(13) Intermède 4. Forme, format, formatage, usages (a)

KARINE LEBRUN 10.07
Je ne souhaitais pas m'étendre plus que ça sur le format blog, format étant entendu comme le support de la page A4 par exemple, mais la remarque de Jean-Claude concernant le formatage typographique dû aux contraintes techniques du blog me donne l'occasion de rebondir sur les usages du blog et par extension des réseaux sociaux.

Comme tu l'as donc pointé, Jean-Claude, le blog tend à uniformiser notre façon d'écrire parce que nous ne disposons pas des compétences techniques pour contourner les champs textes mis à disposition. Tout au plus, des modèles, templates, modifient l'interface, des widgets ajoutent des modules que l'on peut la plupart du temps simplement qualifier de gadgets, mais nous ne pouvons pas intervenir plus en avant sans l'aide d'informaticiens aguerris.

Et pour cause, les blogs ont été conçus dans une perspective de ce que Jeremy Rifkin nomme l'âge de l'accès : ce qui compte, c'est de pouvoir participer à la société en réseaux paradigmatique de l'économie actuelle.
Les blogs, Facebook, Flicker, Twitter etc. sont des espaces supposés ne pas avoir recours à la technique pour publier son contenu. Plus l'accès en est simple, plus il y aura de données à partager, plus le réseau se nourrira de nouvelles contributions et pourra se développer.
Blogger est une des sous-marques de Google et fonctionne sur ce principe.
Ces outils « offerts », d'apparente gratuité, fournissent l'opportunité à qui le souhaite d'écrire avec des mots et/ou des images.

Or, cet espace public récemment activé sur le web, je ne parle pas d'Internet, ne formate pas tant la forme des écrits en imposant des standards lisibles par tous, qu'il n'incite à se raconter.
Isabelle Astier (Les Nouvelles Règles du social, Paris, PUF, 2007) qualifie cette nouvelle injonction de « société biographique » qu'elle n'inscrit pas dans ce qui se joue avec les réseaux sociaux mais dans le contrat social qui lie l'individu et la collectivité. Désormais, la contrepartie de l'aide sociale est de se produire soi-même, de s'accomplir individuellement. Celui qui ne réussit pas dans cette nouvelle norme ne peut s'en prendre qu'à lui-même et décharger ainsi la collectivité de toute responsabilité.
La « société biographique » est ce moment où l'individu doit être absolument unique, et non plus anonyme dans le collectif, en faisant le récit de soi et en exprimant ses désirs singuliers.

Prendre la parole et faire preuve d'originalité dans l'expression de soi est également la norme sur le web. Cette libéralisation répond à l'injonction d'une société en demande de récits appelée autrement « storytelling » par Christian Salmon.
Il ne s'agit pas uniquement d'histoires des vedettes du showbiz ou de la sphère politique (DSK actuellement), mais aussi de personnes qui, en produisant des documents sur le web, sortent un temps de l'anonymat comme ce Marc L. dont Le Tigre s'est amusé à tirer le portrait en collectant toutes les traces laissées par le personnage.
Certes, son identité n'a pas été révélée, mais le récit de sa vie n'a pas été inventé, tout au plus narré.
Nouvelle norme, dont on perçoit bien l'intérêt sur le web pour les marchands et les institutions qui n'ont plus qu'à récupérer ces informations pour nous ficher allègrement.

Dans son texte « La vie des hommes infâmes » (Collectif Maurice Florence ,Archives de l'infamie ,Paris, Prairies ordinaires, 2009), Michel Foucault faisait déjà état d'hommes et femmes ordinaires sous l'Ancien Régime dont les récits de vie étaient relatés par écrit dans les rapports de police. Ces hommes et femmes infâmes sortent de leur condition d'exclus où la société les avait maintenus en rencontrant le pouvoir. Paradoxe de personnes jusqu'alors invisibles devenant à travers des signalements, des registres et des fiches des existences captées par le fil de l'histoire.

Aujourd'hui, tout ce qui se voit - se dit - se vit s'enregistre et se diffuse sur le web de manière protéiforme.
Pour Pierre-Damien Huyghe (Faire Place, Paris, Mix, 2009), l'appareillage actuel permettant d'enregistrer et de diffuser toute expérience vécue change profondément nos manières de penser et d'agir.
Photographier, filmer, font partie d'une expérience quotidienne outrepassant largement l'album familial pour s'élargir à tous les moments de la vie, insignifiants ou politiques.

