerner ton approche) : plus que de s’offrir de très longs morceaux, ce que le groupe affectionne c’est de ne pas subir la contrainte d’un temps, leur conception d’un morceau pouvant, selon les cas, prendre forme en moins de deux minutes ou en plus d’une heure.

Je pense en avoir dit assez. Et bien sûr, je me garde bien d’associer ce que je viens de décrire à de quelconques explications.