(13) Intermède 4. Forme, format, formatage, usages (b)

JCM 
28. 07

La volonté qui, comme l'indique Marie-Hélène Bourcier (« Foucault et après, Théorie et politiques queers entre contre-pratiques discursives et politiques de la performativité », 2000, Queer Zones, Politiques des identités sexuelles des représentations et des savoirs, Paris, Balland, 2001) était celle de Foucault (notamment au sein du GIP : cf. Le Groupe d'Information sur les Prisons, Archives d'une lutte 1970-1972, Paris, IMEC, 2003) de « permettre à ceux qui sont habituellement les objets des discours des experts, à ceux dont on parle [si tant est, du moins, qu'on en parle] et qui restent silencieux sur leur propre expérience
+++++[si tant est,à suivre Walter Benjamin (« Expérience et pauvreté », 1933, tr. fr. Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000) qu'expérience ils aient vraiment, qu'expérience ils puissent avoir],
de parler en leur propre nom, de manière à ce qu'ils deviennent maîtres de la formulation de leurs besoins. Que les parlés parlent, qu'ils résistent à des effets de domination sociale et symbolique, que les objets du discours deviennent les sujets de leur propre discours »,
+++++quelques critiques qu'aient pu en faire, de leurs points de vue propres,
+++++tant Jean Baudrillard (« Transfert politique de situation », Luc DELAHAYE, L'Autre, Londres, Phaidon, 1999) qui déplore que, le plus souvent, « la photographie contemporaine (et non seulement celle de reportage) se condamne, au nom du réalisme et du témoignage, à photographier les victimes en tant que telles, les morts en tant que tels, les misérables en tant que tels, livrés à leur misère, avec l'alibi lui-même misérabiliste de leur “donner“ la parole [plutôt qu'ils la « prennent »] — qu'ils ne pourront jamais rendre », Baudrillard s'en tenant toujours à la thèse qui était celle de Marcel Mauss (« Essai sur le don, Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », 1923, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1973), pourtant aujourd'hui fort contestée, sur l'obligation, pour le donataire, du contre-don, ce à quoi il se borne à opposer les photos de Luc Delahaye de la série L'Autre qui, à l'entendre, présenteraient l'avantage de ne pas chercher « à faire dire aux gens ce qu'ils sont, mais, à travers leur absence photographiée, de les interroger sur ce qu'il n'est pas […] Nous ne demandons plus à l'Autre de nous ressembler, nous ne lui demandons plus que d'être Autre, d'avoir cette lueur minimale d'altérité »,
+++++que de Gayatri Chakravorty Spivak (Les Subalternes peuvent-elles parler?, 1988, tr. fr. Paris, Amsterdam, 2009 & « In a Word », Outside in the Teaching Machine, New York, Routledge, 1993) qui reproche à Foucault de ne pas prendre en compte que, dans les pays soumis au colonialisme, le/la subalterne se trouve en fait dans l'incapacité de parler, rendu(e) muet(te) par le discours patriarcal et colonial : s'appuyant sur « La Mythologie blanche, La Métaphore dans le texte philosophique » (1971, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972),
++++++++++Texte dans lequel Derrida dénonce la caractère mythologique refoulé de la métaphysique occidentale qui s'avère n'être qu'une « mythologie blanche »
+++++++++++++++—tout comme, selon Bruno Latour (Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Empêcheurs de penser en rond, 1996), les faits, le culte positiviste des faits, s'avèrent n'être que les fétiches de l'homme « moderne »—
++++++++++au nom de l'opposition d'origine platonicienne entre muthos, relégué au rang d'illusion, et logos, l'homme blanc prenant sa propre mythologie pour la forme universelle de la raison, faisant de la métaphysique la « relève de la métaphore » quand bien même il ne s'agit là,
+++++++++++++++à l'opposé de Paul Ricoeur (La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975) qui parle au contraire de « métaphore vive », émergence de langage, innovation sémantique qui n'en présente pas moins sa part de vérité,
++++++++++que d'une « métaphore usée » qui n'est plus reconnue comme métaphore, procédant d'un effacement du sens primitif, ce qui la fait tendre vers la catachrèse, métaphore lexicalisée qui n'est plus ressentie comme une métaphore (comme, par exemple, les lèvres pour désigner le repli charnu du sexe féminin),
++++++++++quand bien même, selon Quintilien (Institution oratoire, VIII, 2, 5, tr. fr. tome V, Paris, Belles lettres, 1978), c'est, au départ même, le manque de mots propres disponibles qui a conduit à user de catachrèses, d'où résulte un sens purement extensif,
+++++elle présume que tout ce que peut faire la subalternité, c'est produire la catachrèse de l'élite ; la subalternité n'est elle-même qu'une catachrèse écrite dans le langage même des colonisateurs et dont la référence s'est seulement déplacée des puissances colonisatrices vers les pays colonisés, la catachrèse étant d'origine, d'où l'impossibilité de trouver une origine non contaminée sur laquelle s'appuyer pour renverser l'hégémonie de la pensée occidentale,
cette volonté, donc, semble désormais s'être elle-même fait réapproprier par les mass media eux-mêmes, par le pouvoir mass-médiatique, quelque distorsion qu'ils puissent comme de juste introduire par rapport au projet qui était celui de Foucault.