Voici quelques pistes de réflexion que Jean-Claude souhaiterait peut-être que je développe pour certaines, mais je préfère m'arrêter là pour engager le dialogue.


JCM 28. 07

Retour de la narration (La forme de la narration 2)
« Icon to Narrative. From Narrative to “Iconic“ » (JCM, « Le Récit de l'art », Le Récit et les arts, Paris, L'Harmattan, 1998) (Sixten RINGBOM, Icon to Narrative, The Rise of the Dramatic Close-up in Fiftwenth-Century Devotional Painting, 1965, tr. fr. De l'icône à la scène narrative », Paris, Monfort, 1997 & William RUBIN, « From Narrative to “Iconic“ in Picasso : The Buried Allegory in “Bread and Fruit Dish on a Table“ and the Role of “Les Demoiselles d'Avignon “ », Art Bulletin tome LXV, 1983). L'histoire de l'art n'a cessé de « se raconter » sous la forme d'une succession
+++++(en dents de scie ou en spirale, comme on voudra)
d'entreprises de narrativisation et d' « opérations »
+++++[au sens fort, chirurgical, de Georges Bataille (Manet, Genève, Skira, 1955), quand bien même, chez Manet, il ne s'agissait pas encore de dénarrativisation mais seulement de dédramatisation 
++++++++++—en un sens qui, ici, ne doit rien à Diderot, le drame relevant lui-même selon Diderot d'une forme de déthéâtralisation—
+++++de la narration]
de dénarrativisation


+++++quand bien même ce « grand récit » s'avère non seulement quelque peu désorienté mais, comme tous les grands récits, quelque peu lacunaire, tout comme, au demeurant, le grand récit concurrent, de la part de Svetlana Alpers (L'Art de dépeindre, La Peinture hollandaise au XVIIsiècle, 1983, tr. fr. Paris, Gallimard, 1990),


++++++++++à la suite, pour ce qui est de la littérature, de Georg Lukács (« Raconter ou décrire? Contribution à la discussion sur le naturalisme et le formalisme », 1936, Problèmes du réalisme, 1971, tr. fr. Paris, L'Arche, 1975),
+++++faisant procéder l'histoire de l'art de la dialectique non pas entre narration et iconicité mais entre narration et description
++++++++++(grand récit orienté en sens inverse chez Alpers, vers le triomphe de la description, et chez Lukács, vers la victoire de la narration)
+++++et quand bien même, comme je l'ai indiqué précédemment, a pu se poser la question de savoir s'il était réellement possible d'échapper non pas seulement à une forme désuète de narration mais à la narration en tant que telle.

