(14) Intercalaire 1. « Je ne veux pas résumer ! »

JBF 08. 08
Cher Jean-Claude, les développements surhumains dont font preuve tes derniers envois m’incitent à narrer —l'échange entre Karine et toi a eu sur moi plus d’une conséquence— une situation clé, à mes yeux (il me semble qu’elle le sera également, nécessairement, pour toute personne qui t’aurait assez mal compris pour projeter de mettre ta biographie sur le papier !).
Tu rages, me semble-t-il, dès que survient un document qui pourrait nourrir le culte de la personne (relativement au fait de publier des photographies de nous sur le blog, tu suggérais de ne recourir qu’à des photographies de groupes). Si j’ose cette embardée, outre le fait que l’histoire que je vais décrire ci-après me semble intéressante, c’est pour essayer de trouer une « toile » de références qui atteint un tel niveau de densité qu’elle pourrait bientôt « faire mur » sur notre blog (vois-moi agir comme un héritier indigne de Carmelo Bene qui, dans les années soixante-dix, avait substitué « ôter de scène » à « mettre en scène », même un édifice de toute beauté ne saurait durablement prévenir l’avarie d’un Glitch !). Vis-à-vis des trois derniers envois (les deux premières parties de ta réponse fleuve à « un art sans spectateurs » de Stephen Wright —qui attend, tu m’avais prévenu, encore la livraison d’un ultime fragment— et l’échange que tu as pu avoir avec Karine au sujet de la question de la narration via le blog), j’assume donc pleinement le fait d’être en décalage manifeste et avec le ton et avec la teneur de ce qui a été développé dans ceux-ci. Ceci est une interruption (Karine, j’espère que tu ne m’en voudras pas).

Je me place maintenant vers le bas de l’échelle :
Dans le cadre d’une table ronde intitulée « Vive l’indisciplinarité ? », organisée par un groupe de travail de Paris 8 à l’École des Beaux-arts de Paris le 18 novembre 2009, tu as donné une conférence extrêmement dense, intégralement articulée autour du mot disciplinaire.
En introduction, tu disais (j’ai réécouté l’enregistrement très sommaire que j’en ai) vouloir « évoquer dans le détail quelques repères », en suivant le fil des emplois qu’on a pu faire tour à tour du mot disciplinaire, notamment en l’associant à des préfixes supposés qualifier (identifier) de « nouvelles notions » (on l’a deviné, plus ou moins heureuses) comme transdisciplinaire, microdisciplinaire, multidisciplinaire, extradisciplinaire, etc. Saisir en quoi ces notions relevaient chacune à sa manière d’idéologies était bien sûr la part la plus engagée, critique, de ton propos.

Dire que ta conférence était remplie jusqu’au bord d’exemples précis empruntés à l’histoire générale des représentations reviendrait à en dire presque rien, le minimum (il ne s’agirait dans ce cas que d’un souci d’exhaustivité dépassant la moyenne, je pourrais par exemple affirmer, mais ce serait facile, que tu as ingurgité ta bibliothèque, que tu es devenu ta bibliothèque, fausse piste, à coup sûr). Son développement colossal suivait un ordre consciencieux, méthodique, le mot disciplinaire étant volontairement abordé, entrepris, par tous les côtés (ou presque), chaque exposition d’un nouvel aspect de la notion étant scrupuleusement étudié sur ouvrages. Cette conférence m’est apparue comme une espèce d’aberration géniale prenant très lentement son essor devant nos yeux et dans nos oreilles. Au bout d’une heure un peu plus de prise de parole (une heure et dix-huit minutes exactement, d’après mon enregistrement), ta conférence n’en était même pas arrivée à la moitié de son déploiement : sur une liasse de feuilles conséquente, posée sur la table entre tes deux mains, seul un petit nombre d’entre elles avaient été retournées, la partie la plus importante de la liasse attendant encore son « traitement ». Comme le temps tournait et que d’autres intervenants n’avaient pas encore pu s’exprimer, un malaise s’était installé, petit à petit. D’autre part, la salle ne désemplissait pas et les auditeurs présents me semblaient particulièrement captivés à ce moment précis (je peux néanmoins imaginer qu’un certain nombre d’entre eux ressentaient peut-être du déplaisir, tant la conférence était ardue, exigeante), envoûtés par ce qui se passait là de terriblement inhabituel : le face à face avec un développement sans fin ou plutôt sans limites, tout bonnement immense, impossible à mesurer. Arrivé à ce point (une heure et dix-huit minutes de prise de parole), l’organisatrice de l’événement, de plus en plus inquiète, tentait timidement à plusieurs reprises de s’enquérir de la situation en te tâtant le pouls : « Combien de temps penses-tu avoir encore besoin ? ». À quoi tu as répondu (après qu’elle t’ait posé deux fois la question) : « De beaucoup ! J’ai encore besoin de beaucoup de temps ! Je ne peux pas résumer ! Je ne veux pas résumer ! ».

« Je ne veux pas résumer ! » m’interpelle. Je voulais précisément en venir là : je ressens cette attitude (en est-elle une ?) comme un effort entrepris contre le naturel de la société, contre l’ordre et le bien-être (reposant peut-être tous trois sur le principe qu’il y aurait un état de satiété).

« Je ne veux pas résumer ! » me fait également fortement penser au groupe de Sludge Metal Corrupted, d’origine japonaise (formation en 1994 à Osaka), dont on peut lire ceci sur Internet (notamment sur un site intitulé Metal Music Archives) : « Their sound is characterized by incredibly downtuned guitars and bass playing slow, monotonous riffs under deep layers of feedback. The vocals are harsh guttural grunts, and the music alternates between long instrumental sections and sections with vocals which go for long periods of time without rest. They are considered by most familiar with the genre to be one of the heaviest and darkest doom metal bands of all. They consistently refuse interviews and photo shoots. ». Ce qui ne m’a pas empêché de trouver en ligne (sans qu’elle soit rattachée à des droits d’auteur ou même légendée) cette photographie épatante prise à l’occasion d’une séance de répétition ou d’un concert :



À l’instar du titre « El Mundo Frio » qui dure 71 minutes, certains de leurs morceaux (toujours chantés en espagnol) sont tellement prolongés qu’ils s’avèrent impossibles à ajuster à des supports « over the hill » tels que le Vinyle ou le Cd. Mais je dois être plus précis (parce que cela me semble également concerner ton approche) : plus que de s’offrir de très longs morceaux, ce que le groupe affectionne c’est de ne pas subir la contrainte d’un temps, leur conception d’un morceau pouvant, selon les cas, prendre forme en moins de deux minutes ou en plus d’une heure.

Je pense en avoir dit assez. Et bien sûr, je me garde bien d’associer ce que je viens de décrire à de quelconques explications.