Mais encore Michel Foucault en personne relevait-il effectivement (« La Vie des hommes infâmes », 1977, Dits et écrits 1954-1988, tome III, 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994) que, bien avant le narrative turn, l'occident chrétien avait su asseoir sa prise de pouvoir (au sens biopolitique du terme) sur l'ordinaire de la vie des fidèles par la pratique de la confession : obligation faite à chacune et à chacun de parler de ses moindres faits et gestes comme de la moindre de ses pensées, rituel d'aveu où le sujet de l'énonciation (celui qui parle) se confond avec le sujet de l'énoncé (celui dont il est parlé). En même temps que ce qui est confessé se trouve effacé par le repentir, le pardon et la pénitence, se trouve effacé par son énonciation même : l'aveu ne doit laisser aucune trace. Encore que l'aveu puisse être obtenu aussi bien par la force que par la persuasion. Comme l'a parallèlement indiqué Michel Foucault dans Histoire de la sexualité, tome 1, La Volonté de savoir (Paris, Gallimard, 1976), depuis le Moyen Âge au moins, les sociétés occidentales ont placé l'aveu, à côté des rituels de l'épreuve, parmi les rituels majeurs dont on attendait la production de la vérité : tant confession que tribunaux de l'Inquisition. Aveu obtenu tant en public qu'en privé. Tout est bon pour faire parler. Ce qui montre bien que la vérité n'est pas libre par nature mais que sa production est tout entière traversée par les rapports de pouvoir. L'aveu s'est inscrit au cœur des pratiques d'assujettissement. Pratiques d'assujettissement qui ne s'en révèlent pas moins pour Foucault simultanément d'authentiques pratiques de subjectivation. Ni sujet tout constitué par avance ni procès sans sujet mais subjectivation, devenir-sujet : le sujet sur lequel s'exerce le pouvoir est lui-même construit par le pouvoir (tout comme le scripteur barthésien est supposé construit par le texte au lieu de lui préexister).

Ce alors qu'Alain Brossat (« Pouvoir pastoral et “vie bête“ », Appareil n° 4, 2009) note que, selon Michel Foucault dans Sécurité, territoire, population (Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard / Seuil, 2004), dans les formes premières, préchrétiennes, de pastorat, de pratique de subjectivation de ce qui constituait le « troupeau », les « brebis », il n'était encore nullement question. « Le troupeau, les brebis sont constamment et exclusivement approchés comme le pur et simple objet de la conduite pastorale, du souci du pasteur. C'est-à-dire que l'imagerie animale est, littéralement, prise au pied de la lettre
+++++[tout à l'opposé, aujourd'hui, d'un Bruno Latour (cf. notamment Politiques de la nature, Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999), mais en toute convergence avec un Peter Sloterdijk («Règles pour le parc humain, Réponse à la lettre sur l'humanisme», 1999, tr. fr. Monde des débats n° 7, 1999)] :
le troupeau ne parle pas » […] Les brebis sont “conduites“, plus que gouvernées ». Et sans possibilité, ici, de développer quelque contre-conduite que ce soit. Brossat dit qu' « il s'agit d'un pouvoir de soin »
+++++encore que le soin (en anglais care) ait pu être revendiqué à l'époque contemporaine par un certain féminisme, dit de troisième génération (cf. Carol GILLIGAN, Une voix différente, Pour une éthique du care1982, tr. fr. Paris, Flammarion, 1986) qui a cherché à promouvoir une éthique —voire une politique— « proprement » féminine et féministe du care ou de la sollicitude, fondée sur le maternage dans la sphère familiale, quand bien même l'enfant n'en demeure pas moins dans l'étroite dépendance de sa mère, et certaines auteures comme Joan Tronto (Un monde vulnérable, Pour une politique du care, 1993, tr. fr. Paris, La Découverte, 2009) ont pu mettre en doute son caractère spécifiquement féminin (où l'on pourrait également parler d'esthétique du care à propos de pratiques critiquées par Tristan Trémeau
++++++++++—cf. Tristan TRÉMEAU, « L'Art contemporain entre normalisation culturelle et pacification sociale », L'Art même n° 19, Bruxelles, 2003 & Amar LAKEL & Tristan TRÉMEAU, « Le Tournant pastoral de l'art contemporain », 2002, Élizabeth CAILLET & Catherine PERRET ed. L'Art contemporain et son exposition, tome 2, Paris, L'Harmattan, 2007—
+++++comme l'abribus aménagé en l'an 2000 sur le parvis de Notre-Dame de Paris par Jochen Gerz, Les Mots de Paris, pour lequel Gerz avait dument « engagé » —dans les deux sens du mot— d' « authentiques » SDF à venir y « prendre » la parole).

Sur quoi tout change selon Foucault avec le christianisme : les brebis accèdent à la parole et à la subjectivité, à la construction de la subjectivité. Comme le souligne Brossat « les formes de l’individualisation du pastorat chrétien supposent que le berger (le prêtre) ne se contente pas de guider et encadrer des formes extérieures, mais qu’il entre dans l’espace des subjectivités [et qu'il contribue à constituer celles-ci] – il doit “savoir ce qui se passe dans l’âme de chaque membre du troupeau“. Et pour que ce nouveau pan de la conduite des brebis puisse s’établir, il faut que soient prises en compte les subjectivités (le désir, les sentiments, les dispositions, les pensées) [il faut que soit prise en compte la constitution des subjectivités] et que des récits soient agencés par les sujets conduits eux-mêmes [récits contribuant eux-mêmes à leur constitution en sujets].

« Le pivot de ce retournement va donc être ce double dispositif mis en place par l’Église chrétienne : l’examen de conscience et la direction de conscience – avec son débouché, la confession. L’aveu va se trouver installé au centre de tout un dispositif de subjectivation, de tout un dispositif de prise de parole par lequel se manifeste l’émergence du troupeau comme acteur à part entière de la grande prosopopée du pouvoir ». Par quoi, dit Brossat, le troupeau en vient à se « transfigurer », les brebis se « transfigurent » en sujets, quand bien même, à l'encontre de tout un pan de ce qui était qualifié à tort d'art du banal dans les années 80 (cf. Arthur DANTO, La Transfiguration du banal, Une philosophie de l'art, 1981, tr. fr. Paris, Seuil, 1989), il n'y a pas pour autant ici transfiguration du banal : les choses banales, les faits banals ne se trouvent pas débanalisés mais, tout au contraire, effacés.