Mais, désormais, ce n'est plus seulement d'art ou d'histoire de l'art qu'il s'agit. Différents auteurs ont pu faire l'hypothèse d'un narrative turn ou narrativist turn pour ce qui est de l'ensemble des sciences humaines, en particulier de l'histoire. Narrative turn qui succéderait au linguistic turn des années 60 alors théorisé par Richard Rorty (cf. Richard Rorty, ed. The Linguistic Turn, Recent Essays in Philosophical Method, Chicago, University of Chicago Press, 1967), favorisé, après l' « épisode » structuraliste, par le retour, en histoire, d'une certaine forme d'histoire événementielle
+++++(cf. Pierre NORA, «Le Retour de l'événement», Jacques. LE GOFF & Pierre NORA, ed. Faire de l’histoire, tome 1, Paris, Gallimard, 1974, & Alban BENSA & Éric FASSIN, « Les Sciences sociales face à l'événement », Terrain n° 38, Qu'est-ce qu'un événement ?, mars 2002)
dans l'idée que la narration serait constitutive d’identité tant pour les individus que pour les groupes sociaux et les peuples. Notion d'identité narrative développée au départ par le philosophe Paul Ricœur (Temps et récit, 3 vol. Paris, Seuil, 1983-85 & Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990) effectuant lui-même alors son retour sur le devant de la « scène » philosophique après l'ostracisme qu'avait prononcé contre lui le structuralisme rejetant son herméneutique du sujet au nom de la structure et de la conception de l'histoire elle-même comme procès sans sujet (cf. Louis ALTHUSSER, Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973).
+++++Là où, en sociologie, Pierre Bourdieu («L'Illusion biographique», 1986, Raisons pratiques, Sur la théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994) dénonçait lui-même le caractère illusionniste du recours aux méthodes biographiques en sciences humaines, s'en tenant à l'idée que les gens « se racontent des histoires » simples rationalisations illusoires après-coup de leurs comportements et de leurs croyances, faisant que la narration mènerait seulement à la création artificielle de sens et ne saurait de ce fait fonder une quelconque identité (si tant est qu'identité il doive y avoir),
+++++pour Ricœur « je suis ce que je me raconte », les solutions proposées au problème de l'identité personnelle qui négligent la dimension narrative ne sauraient qu'échouer. Seul le récit biographique ou autobiographique permet d'échapper à l'antinomie entre un sujet traditionnellement tenu pour toujours identique à lui-même dans la diversité de ses états et la dénonciation du sujet en tant qu'illusion substantialiste ; seul le concept d'identité narrative permet d'articuler ce qu'il appelle identité-mêmeté, identité permanente dans le temps s'apparentant à l'identité sociale, voire à l'habitus au sens de Bourdieu,
++++++++++unique fondement possible selon celui-ci de l'identité personnelle, « principe actif […] de l'unification des pratiques et des représentations » dans ce qu'il appelle l' « identité pratique », laquelle « ne se livre à l'intuition que dans l'inépuisable et insaisissable série de ses manifestations successives », d'où la tentation à ressaisir celle-ci dans l'unité d'un récit de vie totalisant quand bien même l'unité identitaire ainsi produite ne saurait délivrer qu'une connaissance illusoire,
+++++et identité-ipséité, identité non identique, part irréductible de pluralité et de mutabilité au sein de l'identité personnelle : « dire l'identité d'un individu ou d'une communauté, c'est répondre à la question : qui a fait telle action ? qui en est l'agent, l'auteur ? […] La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question “qui?“ c'est raconter l'histoire d'une vie […] Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie. Comme l'analyse littéraire de l'autobiographie le vérifie, l'histoire d'une vie ne cesse d'être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu'un sujet raconte sur lui-même »,
encore que Gérôme Truc (« Une désillusion narrative ? De Bourdieu à Ricœur en sociologie », Tracés, Revue de sciences humaines n° 8, L'Illusion, Lyon, ENS, 2005) avance qu'il n'en existerait pas moins un point commun aux perspectives de Bourdieu et Ricœur : « celui qui agit [l'agent] n’est en aucun cas l’auteur de son action. Tout deux accepteraient sans doute ce constat formulé par Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne [1958, tr. fr. Paris, Calmann-Lévy, 1961, préface de Paul Ricœur] : “Personne n’est l’auteur ni le producteur de l’histoire de sa vie. En d’autres termes les histoires, résultats de l’action et de la parole, révèlent un agent, mais cet agent n’est pas auteur, n’est pas producteur“ ». Il n'a jamais accès à la totalité du sens de l'action :
+++++pour Bourdieu en effet le « sens pratique » (cf. Pierre BOURDIEU, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980) qui est celui de l'agent engagé dans l'action —lequel s'avère surtout, à la différence de l'acteur rationnel, l'agent de l'habitus façonné en lui— doit être soigneusement distingué du sens théorique que seul peut dégager le sociologue
+++++tandis que, pour Ricœur lui-même, en fin de compte, « l'action n'est jamais close, et son sens objectif jamais atteignable ». « L’agent, qui a néanmoins besoin de donner sens à son existence, de se rendre à soi-même intelligible ses actes, n’a pour seul recours que des interprétations » grâce à la narration. L'agent ne peut être véritablement l'auteur de sa vie —lequel ne saurait être que Dieu— mais seulement son narrateur. En même temps qu'il peut être bien plus qu’un simple agent agi par l’ « auteur », il peut être un « acteur », un personnage : le « héros de l’histoire ».

Narrative turn qui a effectivement touché la sociologie elle-même. Laquelle, tout comme la microstoria (cf. Carlo GINZBURG, « Microhistoire : deux ou trois choses que je sais d'elle », 1994, Le Fil et les traces, Vrai faux fictif, 2006, tr. fr. Paris, Verdier, 2010), fait de plus en plus place aux récits de vie. Michael Rustin (« Réflexions sur le tournant biographique dans les sciences sociales », 2000, tr. fr. Isabelle ASTIER & Nicolas, ed. La Société biographique : une injonction à vivre dignement, Paris, L'Harmattan, 2006) a été jusqu'à parler de biographic turn : la connaissance de la structure sociale doit pouvoir être issue de l'étude des histoires de vie individuelles (au risque toutefois de retomber dans l'individualisme méthodologique). Fait aussi, en psychologie clinique, de la technique de la thérapie narrative qui conçoit la cure comme un récit de l'histoire personnelle du patient.

