(9) ―Est-ce alors encore un blog ? ―Qu’est-ce que cela peut faire ?

JBF 20.06
La forme de notre échange, qui rend manifeste que chacun d’entre nous est libre de mettre en forme son envoi comme il le souhaite, m’invite à fournir ici des notes n’ayant pas encore trouvé leur « complet état de rédaction » (je suppose que cet état situé quelque part entre le vivant et le mort existe !). De nouveau, et c’est tout le contraire d’une abdication, je pointe dans tes lignes des idées qui me semblent saillir. « De nouveau » : c’est dire comme j’apprécie malgré moi les modes opératoires fondés sur la réapparition !

Blog 7.
« J'estime qu'il n'y a pas davantage de définition stricte d'un blog que de définition normative de l'art (et ce d'autant qu'un blog, contrairement à ce qu'il en est habituellement de l'art, ne vise aucune légitimation en tant que tel, présente un caractère des plus modestes), sinon une définition « purement » technique. »
« Pas de définition normative de l’art » est une affirmation qui me semble mériter la plus grande attention. Je t’ai plusieurs fois entendu parler de cela en public (« en art, il est seulement loisible de juger sans critères »). Ce qui fait que, curieusement, je t’entends dire ça en te lisant.

Blog 8.
« […] si dénouement il doit y avoir […] »
En évoquant l’absence d’un dénouement, je souhaitais exprimer le fait, singulier à mon goût, que la forme de notre échange indique à ceux qui nous lisent qu’ils ne doivent pas s’attendre à voir se présenter une once de dénouement : « S’ouvre alors la perspective d’une souveraine indépendance, qui s’origine dans un "malgré tout" garantissant, en quelque sorte (mais ceci devrait être précisé) la pertinence de notre échange. ». Autrement dit, le fait de s’extraire de la perspective du dénouement équivaut pour moi à un acte d’affranchissement. J’y reviens ci-après.

Blog 8.
« Parler de déficience semblerait indiquer que nous serions voués à l'échec, que ce soit dans le contenu de notre échange ou dans le nombre de visiteurs que celui-ci serait en mesure d'attirer. »
Dans l’emploi (curieusement positif) que je fais du mot, « déficience » qualifie une attitude qui déçoit l’attente, et qui, comme telle et partant du fait que je sois foncièrement partisan d’un « dépense et non pas production, dépense improductive, inutile » (je te cite !) s’ouvre ―via le vide, ou plus précisément la vacance― sur l’imprévu et donc m’importe pour cette raison même au plus haut point (ça n’ira jamais là où on suppose que ça devrait). Dans mon sens (cette posture qui propose de se mettre la tête à l’envers revient-elle à une forme d’hermétisme ?, d’autre part transgresser les acceptations que l’on fait de certaines choses revient-il à un encodage ?), « déficience » ne renvoie pas à « échec » (je prends donc le mot à rebrousse-poil). De même, « faible » ne renvoie pas à « échec ».
En écrivant le passage sur lequel tu as ainsi réagi, mon projet consistait à émettre l’idée que nous étions exactement là où je convoitais que nous fûmes, à savoir dans un « interstice » (ce mot me semble beaucoup trop à la mode pour mériter d’être utilisé, c’est pourquoi je le présente entre guillemets) ayant l’exemption pour point de départ et nous permettant pour cela de réfléchir (et même d’agir) de façon libre, sans nous ranger sous une quelconque forme d’ordre ou d’injonction. « Hors du devoir », c’est aussi cela que j’appelle « faible », « déficient » vis-à-vis des attentes que l’on pourrait (le public, des amis) former à l’égard de notre échange.

Blog 8.
« Ne pourrait-on dire que notre blog est lui-même un blog paresseux, sinon oisif ? »
Je le trouverais encore plus opérant (dans mon sens) s’il était, de plus, parfaitement inutile.

Blog 8.
« […] il en est des questions comme de la mémoire : de même qu'on n'accède pas à la "mémoire véritable" en essayant —avec plus ou moins de bonheur, avec plus ou moins l'aide d'artifices— de se rappeler mais en se bornant à laisser les souvenirs aller à soi, nous "tomber dessus", les "questions véritables" ne sont pas tant celles qu' "on" pose —à soi ou aux autres— que celles qui "se posent" d'elles-mêmes, qui nous tombent dessus […] »
Cela revient-il à parler d’objectivité ?