Cependant, relève Foucault, à la fin du XVIIsiècle, nouveau « tournant ». Le dispositif de la confession se trouve désormais encadré par un autre dispositif d'ordre non plus religieux mais administratif, recourant à l'interrogatoire, à la dénonciation, à la plainte, à l'enquête… Et dispositif non plus de pardon et d'oubli mais au contraire d'enregistrement : tout ce qui se dit s'enregistre désormais par écrit, s'accumule, constitue des archives… Le banal peut non seulement être dit mais écrit, archivé et conservé. Quand bien même l'objectif visé reste au départ le même : la mise en discours du quotidien, du banal. Mais la voix unique et qui ne laissait aucune trace de l'aveu pénitentiel et qui effaçait même ce que celui-ci mettait en discours est à présent relayée par une multitude de voix qui se déposent en une énorme masse documentaire, seule forme de survie de ces vies infimes, « infâmes » au sens, à l'encontre des Cartouche, Mandrin et Gilles de Rais, de dépourvues de toute fama, de dépourvues de toute gloire, de toute dignité.

Alors que, par le passé, seul, selon Foucault, pouvait être dit et écrit ce qui était tenu pour important, pour essentiel (les grands événements dont se gargarisait l'histoire),
+++++à l'encontre cependant de la thèse d'Erich Auerbach (Mimésis, Représentation de la réalité dans la littérature occidentale, 1946, tr. fr. Paris, Gallimard, 1968) selon laquelle tout pouvait bien être représenté sous la seule condition de respecter le style et le genre adéquats selon la théorie des niveaux stylistiques et la hiérarchie des genres alors en vigueur,
alors que seules, selon Foucault, pouvaient être rapportées les vies des hommes illustres, les vies de monarques, de héros de guerre et de saints, voire les vies d'artistes, elles-mêmes calquées sur les récits hagiographiques (cf. Ernst KRIS & Otto KURZ, L'Image de l'artiste, Légende, mythe et magie, 1979, tr. fr. Paris, Rivages, 1987),
c'est à présent l'inessentiel (les micro-événements) qui est tenu, d'une certaine manière, pour important, pour essentiel, les vies les plus obscures. Ce même si le banal ne peut dès lors être dit et écrit que dans un rapport de pouvoir qui lui inculque un aspect solennel et tend de ce fait à le monumentaliser, à le théâtraliser, à le débanaliser
+++++sans cependant aller jusqu'à le transfigurer par l'emploi du grand style.