En fait tant « grands récits » que « petits récits » par delà l'opposition qu'avait un moment cherché à faire Jean-François Lyotard (La Condition postmoderne, Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979) entre « grands récits » (en crise) et « petits récits » relevant de ce qu'il appelait alors un « savoir narratif », « état coutumier du savoir » par opposition au savoir scientifique. Déconstruction tant de l'opposition grands récits/petits récits que de l'opposition grands événements/petits événements. Prise en compte de ce que Giorgio Agamben (La Communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, 1990, tr. fr. paris, Seuil, 1990) a appelé les singularités quelconques.



Comme c'est donc dans le sillage du narrative turn que s'est développé, dans les domaines les plus divers, le storytelling dénoncé par Christian Salmon (Verbicide, Du bon usage des cerveaux humains disponibles, Paris, Climats, 2005, Storytelling, La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007Storytelling saison 1, Chroniques du monde contemporain, 2008, Paris, Prairies ordinaires, 2009). Méthode utilisée en communication reposant sur l'application de de procédés narratifs en vue de renforcer l'adhésion de l'audience : recours à des histoires pouvant se réduire à de simples anecdotes ou s'étendre à des discours entiers, avec la possibilité de mettre à profit la propriété de la narration mise en avant par la narratologie structurale de ne pas être attachée spécifiquement à un medium donné pour transmettre la même histoire sur plusieurs media à la fois. L'art de raconter des histoires, l'art du conteur dont Walter Benjamin («Le Narrateur, Réflexions sur l'œuvre de Nicolas Leskov», 1936, tr. fr. Œuvres, tome 2, Poésie et révolution, Paris, Denoël, 1971, nouvelle traduction « Le Conteur, Réflexions sur l'œuvre de Nicolas Leskov», Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000) déplorait la perte (liée, selon lui, à celle de l'aura), est devenu une arme aux mains des publicitaires, des politiques et des militaires eux-mêmes.

+++++Ce qui n'en pose pas moins la question de savoir si cette inflation de la narration ne constitue pas en fait une crise de la narration déjà mise en crise, selon Benjamin, par l'information (crise encore renforcée selon Salmon par l'information en temps réel qu'est l'information télévisée : le temps réel a achevé de tuer la narration, le fait en venant à se confondre avec la fiction, l'événement avec le pseudo-événement au sens de Daniel J. Boorstin, L'Image, 1962, tr. fr. Paris, UGE, 1971, concocté par les mass media). Dégradation de la narration en anecdote, en story. Plus généralement question de savoir si, comme le présumait Roland Barthes (« Introduction à l'analyse structurale des récits », Communications n° 8, L'Analyse structurale du récit », Paris, Seuil, 1966,
++++++++++tout comme, pour Jacques Derrida (« La Violence de la lettre : de Lévi-Strauss à Rousseau », 1966, De la grammatologie, Paris , Minuit, 1967), il ne saurait être de société sans écriture,
++++++++++tout comme, pour Claude Lefort («Société “sans histoire” et historicité», 1952, Les Formes de l'histoire, Essais d'anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978), il ne saurait être de société sans histoire,
++++++++++tout comme l'on a pu se poser la question de savoir si, dans le cas des sociétés iconoclastes elles-mêmes, il pouvait être des sociétés sans images,
+++++« le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l'histoire même de l'humanité ; il n'y a pas, il n'y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit »
+++++ou si, comme l'avançait au contraire Gérard Genette (« Frontières du récit ») dans le même numéro de Communications, « peut-être le récit […] est-il déjà pour nous, comme l'art pour Hegel, une chose du passé, qu'il faut nous hâter de considérer dans son retrait, avant qu'elle n'ait complètement déserté notre horizon » si, comme le présume Salmon lui-même à la suite de Benjamin et de Jack Goody (La Peur des représentations, L'Ambivalence à l'égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité,1997, tr. fr. Paris, La Découverte, 2003), il convient de relever « l'inégale distribution du récit dans l'espace et le temps, la relativité —historique et géographique— du récit » (Verbicide).

