(2) L'entretien comme forme 1

JCM 24.05
Ceci est encore une question alors que j'aurais préféré que nous renoncions au jeu des questions et des réponses, et aurais donc souhaité que toi-même dises ce que tu penses de la « forme-entretien » mais, comme il faut bien commencer et comme c'est moi qui ai proposé de commencer par un entretien sur la « forme-entretien », sans doute aurais-je pu (ou dû) moi-même lancer le débat sur cette question. Ce que je vais tenter de faire malgré tout avant d'essayer de répondre à ta question.

Le paradoxe, pour moi, c'est de te proposer dans le cadre de ce blog d'avoir recours à la « forme-entretien » alors même que, ainsi que je l'ai indiqué dans le chapitre 2, « Retour de l'auteur », de mon dernier livre, Retour du futur, je suis pour ma part extrêmement réticent à l'égard du recours à la forme-entretien qui est pratiquée dans les revues d'art depuis un certain nombre d'années (phénomène dont entendait rendre compte en cherchant à le légitimer le numéro 2 de la revue Trouble et qui a culminé dans le livre d'Hans-Ulrich Obrist, Conversations) et que j'avais cherché à m'y opposer dans le cadre de la Biennale de Paris. Aussi voudrais-je ici non tant remettre en question ce que j'ai pu dire à ce sujet jusqu'à présent qu'y apporter, pour reprendre ton expression, quelques « éclaircissements ».

« Forme-entretien », « forme-conversation » ou « forme-dialogue »… Sans doute les thuriféraires de la forme-entretien se retranchent-ils non tant derrière les thèses d'H. Paul Grice (« Logique et conversation », 1975, tr. fr. Communications n° 30, La Conversation, Paris, Seuil, 1979) sur la coopération conversationnelle ni même celles de Jürgen Habermas sur la possibilité d'atteindre le consensus dans la discussion en petits groupes (coopération, consensus —notions des plus contestables— et non pas critique !), voire la vogue du tchat sur le Net, que derrière les noms de Platon et de Mikhail Bakhtine. Mais, chez Platon, il s'agissait non tant de dialogues réels que, précisément, de la seule « forme-entretien » ou forme dialogique. Ce qui était une forme littéraire ou, en tout cas, textuelle comme une autre (dans une finalité elle-même maïeutique?). Comme il est de l'auto-fiction les dialogues de Platon sont des dialogues-fictions, des fictions de dialogues. Tout comme, pour ce qui est de Bakhtine, le dialogue n'est pas, pour reprendre tes propres formulations, extérieur au texte, paratextuel, mais bien textuel avant même d'être intertextuel. Le dialogisme bakhtinien signifie fort judicieusement qu'un texte (au sens large, verbal ou non) n'est jamais seulement celui de son « auteur présumé » (celui, en tout cas, dont le nom figure dans le paratexte qui entoure le texte) mais est toujours le « fait », sinon d'un auteur collectif, du moins d'une multiplicité d'auteurs (ce que sont encore dans un certain sens les « récepteurs » du texte —qui ne sont pas que « récepteurs »—, quelque postérieurement qu'ils interviennent).

Mais ce n'est en fait pas du tout de cela qu'il s'agit dans la vogue actuelle des entretiens qui ont envahi les revues d'art qui sont des dialogues (au sens basique du mot) entre un artiste et un critique. Dialogues qui portent sur le travail de l'artiste en question (mais qui ne se trouve guère questionné) et qui, ce faisant, se substituent au travail critique et, du même coup, participent de l'extinction de la critique d'art au profit de la perpétuation du culte de l'auteur et de la promotion (marchande) des artistes (les artistes n'ont toujours eu que trop tendance, depuis l'apparition de la critique d'art avec La Font de Saint-Yenne au dix-huitième siècle, à chercher à discréditer les critiques ou alors à se borner à en jouer dans un jeu de légitimations réciproques : Greenberg-Pollock, Restany-Klein, Krauss-Sherman…). Le critique d'art dialoguant avec un artiste ne fait que chercher à faire dire (où il y aurait bien malgré tout maïeutique) à l'artiste non pas tant « sa vérité » que « la vérité » sur son art, comme si l'artiste détenait infailliblement (même s'il ne le sait pas nécessairement) une quelconque vérité sur son art, une et « indiscutable », qu'il s'agirait seulement, pour le critique, de permettre à l'artiste d'exprimer, d'aider l'artiste à l'exprimer, en toute démission du travail critique. Ce qui revient, pour le critique, à se priver de sa parole propre pour la donner pas même à l'œuvre mais au seul artiste qui retrouve là toutes ses prérogatives d'antan.