Mais encore Giorgio Agamben
+++++tout en faisant, dans Homo sacer (I, Le Pouvoir souverain et la vie nue, 1995, tr. fr. Paris, Seuil, 1997, II, 1, État d'exception, 2003, tr. fr. Paris, Seuil, 2003, II, 2, Le Règne et la gloire, 2007, tr. fr. Paris, Seuil, 2008, III, Ce qui reste d'Auschwitz, L'Archive et le témoin, 1998, tr. fr. Paris, Rivages, 1999)du biopouvoir non pas, comme Foucault, une technique de pouvoir spécifique, historiquement située, mais le noyau originaire même de la souveraineté , la production d'un corps biopolitique constituant selon lui l'acte original du pouvoir souverain
++++++++++[Pour Agamben l'objet propre tant de la biopolitique que de la souveraineté en tant que telle, ce n'était en fait pas tant ce que les Grecs appelaient bios, la « vie qualifiée », la forme de vie propre à un individu ou à un groupe, que ce qu'ils appelaient zōē, la « vie nue », le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes et dieux, en toute « symétrie »). Leur objet n'était pas tant le « sujet de droit », le « citoyen », que ce que les Romains appelaient l'homo sacer, l'homme qu'on ne pouvait pas sacrifier rituellement mais que l'on pouvait par contre tuer sans devenir criminel aux yeux de la loi archaïque romaine. L'homme réduit à son corps « biologique » exposé au pouvoir souverain (qui, en l'occurrence, ne le constituait nullement en sujet), pouvant aussi bien, tel un animal, être parqué qu'abattu. Et, selon Agamben, « ce qui caractérise la politique moderne n'est pas l'inclusion de la zōē dans la polis, en soi très ancienne, ni simplement le fait que la vie comme telle devient un objet éminent de calculs et de prévisions du pouvoir étatique ; le fait décisif est plutôt que, parallèlement au processus en vertu duquel l'exception [l'état d'exception] devient partout la règle, l'espace de la vie nue, situé à l'origine en marge de l'organisation politique, finit progressivement par coïncider avec l'espace politique, où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zōē, droit et fait, [public et privé, corps politique et corps biologique] entrent dans une zone d'indifférenciation irréductible ». Ce qui conduit Agamben à substituer au modèle de la cité celui du camp comme nomos de la modernité, le camp s'avérant l'espace biopolitique par excellence dans la mesure où l'homme, désubjectivisé, bestialisé, « brutalisé », y est réduit à la vie nue.
++++++++++Et Giorgio Agamben (« Une biopolitique mineure », entretien avec Stany Grelet & Mathieu Potte-Bonneville, Vacarme n° 10, hiver 2000) de présumer que les conflits décisifs, les formes de résistance décisives, désormais, se jouent non tant sur le terrain consacré du bios mais sur celui de la vie biologique, de la zōē, à commencer par les luttes des sans-papiers, parquables que sont ceux-ci dans des camps très littéraux, ou celles des malades du Sida en butte au pouvoir médical… Invention d'une « biopolitique mineure, en contrepoint de celle de l'adversaire », d'une « contre-biopolitique ». Affaire là encore d'usages. Volonté qui, selon Agamben, était déjà celle mise en avant par saint Paul (« Première épître aux Corinthiens », tr. fr. Giorgio AGAMBEN, Le Temps qui reste, Un commentaire de l'Epître aux Romains, 2000, tr. fr. Paris, Rivages, 2000) pour ce qui est des premiers chrétiens non pas tant de changer de statut juridique que d'en « faire usage ». Conduites de vie qui ne se heurtent pas frontalement au pouvoir mais ne l'en transforment pas moins complètement, comme dans le « comme non » paulinien : « Il me semble que la notion d'usage, en ce sens, est très intéressante : c'est une pratique dont on ne peut pas assigner le sujet. Tu restes esclave, mais, puisque tu en fais usage, sur le mode du comme non [comme si tu n'étais pas esclave], tu n'es plus esclave ». Que ceux qui possèdent se comportent comme des non possédants, que ceux qui usent se comportent comme des non abusants. Ce qui, observe Giorgio Agamben (Le Temps qui reste, op. cit.), constitue une référence explicite à la définition de la propriété dans le droit romain : ius utendi et abutendi, alors que demeurer dans « la forme du comme non équivaut à ne jamais en faire un objet de propriété mais seulement un objet d'usage
+++++++++++++++(ce qui serait le fait de la condition muséale de l'œuvre d'art arrachée à la pratique de la collection privée elle-même et mue de ce fait en service si l'enceinte muséale ne retranchait pas d'une main ce qu'elle est présumée accorder de l'autre en limitant considérablement son usage effectif).
++++++++++Et ce qui, selon Agamben, éclaire la revendication qui fut celle des franciscains contre la curie romaine de l'usus contre la propriété : « ces ordres qui pratiquent la pauvreté extrême refusent toute propriété, et en même temps ils doivent faire usage de certains biens. Il y a à cette occasion un conflit très fort avec l’Église, dans le sens où l’Église veut bien admettre qu’ils refusent un droit de propriété qu’il soit un droit de propriété de l’individu, ou un droit de propriété de l’ordre —parce qu’ils le refusent même en temps qu’ordre—, mais elle voudrait qu’ils classifient leur conduite de vie comme droit d’usage. C’est quelque chose qui existe encore : l’usufructus, le droit d’user, en tant que séparé du droit de propriété. Eux insistent au contraire, et c’est là le conflit : ils disent : “Non, ce n’est pas un droit d’usage, c’est de l’usage sans droit.“ Ils appellent cela usus pauper, l’usage pauvre » (GA, « Une biopolitique mineure »). Comme l'a formulé à l'époque le théologien franciscain Pierre de Jean Olivi (1248-1298) : « Usage et droit ne sont pas la même chose ; nous pouvons faire usage de quelque chose même si nous n'avons aucun droit sur elle ou sur son usage, tout comme l'esclave utilise la chose du maître sans en être le maître ni en avoir l'usufruit »
+++++++++++++++(ce qui poserait la question de « rendre » à un usage effectif les œuvres mises au musée si tant est toutefois que celles-ci puissent en avoir un quelconque, ce qui, de toute façon, ne saurait signifier se borner, comme a pu le faire Pinoncelli, à rendre Fountain de Duchamp à l'usage originel auquel était destiné, dans le langage de Danto, op. cit., l'urinoir-support de l'œuvre de Duchamp,
+++++++++++++++++++si tant est que Fountain fût bien une œuvre et ne relevât pas davantage de l'indétermination entre art et non art, et que l' « œuvre », si œuvre il y avait, se limitât à l'urinoir ou ait pour seul objet support l'urinoir, cet urinoir-ci ou sa reproduction,
+++++++++++++++(ce qui a tout au plus permis à Pinoncelli lors du procès qui s'en est suivi, de justifier la seconde partie de son intervention, l'attaque à laquelle il s'est livré de l'urinoir à coups de marteau, en plaidant : « Duchamp, en détournant l'urinoir, en a fait un objet d'art. En retrouvant sa fonction originelle l'objet d'art est redevenu un simple objet. Ce n'est donc pas l'objet d'art que j'ai frappé, mais bien un simple objet » (cité par Nathalie HEINICH, « C'est la faute à Duchamp, D'urinoir en pissotière 1917-1993 », 1994, L'Art contemporain exposé aux rejets, Études de cas, Nîmes, Chambon, 1998), quand bien même ce n'était pas là retrouver un quelconque usage)]
mais encore, donc, Giorgio Agamben, dans « L'Auteur comme geste » (Profanations, 2005, tr. fr. Paris, Rivages, 2005), décèle-t-il ce qui pourrait, au premier abord, apparaître comme une contradiction entre « La Vie des hommes infâmes » et, sinon la pratique de Foucault au sein du GIP, un texte antérieur de Foucault parmi les plus connus, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », 1969 (Dits et écrits 1954-1988, tome I, 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994).