Dans le domaine du marketing, après être passé du culte de la marque au culte du logo dénoncé par Naomi Klein (No logo, La Tyrannie des marques, 2000, tr. fr. Arles, Actes Sud, 2001), on est passé à l'engouement pour les stories : on ne vend plus la marque ou son logo mais son histoire. En même temps que sont recueillis les récits des usagers sur la manière dont ils utilisent les produits et services des entreprises. L'incitation à consommer s'accompagne de plus en plus de l'incitation à se raconter.

Et de même dans le domaine politique où l'on a assisté à la substitution des stories aux explications, argumentations et chiffres. Tendance apparue aux USA sous la présidence de Ronald Reagan, l'ex-acteur d'Hollywood croyant au pouvoir des histoires sur les esprits. Vogue des success stories, qu'il s'agisse de Bill Gates, de Steve Jobs, ou de Barak Obama, John McCain et Sarah Palin lors de la dernière campagne présidentielle américaine, le tout sur vieux fond de rêve américain. Catherine Malaval et Robert Zarader (« Du storytelling au sorry-telling », Magazine de la communication de crise et sensible, juillet 2008) ont observé que le storytelling tendait à se substituer « à l’histoire des faits, pour devenir avant tout un mode de communication que se partagent tout autant des spin doctors que des journalistes, soumis à la pression de la nouveauté et de l’éclat médiatique ». Et c'est jusqu'à l'armée qui utilise le storytelling pour l'entraînement des troupes. Cependant que, observe Salmon, la prospérité des blogs témoigne elle-même du goût pour se raconter : selon l'enquête menée par Amanda Lenhart et Susannah Fox dans le cadre du Pew Internet & American Life Project (Bloggers, A Portrait of the Internet's New Storttellers, Washington, 2006) à l'époque 77% des blogueurs avaient ouvert un blog non pour prendre part aux « grands débats » de l'heure mais pour raconter des histoires,
quand bien même il n'y a là encore pas détermination mais seulement usage, et ce n'est certes pas l'usage que jb et moi entendons faire du blog. Là encore affaire d'usages et de contre-usages.

Salmon va jusqu'à faire du storytelling une discipline au sens de Michel Foucault, ce qui est peut-être quand même un peu rapide d'où
+++++ses propres hésitations à ce sujet :
+++++++++« Le storytelling, ce n'est pas seulement des histoires, c'est un format discursif ou, pour parler comme Michel Foucault, une “discipline“ » (Storytelling),
+++++++++« Il ne s'agit plus de contrôler une société organisée sur le mode disciplinaire, mais de réguler des rythmes, d'ordonner des séquences sous la forme de véritables “engrenages“ narratifs. L'essor des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication (NTIC) rend possible [à l'exclusion de tout déterminisme technique] une saturation de plus en plus intense du champ social par des codages médiatisés qui prennent la forme de micro-récits inducteurs (récits utiles et fictions efficaces) qui ont le pouvoir de pénétrer dans les recoins les plus intimes de la vie des individus afin de guider leur conduite et de stimuler leur participation » (SS1),
++++++++++cependant que, le paragraphe suivant : « C'est peut-être le fil rouge qui relie ces chroniques : s'y donne à lireune société dans laquelle les techniques du pouvoir disciplinaire (Foucault) et de contrôle (Deleuze) n'ont rien perdu de leur pertinence, mais opèrent désormais dans un contexte nouveau et doivent répondre à des exigences nouvelles » (SS1),
++++++++++quand bien même
+++++++++++++++Salmon entend rompre avec la simple dénonciation du spectacle : « Le concept de “spectacle“, qui postule un spectateur passif, aliéné par la consommation, plongé dans un sommeil artificiel pour ainsi dire par le “médium“ du Spectacle, ne permet pas de comprendre le caractère “mobilisateur“ des nouvelles techniques de pouvoir » (SS1)
+++++++++++++++et Salmon présume lui-même que « le monde de demain sera le résultat d'une lutte entre les narrations imposées et les contre-narrations libératrices »et en appelle à des pratiques artistiques « visant à enrayer la machine à fabriquer des histoires, défocalisant, en désynchronisant ses récits » (Storytelling).
+++++et, depuis, l'effort de relativisation de la part d'Yves Citton (Mythocratie, Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Amsterdam, 2010)
Citton qui parle d'un pouvoir non tant « faible » que « doux », qui parle, dans les termes là encore de Foucault, mais en termes non plus de discipline mais de gouvernementalité ou de pastorat, d'un pouvoir « qui insinue, suggère et stimule, plus qu'il n'interdit, ordonne ou contraint – un pouvoir qui “conduit des conduites“ en circulant au gré des flux de désirs et de croyances que canalisent nos réseaux de communication “médiatique“».


