(10) Intermède 3. Suicide, mode d'emploi

Alexandre Jimenez 18.06
Une œuvre se suicide.



JBF 20.06
Alexandre Jimenez —qui suit journellement, ou presque, l’évolution de notre blog en écoutant Minor Threat— nous fait parvenir ceci, une image, sans avoir pris soin de l’associer à des indications spéciales. J’ai ri en voyant cette photographie qui nous présente une situation déraisonnable, irrationnelle parce que partant du postulat que l’œuvre d’art disposerait d’une autonomie suffisante pour choisir de mettre elle-même fin à ses jours ! Exit son créateur ? Peut-être en est-il toujours ainsi pour qui (ou quoi, dans le cas d’une œuvre d’art !) palpe le bout du rouleau : la solitude s’impose au point qu’elle prend des droits sur tout. Outre le comique morbide de la situation, je trouve cocasse que l’œuvre en question ait par ailleurs l’apparence d’un objet d’art minimal récapitulant (vraisemblablement) un des Incomplete Open Cubes de Sol LeWitt, ou, plus largement, dévoyant l’approche de Robert Morris (nous savons combien ce dernier était obsédé, à de multiples niveaux, par la mise en rapport du corps humain avec la géométrie et comment, pour le meilleur et pour le pire, il a réussi à nous faire percevoir comme quasi humaines des surfaces lisses soumises à des courbes et à des angles droits). Je sais que mes dernières questions (qui ne prennent plus la forme de questions) vont te demander beaucoup de temps pour répondre (sans répondre) : que penses-tu de faire figurer cette image sur le blog pour créer un nouvel intermède ? Alexandre ne souhaite pas associer sa photographie à une légende, la situation qu’elle décrit ne nécessitant pas, selon lui, d’être associée à un intitulé, je te laisse le soin d’examiner cela et de me donner ton avis. Pour ma part, je pense, pour titrer la photographie ainsi que le dispositif qu’elle présente, à un très basique « Une œuvre se suicide ».


JCM 21.06
Ton envoi me rappelle (sans aucune présomption de ma part) certains des poèmes que je faisais encore à la fin des années 60 où je mettais en scène le poème lui-même dans différentes tribulations qui, le plus souvent, se terminaient mal pour lui. À titre d'exemple :

UN POÈME POUR QUOI FAIRE ?*

Un poème sur quoi ?
+++++l'amour – la paix – la révolution – rien – lui-même…

Un poème pour quoi faire ?
+++++l'amour – la paix – la révolution – rien - un poème…

Un poème pour qui ?
+++++lui – elle – soi – les autres – tous – quelques-uns – personne…

Un poème pour mettre où ?
+++++chez soi – sur soi – en soi – partout – par terre – nulle part – aux toilettes – au feu…

Un poème pour quel usage ?
+++++lire – réfléchir – méditer – se distraire – s'instruire – s'éventer – se torcher – allumer le feu…

Un poème pour quand 
+++++le soir – les heures de travail – en dehors des heures de travail – de rares instants – à tout bout de champ – jamais…

Un poème pour vous faire quoi ?
+++++jouir – frissonner – agir – réfléchir – rire – dormir – chier…