Alors que, dans « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Foucault oppose fonction-auteur et auteur comme individu réel, auteur empirique :
+++++Pour Foucault, quand bien même la « naissance de l'auteur » est venue constituer un moment fort d'individuation dans l'histoire des idées, des lettres et des arts, l'auteur n'est nullement pour autant une source de significations qui viendraient alimenter l'œuvre, l'auteur ne précède pas l' œuvre.
++++++++++L'écriture, aujourd'hui, s'est affranchie du thème de l'expression ; elle n'est plus référée qu'à elle-même, en tout cas d'un point de vue moderniste sinon avant-gardiste, à l'encontre de l'aspiration avant-gardiste à rapporter l'art à la vie (en ce cas à la vie universelle, au mythe perpétué —ininterrompu— de le vie universelle, davantage qu'à la vie du seul auteur individuel). Ce quand bien même Foucault, à l'encontre de Roland Barthes («La Mort de l’auteur», 1968, Œuvres complètes, tome II, 1966-1973, Paris, Seuil, 1994), se montre des plus réservés quant au statut prétendument originaire de l'écriture (même en un sens étendu) à défaut de l'auteur. Alors que la référence à l'écriture devrait, en toute rigueur, permettre de se passer de la référence à l'auteur, elle n'en continue pas moins à transposer, dans un anonymat transcendantal, les caractères empiriques de l'auteur. L'écriture ne serait elle-même, en fin de compte, qu'un « substitut » de l'auteur. Tout comme, si la tâche attribuée à la critique par le structuralisme de l'époque n'est plus de dégager le rapport de l'œuvre à l'auteur, de reconstituer l'intention de l'auteur sous-jacente à son œuvre, mais d'analyser l'œuvre dans sa structure interne, dans le jeu de ses relations internes, ce qu'on désigne du nom d'œuvre n'en est pas moins (à la différence de l'art sans art qui, précisément, est un art sans œuvre ni auteur) ce qui a été écrit (au sens large ou étendu) par un auteur —quand bien même tout ce qu'a écrit un auteur ne doit pas nécessairement être tenu pour œuvre— et continue, ce faisant, à renvoyer à la notion d'auteur.
++++++++++Mais, précisément, selon Foucault la « fonction-auteur » apparaît comme une fonction classificatoire permettant de « caractériser un certain mode de discours : le fait, pour un discours, d'avoir un nom d'auteur […] indique que ce discours n'est pas une parole quotidienne, indifférente, une parole qui s'en va, qui flotte et passe, une parole immédiatement consommable ». Ce qui fait que, en définitive, « le nom d'auteur n'est pas situé dans l'état civil des hommes, il n'est pas non plus situé dans la fiction de l'Œuvre, il est situé dans la rupture qui instaure un certain groupe de discours et son mode d'être singulier. On pourrait dire, par conséquent, qu'il y a dans une civilisation comme la nôtre un certain nombre de discours qui sont pourvus de la fonction « auteur », tandis que d'autres en sont dépourvus ». Conception qui n'en demeure pas moins autonomisante et donc, là encore, moderniste : on pourrait remplacer le syntagme « dans une civilisation comme la nôtre » par « pour la modernité », là où Barthes, de son propre côté, considérait que c'était la modernité qui avait prononcé la mort de l'auteur.
+++++++++++++++Fonction-auteur que Michel Foucault, dans L'Ordre du discours (Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971), fera entrer dans toute une série de procédures permettant à ce qu'il appelle la « police dis cursive » à la fois d'organiser et de contrôler la production des discours (découpage en disciplines au sens, ici, de branches de savoir, procédures d'exclusion au nom de la raison, la vérité, la morale…).
+++++++++++++++Et fonction que Foucault a précisé dans une variante de son texte en ajoutant que la fonction-auteur permet, ce faisant, de « conjurer le grand péril, le grand danger par lesquels la fiction menace notre monde […] L'auteur rend possible une limitation de la prolifération cancérisante, dangereuse des significations [quand bien même nous sommes désormais en butte à la prolifération des auteurs et artistes eux-mêmes] dans un monde où l'on est économe non seulement de ses ressources et richesses, mais de ses propres discours et significations
++++++++++++++++++++[tout comme, selon Roland Barthes (« Rhétorique de l'image », 1964, Œuvres complètes, tome I, 1942 – 1965, Paris, Seuil, 1993), pour faire face à la prolifération du sens « se développent dans toute société des techniques diverses destinées à fixer [à ancrer] la chaîne flottante des signifiés, de façon à combattre la terreur des signes incertains »].
+++++++++++++L'auteur est le principe d'économie dans la prolifération du sens ». L'auteur, loin d'être « l'instance créatrice jaillissante d'une œuvre où il dépose, avec une infinie richesse et générosité, un monde inépuisable de significations »,est « le principe par lequel on entrave la libre circulation, la libre manipulation, la libre composition, décomposition, recomposition de la fiction. Si nous avons l'habitude de présenter l'auteur comme génie, comme surgissement perpétuel de nouveauté, c'est parce qu'en réalité nous le faisons fonctionner sur un mode exactement inverse. Nous dirons que l'auteur est une production idéologique dans la mesure où nous avons une représentation inversée de sa fonction historique réelle ».
++++++++++Cependant que, selon Foucault, la fonction-auteur se concrétise elle-même dans une forme de propriété d'un type particulier, propriété ici non de l'acquéreur mais de l' « auteur » lui-même : la propriété littéraire et artistique, droit d'auteur —droit de propriété ou droit d'usage ?— ou copyright. Quand bien même, observe Foucault, « cette propriété a été historiquement seconde, par rapport à ce qu'on pourrait appeler l'appropriation pénale. Les textes, les livres, les discours ont commencé à avoir réellement des auteurs (autres que des personnages mythiques, autres que de grandes figures sacralisées et sacralisantes) dans la mesure où l'auteur [que, pour sa part, l'on n'avait pas besoin de faire parler puisqu'il parlait de lui-même] pouvait être puni […] Le discours, dans notre culture […] n'était pas, à l'origine, un produit, une chose, un bien ; c'était essentiellement un acte — un acte qui était placé dans le champ bipolaire [non tant, comme pour Austin, du succès et de l'échec que] du sacré et du profane, du licite et de l'illicite, du religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste [sans que, à la différence de Roland Barthes («Cy Twombly ou Non multa sed multum», 1979, L’Obvie et l’obtus, Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982), Foucault distingue entre acte et geste] chargé de risques avant d'être un bien pris dans un circuit de propriétés ».