Et Citton, effectivement, plutôt que de se contenter de dénoncer les démocraties mass-médiatiques, de s'interroger sur le pouvoir non plus tant, comme pour John Langshaw AUSTIN (Quand dire, c'est faire, 1962, tr. fr. Paris, Seuil, 1970), des mots que des récits. « Raconter une histoire à quelqu'un, cela revient en effet non seulement à articuler certaines représentations d'actions selon certains types d'enchaînements, mais cela amène également à conduire la conduite de celui qui nous écoute, au gré de ces articulations et de ces enchaînements. En mettant en scène les agissements des personnages (fictifs) de mon récit [comme dans le cas du journal télévisé], je contribue donc – plus ou moins efficacement, plus ou moins marginalement – à scénariser le comportement des personnes (réelles) auxquelles j'adresse mon récit »,les différentes façons dont un même événement est raconté agissant différemment sur l'audience.

Mais encore est-il, poursuit Citton, « non seulement inévitable mais souvent salutaire de “se raconter des histoires“ », et « “la société du spectacle“ doit moins faire l'objet de lamentations que d'efforts de contre-scénarisation ». Ici aussi affaire de conduites et de contre-conduites, d'usages et de contre-usages. Contre-modèles de narration.

Walter Benjamin (op. cit.) entendait lui-même revaloriser la narration non tant par opposition à la description qu'à l'explication : « l'historien est tenu d'expliquer d'une manière ou d'une autre les événements qu'il rapporte ; en aucun cas, il ne peut se contenter de les présenter comme de simples échantillons de ce qui advient ». De même pour ce qui est de l'information journalistique : « chaque matin, on nous informe des derniers événements survenus à la surface du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires remarquables. Cela tient à ce qu'aucun fait ne nous atteint plus qui ne soit déjà chargé d'explications ». Ce alors que, selon Benjamin, « l'art du conteur consiste pour moitié à savoir rapporter une histoire sans y mêler d'explication » (en même temps qu'à rapporter une histoire que d'autres puissent, après l'avoir entendue, rapporter à leur tour en la faisant leur).

Mais, selon Citton, « plus qu'une séparation, il faut reconnaître une tension constitutive entre information, explication et narration […] Une information ou une explication ne prennent pour nous un sens concret que dans la mesure où nous pouvons les insérer dans un schème d'action qui est d'essence narrative […], tandis qu'inversement, tout récit est porteur d'un enchaînement exemplaire d'actions, susceptible d'acquérir une vertu informative et explicative, selon l'adossement classique entre le déroulement temporel […] et la conséquence causale […] Si l'art du conteur consiste à “savoir rapporter une histoire sans y mêler d'explication“, ce n'est pas parce que la narration est allergique à l'explication comme telle, mais tout au contraire, c'est parce qu'elle lui est trop intimement liée: en y mêlant une explication (explicite), le mauvais conteur ne fera que limiter le nombre ouvert d'explications (potentielles) que le récit porte en lui de par sa vertu propre 
+++++[où il en serait de l'explication dans le cadre de la narration comme, pour ce qui est de la photographie et du cinéma, selon André Bazin, du close-up qu'il accusait de ne pas respecter ce qu'il tenait pour l'ambiguïté ontologique du réel, ou, plus généralement, selon Henri Vanlier (Philosophie de la photographie, Paris, Cahiers de la photographie, 1983), de l'indexation par opposition à l'indicialité].