Un poème pour vous faire faire quoi ?
+++++l'amour – la paix – la révolution – rien – un poème – des folies – y mettre le feu…
(1967)
*Et oui, déjà ! « L'art pour quoi faire ? » était au demeurant le titre que je comptais initialement te proposer quand tu m'avais demandé de trouver un titre pour ce blog.
Plus « sérieusement » (?), comme a pu en faire le constat Georges Didi-Huberman (Devant les images, Question posée aux fins d'une histoire de l'art, Paris, Minuit, 1990), l'idée de la mort de l'art a toujours hanté l'histoire de l'art, en tout cas dès son acte de naissance officiel avec les Vies de Giorgio Vasari. Ce qui n'a jamais pour autant empêché l'art de continuer à proliférer, l'art s'étant toujours nourri de sa propre mort comme de ses échecs répétés (comme les musées nés dans la foulée se sont eux-mêmes nourris des cadavres de l'art, quand bien même lesdits cadavres se sont vite, comme toujours, révélés encombrants). Quand bien même, selon Gianni Vattimo (La Fin de la modernité, Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, 1985, tr. fr. Paris, Seuil, 1987), l'art s'en serait bien trouvé malgré tout affaibli sinon complètement anéanti. Encore qu'il convienne, comme je l'ai rappelé précédemment, de distinguer avec Hubert Damisch (« Stratégies, 1950-1960 », 1977, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, 1984) entre fin du « jeu de l'art » et fin de ce qui n'est que telle ou telle partie du « jeu » de l'art. L'achèvement d'une partie n'est pas l'achèvement (à prendre au double sens du mot) du jeu. Distinction, dit Yve-Alain Bois (« Peinture : travail du deuil », 1986, L'Amour de l'art, Lyon, 1991), entre jeu générique et partie spécifique qui permet à une conception demeurant historiciste de l'histoire de l'art comme linéaire et totale. Bois proposant en outre de distinguer entre mort « naturelle » de l'art, l'art, à bout de souffle, mourant de sa « belle mort » – mise à mort de l'art provoquée (sans nécessairement intention de donner la mort) par un événement survenu en son dehors (tel, au dix-neuvième siècle, le surgissement de la photo ou, au vingtième, Auschwitz selon Theodor W. Adorno —« Critique de la culture et société », 1949, Prismes, Critique de la culture et société, 1955, tr. fr. Paris, Payot, 1986—, pourtant peu suspect de sympathie envers les conceptions avant-gardistes) – et aspiration à la mort de l'art, entreprise délibérée, minutieusement ourdie, de mise à mort de l'art. En particulier possibilité, donc, de tentative de suicide de la part de l'art, aspiration de l'art lui-même (et de lui-même) à la mort.
Encore qu'il conviendrait également de distinguer entre mort de l'art et mort de l'œuvre puisqu'il peut être tant de l'art sans œuvre, de l'art désœuvré, que des œuvres sans art (comme il peut être également de l'art sans art ni œuvre). En même temps qu'entre mort des notions génériques d'art et d'œuvre et mort de telle forme spécifique d'art ou de telle œuvre spécifique comme dans le cas de l'art auto-destructif de Gustav Metzger qui publia son premier manifeste en 1959, se bornant, comme il le dira dans son second manifeste de l'art auto-destructif (1960, History History, Vienne, Generali Foundation, 2005) à chercher à accélérer le processus naturel de désintégration, à la suite de quoi il organisera à Londres en 1966 le Destruction in Art Symposium et appellera, en 1974, non tant à la mort qu'à la grève de l'art (quand bien même il ne réussira pas à entraîner beaucoup d'artistes avec lui). Grève et non pas mort ni même abandon (comme dans le cas de Charlotte Posenenske ou de Lee Lozano, Posenenske dont, comme l'observe Florian Brochec —La Disparition, Un retour au réel, mémoire de master, Université de Paris 8, 2008—, la production artistique passée ne s'en trouve pas moins aujourd'hui exaltée de nouveau et, par là même, réifiée là où, dans le cas de Lozano, c'est l'abandon même de l'art qui se trouve désormais magnifié-réifié, cependant que la « thématique », voire la « mythologie » de la disparition dans l'œuvre de Bas Jan Ader a tout au plus amené à la disparition, à la mort —au suicide? — de l'artiste et non pas de l'art en tant que tel). Et grève non pas illimitée mais limitée par avance à une durée de trois ans, de 1977 à 1980, durée pendant laquelle « in place of the practice of art, people can spend time on the numerous historical, aesthetic and social issues facing art » (« Years Without Art 1977 – 1980 », 1974, History History, op. cit.) : en quelque sorte « dépassement » de l'art dans la théorie de l'art, dans une forme de méta-art. Voire simple retrait ou suspension pour mieux « repartir ». Caractère même instituant selon Gerald Raunig (« Approfondir la théorie, L'École du maître qui manque », Vienne, EIPCP, 2010 : toujours la dialectique de l'instituant (« la pratique instituante de l'auto-organisation ») et de l'institué (l'institution artistique en place, l'art institutionnel sinon l'art en tant que tel), du dynamisme de l'instituant et du conservatisme de l'institué, déjà mort dès lors qu'il est institué.