+++++Ce que, pour conclure son intervention, Foucault n'en cherche pas moins à rapporter à la question du sujet « non point pour restaurer le thème d'un sujet originaire » mais pour poser la question : « comment, selon quelles conditions et sous quelles formes quelque chose comme un sujet peut-il apparaître dans l'ordre du discours ? », la fonction-auteur n'étant sans doute, avance Foucault, « qu'une des spécifications possibles de la fonction-sujet ».
++++++++++Notion de fonction-sujet que Michel Foucault a ultérieurement cherché à préciser dans Le Pouvoir psychiatrique (Cours au Collège de France, 1973-1974, Paris, Gallimard/Seuil, 2003) : alors que, dans le pouvoir de souveraineté —la société du spectacle au sens, sinon de Debord, de Foucault— qui, selon lui, a précédé le pouvoir de type disciplinaire (et qu'Agamben reproche à Foucault d'avoir par trop délaissé), « rapport de pouvoir qui lie souverain et sujet selon un couple de relations asymétriques : d'un côté, le prélèvement, et de l'autre la dépense », « la fonction-sujet se déplace et circule au-dessus et au-dessous des singularités somatiques […] l'épinglage de la fonction-sujet à un corps déterminé ne peut se faire que d'une façon discontinue, incidente, par instant, par exemple dans des cérémonies ; à ce moment-là, le corps de l'individu est marqué par un insigne, par le geste qu'il fait : c'est par exemple l'hommage », « dans le pouvoir disciplinaire, la fonction-sujet vient au contraire s'ajuster exactement à la singularité somatique », et ce au moyen tant de la surveillance que de l'écriture : « Pour que la discipline soit toujours ce contrôle, cette prise en charge permanente et globale du corps de l'individu, je crois qu'elle est nécessairement appelée à utiliser un instrument qui est l'écriture […] pour assurer la notation et l'enregistrement de tout ce qui se passe, de tout ce que fait l'individu, de tout ce qu'il dit […] et assurer ainsi le principe de l'omnivisibilité ».
+++++Foucault, relève Agamben, n'a en effet jamais cessé de travailler sur la question du sujet quand bien même l'individu vivant n'apparaît habituellement dans ses écrits qu'à travers les dispositifs de pouvoir qui tout à la fois l'assujettissent et le constituent en sujet. Et la fonction-auteur apparaît elle-même comme l'un de ces processus de subjectivation,
par contre « La Vie des hommes infâmes » est peut-être le seul texte de Foucault —avec les textes relatifs au GIP— qui fasse place aux existences empiriques : « c'est une anthologie d'existences. Des vies de quelques lignes ou de quelques pages ». « J'ai voulu qu'il s'agisse toujours d'existences réelles […] que derrière ces noms qui ne disent plus rien, derrière ces mots rapides et qui peuvent bien la plupart du temps avoir été faux, mensongers, injustes, outranciers, il y ait eu des hommes qui ont vécu et qui sont morts », quand bien même c'est un dispositif de pouvoir qui, tout en les frappant d'infamie, a arraché ces vies au silence et à l'oubli. Et pourtant, allègue Agamben, « quelque chose excède la subjectivation [le procès de subjectivation qui n'y opère pas moins] qui les condamne à l'opprobre, et s'inscrit alors, dans les énoncés laconiques de l'archive, comme la trace lumineuse d'une autre vie et d'une autre histoire. Certes, les vies infâmes n'apparaissent qu'à travers les citations qu'en fait le discours du pouvoir, en les fixant comme responsables d'actes et de discours scélérats ; et cependant, comme dans ces photographies d'où nous regarde le visage oublié et si proche d'une inconnue [où l'on n'est pas si loin que ça du « ça-a-été »], quelque chose de cette infamie exige son nom propre et témoigne de soi, au-delà de toute expression, de toute mémoire ».
Mais encore, prend soin de préciser Agamben, ces vies n'y sont-elles pas à proprement parler exprimées. « Le geste avec lequel elles ont été fixées semble les soustraire d'une certaine manière à toute forme de présentation, comme si elles ne pouvaient apparaître dans le langage qu'à la condition d'y rester inexprimées ». Ces vies, observe Foucault lui-même, n'y ont pas tant été exprimées ou figurées que « jouées » : « Des vies réelles ont été “jouées“ dans ces quelques phrases ; je ne veux pas dire par là qu'elles y ont été figurées, mais que, de ce fait, leur liberté, leur malheur, leur mort souvent, leur destin en tout cas y ont été, pour une part au moins décidés. Ces discours ont réellement croisé des vies ; ces existences ont été effectivement risquées et perdues dans ces mots ».
+++++Comme, dans une certaine mesure, cela a également été le cas —quand bien même, dans ce cas, il y avait figuration sinon expression— des photos prises à la chaîne, dans un style très documentaire —encore que, ici, avec une véritable fonction : dans un but de fichage policier— à S 21, des victimes du pouvoir khmer rouge, juste avant leur exécution —elle-même à la chaîne—, par leurs tortionnaires. Photos qui, depuis, n'en ont pas moins été exposées en bonne et due forme dans différents musées d'art moderne du monde.
Mais ce qui, soutient Agamben, n'en traduit pas moins en définitive l'unité entre les deux textes de Foucaul (unité de fonction-auteur)t. L'infâme comme l'auteur demeure inexprimé. Et, selon Agamben, dans une certaine mesure la vie de l'auteur se trouve elle-même non pas exprimée mais « jouée » dans l'œuvre, si œuvre il y a ; selon Agamben « le lieu —ou plutôt l'avoir lieu [de l' « œuvre », si désœuvrée soit-elle] ne se trouve ni dans le texte ni dans l'auteur (ou dans le lecteur [ou le spectateur]) : il est dans le geste [dans l'acte] par lequel l'auteur et le lecteur se mettent en jeu dans le texte et s'y soustraient.