« Le pouvoir de scénarisation agit précisément au sein des échanges constants qui s'opèrent, à tous les niveaux, entre récits informatifs et explications narrativisées ». Ce quand bien même la réduction de la narrativité à la notion de mise en scène, de scénarisation (et de contre-scénarisation), à la fois scénario
+++++au sens de Liam Gillick (« The Why ? Scenario, 1996, tr. fr. McNamara Papers, Erasmus and Ibukai Realisations, The What If ? Scenarios, Dijon , Consortium, 1997) & « Le Futur doit-il aider le passé ?, 1998, tr. fr. Dominique GONZALEZ-FOERSTER, Pierre HUYGHE & Philipp PARRENO, Paris, Arc, 1998) et de Pierre Huyghe
et scénographie, n'en apparaît pas moins comme réductrice. Comme apparaît également réductrice la distinction par trop dichotomique, entre scénarisation par le haut ou, comme dit Jacques, le héros de Jacques le fataliste et son maître, par « là-haut », et scénarisation par le bas, par « en bas », là où il s'avérerait plus « productif » de chercher à déconstruire l'opposition du haut et du bas. Citton renvoyant à la pratique qui est celle du collectif, de l' « agencement collectif d'énonciation »
+++++selon l' « expression », quelque peu mythifiée, proposée par Félix Guattari (« Les Schizoanalyses », Chimères n° 1, 1987)
à géométrie variable Wu Ming (ex Luther Blissett)
+++++(cf. WU MING, Manituana, 2007, tr. fr. Paris, Métailié, 2009, WU MING 1, New Thing, 2004, tr. fr. Paris, Métailié, 2007, WU MING 2, Guerre aux humains, 2003, tr. fr. Paris, Métailié, 2007 & WU MING)
et à la théorisation qu'en donne celui-ci (cf. WU MING, « La Narration comme technique de lutte », tr. fr. Politique, Revue de débats n° 56, La Diversité, Une idée à la mode, octobre 2008) : « L’idée que les idéologies étaient mortes a amené l’idée selon laquelle il suffisait de raconter les faits — que les faits suffisaient pour mobiliser les gens. Mais les idéologies ont beau être mortes, les gens ont besoin de frames, de cadres de valeur avec lesquels lire la réalité ». « Besoin de symboles, de mythes », «expérimentation de dispositifs, d’allégories, de métaphores, de mythopoïèses »… Mythe qui, selon Wu Ming lui-même, « doit naître de la réalité, par en bas ».

Selon Citton « en parlant (à tort) de “fin des idéologies“, que ce soit pour s'en féliciter ou pour regretter la belle époque des grands antagonismes binaires et structurants, on rate la spécificité de ce qu'il est aujourd'hui urgent de construire ensemble: non pas tant un système d'idées, cohérent et totalisant, fermement ancré dans la rigueur du concept, rassurant les esprits inquiets par sa prétention d'avoir réponse à tout (une idéologie), mais bien plutôt un bricolage hétéroclite d'images fragmentaires, de métaphores douteuses, d'interprétations discutables, d'intuitions vagues, de sentiments obscurs, d'espoirs fous, de récits décadrés et de mythes interrompus, qui prennent ensemble la consistance d'un imaginaire, moins du fait de leur cohérence logique que de par le jeu de résonances communes qui traversent leur hétérogénéité pour affermir leur fragilité singulière ». Nécessité, selon lui aussi, de renouer, par delà la narration, avec la « puissance mythique », de proposer de nouveaux mythes, quand bien même, comme l'écrit Jean-Luc Nancy (La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986 à la suite de Marcel Détienne (L'Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981 & « Le Mythe, en plus ou en moins », 1984, L'Écriture d'Orphée, Paris, Gallimard, 1989), « nous savons désormais, non seulement que toute “reconstitution“ du surgissement initial de la puissance mythique est un “mythe“ [un mythe moderne], mais aussi que la mythologie est notre invention, et que le mythe comme tel est une “forme introuvable“ ».