Encore n'est-ce bien entendu pas du tout ce dont il s'agit ici entre nous puisqu'il n'a jamais été question de faire porter cet entretien sur ton travail d'artiste en tant que tel. Pas plus qu'il n'a jamais été question de se borner à renverser les « rôles ». Si j'ai préféré te proposer de recourir à l'entretien plutôt qu'à l'interview c'est bien entendu, outre pour éviter une forme par trop journalistique, pour chercher à éviter toute dissymétrie dans la forme de l'échange (quand bien même les dialogues platoniciens n'étaient eux-mêmes pas très symétriques).

Mais ce à quoi j'entends me référer, ce n'est pas tant à la pratique de l'entretien dans les revues d'art mais plutôt (sans tomber pour autant dans ce qu'Hal Foster a dénoncé comme le paradigme ethnographique issu du tournant ethnographique en sciences sociales, si tournant ethnographique il y a eu faisant suite au fameux tournant linguistique) à la pratique actuelle de l'entretien en anthropologie et en sociologie, quand bien même il s'agit d'une sociologie qui entend rompre avec la sociologie critique qui était celle d'un Bourdieu, d'une sociologie relevant de ce que Nathalie Heinich (Ce que l'art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998) a appelé le tournant a-critique de la sociologie « consistant non plus à valider ou à invalider ces ordres [de valeurs], mais à comprendre [en un sens qui n'en demeure pas moins très wébérien] comment les acteurs les construisent, les justifient et les mettent en œuvre dans leurs discours et dans leurs actes », la critique elle-même (au sens non tant artistique que sociologique) étant désormais « considérée comme une relation à analyser [d'où l'appellation habituelle de sociologie de la critique] et non plus comme une visée du sociologue ».

À l'encontre d' « 'auteurs » comme Lévi-Strauss qui faisait grief à Mauss de ne pas avoir suffisamment coupé avec les façons dont les « indigènes » se représentaient leur société, l'anthropologie et la sociologie actuelles entendent rendre la parole aux acteurs. Et ainsi en va-t-il en particulier pour ce qui est de la sociologie de l'art de la part d' « auteurs » comme Heinich ou Antoine Hennion (cf. notamment Antoine Hennion, « Le Silence sur la musique », Entretien avec François Ribac, Mouvements n° 2, 2003), même si, précise Nathalie Heinich (« Ce que la sociologie fait au goût », Olivier Assouly, Goûts à vendre, Essais sur la captation esthétique, Paris, Institut français de la mode, 2007), la perspective pragmatique en sociologie ou, comme dit Hennion (op. cit.), le « paradigme pragmatique », voire le « tournant pragmatique » de la sociologie post-citique, interdit d'en revenir aux discours pré-formatés par l'enquêteur, aux réponses à des questionnaires standards formulées au cours d'interviews empruntées au départ par les sociologues de l'école de Chicago au journalisme, et leur préfère l'entretien le plus « spontané » (si spontanéité il y a jamais) possible.

L'artiste —quand bien même la sociologie de l'art récente s'est surtout focalisée non sur les « auteurs » mais sur les « amateurs » d'art tout en cessant de chercher à remettre en question leurs goûts et croyances comme le faisait la sociologie critique— a lui-même son mot à dire sur son travail, mais ce au même prix que quiconque, au même prix que l'amateur, et au même prix que le sociologue, que le critique ou que le théoricien qui sont tous des « acteurs » ou des « actants » au même titre les uns que les autres, qui sont tous à leur façon des amateurs.

Sur quoi, pour achever de répondre à ta question (puisque, en fait, il me semble que j'ai déjà largement commencé), Michel Foucault lui-même, dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », (1969, Dits et écrits, 1954-1988, tome I, Paris, 1954-1989, Paris, Gallimard, 1994), disait déjà combien il était difficile de faire la part entre l'œuvre et le « hors d'œuvre », entre le texte et le hors-texte, de savoir où commence et où finit l'œuvre. L'œuvre, là encore, (ou le texte) n'est jamais si autonome que cela. L'œuvre est « ouverte » (dans un tout autre sens que celui dans lequel Umberto Eco employait cette expression. Et, en particulier, texte et paratexte peuvent empiéter l'un sur l'autre.