Dans quelle mesure alors les blogs pourraient-ils être eux-mêmes des dispositifs de subjectivation ou du moins, comme il se doit, à la fois d'assujettissement et de subjectivation ? Dans quelle mesure les bloggersdavantage qu'ils ne se borneraient à rapporter leur vie, mettraient-ils eux-mêmes leur vie en jeu ? Leur vie à la façon des terroristes kamikazes (quand bien même ceux-ci n'en laissent pas moins des vidéos d'eux avant leurs attentats) ou seulement, comme, selon Boris Groys («Les Corps d'Abou Ghraib», L'Herne n°84, Baudrillard, Paris, 2004), les participants aux émissions de télé-réalité, leur dignité ? L'estime même dont ils peuvent bénéficier aux yeux des autres comme à leurs yeux propres ?

Serge Tisseron (L'Intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001 & « Les Nouveaux visages de l'extimité : l'artiste et le délinquant », Esse, Arts + opinions n° 58, Extimité ou le désir de s'exposer, automne-hiver 2006) parle là pour sa part de dispositifs d' « extimité ». Si le féminisme a pu,depuis notamment Virginia Woolf (Une chambre à soi, 1929, tr. fr. Paris, Gonthier, 1951), s'en prendre au pouvoir patriarcal au sein de la sphère privée elle-même, ce qui a pu tout aussi bien déboucher sur la remise en cause ou, du moins, le réaménagement —ou un nouveau réaménagement— de la distinction sphère publique/sphère privée que sur la revendication, au sein même de la sphère privée, d'une sphère intime, désormais, avance Tisseron, le désir d'intimité entre en concurrence apparente avec un nouveau désir, le désir d'extimité, mouvement qui pousse à mettre en avant, à « exposer » au sein même de l'espace public
+++++(comme dans le cas de l'art dit malencontreusement art de l'intime qui se révélerait être davantage un art de l'extime puisque, une fois exposé, l'art en question —Nan Goldin and Co— ne saurait plus avoir caractère intime),
une partie de sa vie intime, tant physique que psychique
Concurrence seulement apparente : si les individus veulent extérioriser certains éléments de leur vie, ce serait pour mieux se les approprier de façon à les intérioriser à nouveau dans un second temps, en intériorisant les réactions suscitées chez leurs proches ou moins proches (les très relatifs amis sur Facebook). Le désir d'extimité est au service de la constitution d'une intimité plus riche cependant que c'est la reconnaissance du droit à l'intimité qui a ouvert la voie à la reconnaissance d'un droit à l'extimité. Ce que certains « auteurs » ont pu prendre pour de l'exhibitionnisme se révèlerait davantage une manière de se montrer pour avoir un retour sur soi et, finalement, pour mieux se saisir, une fois le modèle de l'introspection solitaire jeté aux oubliettes. Alors que l'exhibitionniste prend garde à ne montrer de lui que ses « bons côtés », l'extimité conduit à tout « exhiber », le bon comme le moins bon, le digne comme l'indigne ; tout est digne d'être « exposé ».

Or, avance Tisseron, « toute technique s'accompagne d'une posture psychique qu'elle induit et qui influe, à son tour, sur le contenu du message », position certes là encore par trop déterministe. Mais toujours est-il qu'ainsi en est-il, selon lui, de l'informatique et du Net comme, par ailleurs, du téléphone portable. La pensée « se construit différemment selon qu'on parle, qu'on écrit sur du papier ou qu'on tape sur un clavier devant un écran d'ordinateur ». À la différence du langage parlé, appris dans le cocon familial, reposant sur l'illusion de pouvoir rencontrer un interlocuteur faisant montre de sollicitude maternante et partageant avec le locuteur un minimum de points communs, et qui, de ce fait, se laisserait librement aller (et resterait donc davantage ancré dans l'imaginaire que dans le symbolique), la pratique de l'écriture sur papier est habituellement « inséparable de la crainte qu'un regard autorisé et savant [un regard paternel, plus rien à voir avec un regard féminin] ne nous condamne », et s'avère, de ce fait, davantage contrôlée, davantage « châtiée ». Cependant que l'écriture sur clavier d'ordinateur engage une « troisième voie » libérée de l'exigence « surmoïque » de perfection à laquelle est soumise l'écriture-papier, dans l' « idée d'une communauté de gens supposés participer aux mêmes projets, aux mêmes enthousiasmes et aux mêmes rêves que soi », si illusoire que demeure pourtant l'idée de communauté elle-même ainsi que l'a relevé Jean-Luc Nancy (La Communauté désœuvrée, op; cit.). Ce qui en ferait une écriture centrée sur l'extimité, quand bien même l'extimité n'a pas attendu les nouvelles technologies pour faire jour mais a pu commencer à se développer sur le terrain de l'art (non nécessairement technologique) du fait de la relative liberté dont bénéficie l'artiste. La pratique du blog, comme celle du chat et de l'e-mail, « suppose que l'écriture, comme le langage,contienne une vérité dans le moment de sa formulation. Cette vérité est non pas dans la chose dite, mais dans mouvement qui pousse à la dire ».
Isabelle Astier et Nicolas Duvoux (Isabelle ASTIER & Nicolas DUVOUX, ed. La Société biographique : une injonction à vivre dignement, op. cit., Isabelle ASTIER, « Du récit privé au récit civil : la construction d'une nouvelle dignité ? », Lien social et politiques n° 34, Y a-t-il vraiment des exclus ? L’exclusion en débat, automne 1995, Les Nouvelles règles du social, Paris, PUF, 2007 & Sociologie du social et de l'intervention sociale, Paris, Colin, 2010 & Nicolas DUVOUX, « L'Injonction biographique dans les politiques sociales, Spécificité et exemplarité de l'insertion », Informations sociales n° 156, 2009), bien que travaillant non sur les bloggers mais sur les récits de vie des allocataires de l'ex RMI ou de l'actuel RSA recueillis dans le cadre des actions d'insertion qui leur sont proposées où il leur est demandé de raconter leur vie afin de déceler l'événement qui a fait dévier leur trajectoire professionnelle, ont eux-mêmes souligné l'injonction qui est désormais faite à tout un chacun de se raconter, ce que Duvoux appelle l'injonction biographique. L'injonction désormais faite par la société aux « parlés » de parler alors pourtant qu'elle ne les dote pas des moyens qui leur permettraient de le faire. L'injonction désormais faite aux individus de sortir de leur passivité —de la passivité supposée du spectateur— et de devenir actifs, de devenir entrepreneurs de soi, de se construire en tant que sujets (Abraham Franssen, « L'État social actif et la nouvelle fabrique du sujet » », Isabelle ASTIER & Nicolas DUVOUX, op. cit. parle de nouvelle fabrique du sujet, non disciplinaire) En même temps que ce sont les individus eux-mêmes qui se trouvent désormais devant l'injonction d'avoir à produire leur monde social à partir de leurs singularités biographiques. « À la structuration autour de collectifs réels d'appartenance concrète se substitue un processus d'individuation [ou, plus exactement, de subjectivation : où il convient de distinguer en toute rigueur entre