Mais, enchaîne Nancy, peut-être ne suffit-il pas de savoir que le mythe est mythique. « Soit qu'on déplore l'épuisement de la puissance mythique, soit que la volonté de cette puissance accomplisse des crimes contre l'humanité [comme dans le cas du nazisme], tout nous conduit à un monde où fait profondément défaut la ressource mythique. Penser notre monde à partir de ce “défaut“ pourrait bien être une tâche indispensable ». Nancy, observe Citton, ne se contente lui-même pas de déplorer notre déficit de mythe : « Bataille
+++++[Georges BATAILLE, « L'Absence de mythe », 1947, Œuvres complètes, tome XI, Articles I, 1944-1949, Paris, tr. fr. Gallimard, 1988 : « Le mythe et la possibilité du mythe se défont : subsiste seul un vide immense, aimé et misérable. L'absence de mythe est peut-être ce sol, immuable sous mes pieds, mais peut-être aussitôt ce sol se dérobant » & « À prendre ou à laisser, Troisième convoi », 1946, ibid. : « L'absence de mythe est le seul mythe inévitable »]
avait nommé cet état, auquel nous sommes voués : l'absence de mythe […] je substituerai à son expression celle de l'interruption du mythe. Mais il n'en est pas moins certain que “l'absence de mythe“ (dont l'interruption désignera plutôt la provenance, et la modalité) définit ce à quoi nous sommes arrivés, et ce à quoi nous sommes affrontés. Mais l'enjeu de cet affrontement n'est pas une alternative entre la simple absence du mythe et sa présence. À supposer que “le mythe“ désigne, par delà les mythes, voire contre le mythe lui-même, quelque chose qui ne peut simplement disparaître, l'enjeu consisterait dans un passage à la limite du mythe, dans un passage sur une limite où le mythe lui-même se trouverait moins supprimé que suspendu, interrompu. Cette hypothèse ne représente peut-être rien d'autre que ce que Bataille envisageait lorsqu'il proposait de considérer l'absence de mythe elle-même en tant que mythe.

[…] Le mythe est avant tout une parole pleine, tantôt révélatrice et tantôt fondatrice de l'être intime d'une communauté. Le muthos grec —celui d'Homère, c'es-à-dire la parole, l'expression parlée— devient le “mythe“ lorsqu'il se charge de toute une série de valeurs qui amplifient, remplissent et ennoblissent cette parole, lui donnant les dimensions d'un récit des origines et d'une explication des destins ».

« Mais la tradition est suspendue, au moment même où elle s'accomplit. Elle s'interrompt en ce point précis : là où nous connaissons bien la scène, là où nous savons que c'est du mythe
+++++[comme dans la distanciation où nous savons que c'est du théâtre sinon de l'illusion,
++++++++++à l'encontre de Michael Fried (Esthétique et origines de la peinture moderne, tome I, La Place du spectateur, 1980, tr. fr. Paris, Gallimard, 1990), pour qui la théâtralité doit être non pas tant seulement interrompue mais contrée (par l'absorbement)
+++++mais si tant est cependant, ce que met en doute Michel. Gauthier («Christopher Reeve, Les Coulisses du réenchantement», Mark ALIZART & Christophe KiHM, ed. Fresh Theorie Vol. 1, Paris, Léo Scheer, 2005), que la distanciation conserve encore son pouvoir d'interruption].
Dès que nous parlons de “mythe“, de “mythologie“, nous signifions cette négation au moins autant que l'affirmation de quelque chose». […]Parler du mythe n'a jamais été que parler de son absence. Et le mot “mythe“ lui-même désigne aussi bien l'absence de ce qu'il nomme » (comme c'est, dans une certaine mesure, le fait de tous les mots).

Cependant, dans l'interruption du mythe, quelque chose se fait encore entendre, « la voix même de l'interruption, si on peut dire […] Cette voix semble tenir encore les déclarations du mythe, car dans l'interruption il n'y a rien de nouveau à entendre, il n'y a pas de nouveau mythe qui surgisse », quoi qu'en dise Citton. Et à cette voix de l'interruption, dit Nancy, on a donné un nom : la littérature. Ou l'écriture. Ou, pourrait-on dire encore, l'art. Quoi qu'il en soit du rapport que la littérature continue à conserver avec le mythe : « non seulement la littérature est l'héritière (ou l'écho) du mythe, mais la littérature a été pensée et doit sans doute être pensée en un sens elle-même comme mythe — et comme le mythe de la société sans mythes ». Là même où, selon moi, il en serait en fait encore davantage de l'art comme du mythe : là où nous disons que c'est de l'art, où nous « savons » que c'est de l'art, l'art perd toute puissance, le nom « art » vient interrompre l'art lui-même. Tandis que l'art sans identité, s'il interrompt bien l'art labellisé comme tel, n'interrompt pas l'art en tant que tel.

Mais n'en demeure pas moins, toute dimension mythique mise à part, la volonté, de la part des mass media eux-mêmes, de faire que ce soit tout un chacun qui se mette à raconter son histoire.