JBF 23.06
« En particulier possibilité, donc, de tentative de suicide de la part de l'art, aspiration de l'art lui-même (et de lui-même) à la mort. » : comme tu y vas, j’apprécie énormément !
Les « années sans art » de Gustav Metzger ont eu sur moi une grande influence. J’ai cité l’expérience ou l’ai même prise pour point de départ à plusieurs reprises dans mes publications. Dans le détail, la « suspension » me semble comme à toi incarner une position bien plus pertinente que « l’abandon », trop passionné, trop fervent (vois dans ce mot tout ce qu’on pourrait y suspecter de religieux) et pour cela propice à générer, sur le plan de l’interprétation, des débordements hystériques ayant notamment pour effet la magnification (il serait encore plus juste d’écrire « magnification-réification » comme tu le fais). La suspension, par ailleurs, présente pour moi un des seuls cas de figure où il semble justifié d’envisager l’art comme un travail (à partir du moment où il est avant tout question de revendiquer un droit). D’une façon générale, j’aime considérer l’appartenance à l’art comme le strict opposé d’un sacerdoce : c’est sans frénésie, froidement, que l’on s’adonne à l’art, une activité comme une autre (la difficulté résidant ensuite à s’efforcer de faire en sorte que ne soit pas consacrée ou même célébrée cette « activité comme une autre », tu as plusieurs fois détaillé les contours de ce genre d’apories grinçantes dans tes écrits : en art tout est-il en définitive affaire de consécration ?).

« The artist must destroy art galleries. » (Gustav Metzger, « Manifesto World », 1962, Damaged Nature, Auto-destructive Art, Londres, Coracle Press, 1996) Il fallait en vouloir pour écrire ces lignes en 1962 !

« Grève et non pas mort ni même abandon », je pense en effet que tout est là, dans la possibilité qui nous est offerte de nous abstenir ou d’en être, selon les cas, la notion d’à propos étant ici capitale. De même qu’il me semble plus intéressant de montrer en quoi il y a toujours plusieurs auteurs (même quand un seul se prononce et signe) que de chercher à prouver quand il semblerait qu’il y en ait un et quand pas (je garde bien entendu en mémoire le texte de Jean-Louis Weissberg, «Auteur, nomination individuelle et coopération productive», Solaris, décembre 2000/janvier 2001, que tu m’avais indiqué), de même tout ce qu’on pourrait écrire autour de « quitter l’art » me semble moins intéressant que ce qu’il y aurait à dire au sujet du rendement de l’artiste (en gros ce qu’on attend de lui), à une époque où la production d’objets d’art n’a jamais été aussi pléthorique.
Quand j’ai évoqué la question du départ dans Des modes d’emploi et des passages à l’acte (Il était une dernière fois : « Quitter l’art, ça a un prix ! », IKHÉA©SERVICE N°23 variante 1, page 84), je lui ai donné l’aspect d’un défi impur (« En cas de rechute, il faudra casquer ! »). La grève, quant à elle, m’a inspiré des services comme Bartlebysme : « Art would prefer not to ! » (IKHÉA©SERVICE N°23, ibid. page 82) ou encore Slowmo : « Le ralentisseur » (qui me vient de l’obstructionnisme, IKHÉA©SERVICE N°24, ibid. page 86) et sa variante Perdre son temps (ibid. page 88).
« […] tentative de suicide de la part de l'art […] » (pour revenir à la photographie qui nous a été confiée par Alexandre Jimenez), « suspension », « grève ». Si je faisais preuve d’assez de mauvais goût pour tenter de boucler ce passage en revue, ou cet état des lieux, « scission » est un terme qui me semblerait encore manquer à notre tableau de chasse : « La véritable scission dans l’I.S. a été celle-là même qui doit maintenant s’opérer dans le vaste et informe mouvement de contestation actuel : la scission entre, d’une part, toute la réalité révolutionnaire de l’époque et, d’autre part, toutes les illusions à son propos. » (« Thèse sur l’Internationale Situationniste et son temps, par Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti », 1972, in La Véritable Scission, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1998, page 81). Fin de l’intermède ? Non ! Je n’ai encore rien dit de ton poème car je souhaitais garder ceci pour la fin de mon envoi :

Un intermède pour quel usage ?
+++++Lire – réfléchir – méditer – se distraire – s'instruire – s'éventer – se torcher – allumer le feu…