            - individualisation, laquelle est un processus de séparation des autres, d'autonomisation vis-à-vis du monde extérieur,
            - individuation au sens de Gilbert Simondon (L'Individu et sa genèse physico-biologique, Paris, PUF, 1964 & L'Individuation psychique et collective à la lumière des notions de Forme, Information, Potentiel et Métastabilité, Paris, Aubier, 1989), tant individuelle que collective, processus qui n'est jamais achevé d'auto-développement par transduction à partir d'un état pré-individuel,
            - subjectivisation
            - et subjectivation au sens de Foucault]
reposant sur la transformation de biographies individuelles en parcours sociaux ». Entendant prendre leurs distances par rapport tant à l'individualisme méthodologique qu'à toute forme de holisme, Astier et Duvoux font l'hypothèse que « la société a tendance à devenir le produit de biographies individuelles autant qu'elle en est productrice ».

Cependant, interroge Astier, là encore, « tout raconter ne comporte-t-il pas le risque de dévoiler la “vie infâme“? » « Si certains donnent aux commissions locales la mission d'aller explorer la vie privée des gens, d'autres voix s'élèvent pour dire qu'il faut par ailleurs les protéger afin d'éviter de porter par trop préjudice à leur intimité. Jusqu'où peut-on exposer la vie des gens ? ». Jusqu'où peut-on « publiciser » leur vie privée? « Comment déterminer la limite au delà de laquelle est atteinte la vie privée qui doit être protégée ? ». Alors même, pourtant, qu' « un des soucis affichés par les animateurs du dispositif d'insertion est la restauration de la dignité des personnes », qu'en racontant sa vie l'allocataire du RMI est supposé réactiver les qualités qui feront de lui un individu digne de ce nom, raconter son histoire donnant une réalité à ce qui n'était jusqu'alors que de l'ordre de l'intimité, du privé. « L'exclu en racontant sa vie se met à exister. Il met un pied dans l'espace public », Astier reprenant à son compte la conception d'Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne, op. cit.) selon laquelle « il faut comprendre le mot “privé“ au sens privatif original. Vivre une vie entièrement privée, c'est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine ». Tandis que « se raconter » fait partie de l'action de « rehaussement » de l'individu, de sa transformation en sujet, procède de l'échange symbolique « donne-moi ton récit et je te donnerai de la solidarité ». Se dire, c'est accéder à la parole échangée, c'est se constituer en interlocuteur qui appelle une dignité, quand bien même « le récit des personnes est à double détente. Il peut se “retourner“ en négatif, “atteindre“ les personnes et leur dignité » et, dit Astier, provoquer alors un sentiment d'indignation, se voir repoussé par l'opprobre général. Mais où Astier n'en méconnaît pas moins le fait, souligné par Groys (op. cit.), que la perte programmatique et calculée de la dignité humaine soit devenue le procédé central tant de l'art contemporain que de la culture commerciale de masse en occident : « Les personnalités du monde occidental […] ont celles qui doivent accepter en permanence de voir la presse et les autres médias leur faire perdre leur dignité, les traîner dans la boue, dévoiler et dénoncer leur sphère intime. Ils doivent développer un endurcissement sans égal pour se soumettre volontairement à cette humiliation et sacrifier leur dignité. Jadis, le seigneur risquait sa vie dans les duels et les tournois [comme ce pouvait encore être le cas de l'artiste-performer dans les performances des années 60-70]. À présent que ceux-là ont été abolis, ce n'est plus sa vie que le seigneur met en jeu, mais sa dignité. Ce remplacement de la perte de la vie par la perte de la dignité est le véritable point de départ de la culture occidentale moderne ».