Blog 8.
« […] je tiens beaucoup à la distinction entre audience et public […] »
Dans le cadre de L’Amicale de la Biennale de Paris, nous avions, durant deux ans, plusieurs fois mis au travail la notion de spectateur (j’imagine que spectateur fait également pour toi l’objet d’une distinction, j’aimerais savoir laquelle), notamment au travers du 23e sujet, Art After Spectatorship, qui nous avait été proposé en 2007 par Stephen Wright. Pour conserver l’intégrité d’un développement fait d’enchaînements d’idées amenées dans un ordre précis, je cite à présent le texte de Stephen dans sa forme intégrale : « Le substantif collectif anglais spectatorship désigne bien plus que la communauté de spectateurs ; il recouvre davantage que le seul phénomène "spectatorial". Il nomme un régime de visibilité qui est à la fois constitutif des conventions qui régissent la production et la réception de l’art, et constitué par elles. En évacuant toute notion d’usage actif, spectatorship s’oppose à usership, un rapport à l’art fondé sur l’usage. Comme l’œuvre, comme l’auteur, le spectateur fait partie d’une "Sainte trinité" à la base de ces conventions artistiques, héritées de la Renaissance et encore en vigueur, bien que fortement mises à mal aujourd’hui par certains praticiens et théoriciens. Si le monde et le marché de l’art semblent pouvoir envisager l’éventualité d’un art sans œuvre et sans auteur – poursuivant des expériences de dématérialisation radicale et de généralisation des initiatives collaboratives – l’idée d’un art sans spectateur, en l’absence de tout spectatorship, reste anathème non seulement à leurs us et coutumes mais à leur existence même. Dans les sermons "critiques" qui ne manquent jamais de célébrer la libre et active participation des spectateurs à la constitution du sens des œuvres, ne sommes-nous pas au cœur de l’idéologie contemporaine, entendue comme le rôle imaginaire qu’entretient un sujet avec le réel ? Ces apologies de spectatorship sont-elles autre chose qu’une tentative de retarder un inévitable changement de paradigme dans l’art, déjà en cours ? N’y a-t-il pas, autrement dit, quelque chose de désespéré dans l’affirmation de spectatorship à une époque où l’on voit émerger de plus en plus de pratiques à faible coefficient de visibilité artistique qui contestent délibérément la nécessité voire la possibilité pour ceux qui les perçoivent de se constituer en spectateurs ? Des pratiques qui dérobent à la visibilité et donc échappent à toute prescription, à tout contrôle – bref, au régime spectatorial. Quand et pourquoi dans l’histoire des idées le spectateur – "désintéressé", selon la formule d’Emmanuel Kant – émerge-t-il comme figure héroïque des arts visuels ? Et surtout, quels nouveaux usages et usagers commencent-ils aujourd’hui à contester, à déplacer voire à remplacer le spectatorship ? ».
Tu auras certainement des commentaires à produire relativement à ce texte. Ce que j’apprécie énormément dans celui-ci, et je souscris en cela pour beaucoup à l’idée qu’il faudrait à présent se dégager une fois pour toutes du « régime du spectateur », c’est qu’il tente de démonter un fondement que l’Industrie Culturelle ne peut pas nettement remettre en question si elle souhaite continuer d’exister sous sa forme actuelle.
Dans Contre l’art global (page 132), avec la notion d’ « art sans identité », tu poses les bases théoriques d’une alternative véritable ne devant plus rien au spectatorship (pour ma part et étant donné que j’ai choisi d’adopter un point de vue « prestataire », je rattache directement cette alternative à ce que je nomme « régime des usagers » dans mon manuel) : « L’art sans identité, c’est l’art performatif. […] C’est l’art qui intervient dans la réalité et pas seulement dans le petit monde de l’art, même étendu hors de lui-même. L’art qui relève non de la transfiguration du non-art en art mais de la transfiguration en sens inverse de l’art en non-art, et qui n’intervient pas seulement, comme peut malgré tout s’y employer ordinairement l’art, pour redorer la pilule, pour redécorer la réalité, pour la réhabiliter, voire pour la réenchanter… ou dans un but illusoire de remédiation sociale (remédiation sociale illusoire en soi, faisant que l’art qui se donne pour tâche la remédiation sociale ne rompt en fait en rien avec l’illusionnisme qui est habituellement celui de l’art). Ce quand bien même l’art sans identité peut relever à sa façon d’une forme de résistance, à commencer par la résistance contre le pouvoir des médias qui font habituellement l’événement, en même temps que rien n’exclut que l’art sans identité intervienne effectivement dans la réalité sur un mode fictionnel qui, là encore, ne se dit pas tel, allie réalité et fiction en toute indécidabilité –même mélangée à la réalité– n’étant pas illusionnisme. ».
Cela évoqué, et pour revenir une autre fois au texte qui nous avait été proposé par Stephen dans le cadre de l’Amicale, j’aimerais ajouter qu’il m’est impossible de  t’imaginer opposer, de façon aussi tranchée, « spectateur » à « usager ». Je n’en dis pas plus pour essayer de te faire sortir de tes gonds !

Blog 8.
« […] ce qu'Aby Warburg appelait la loi du bon voisinage […] »
Je ne connais pas la loi du bon voisinage selon Aby. Met-elle à mal ce qu’on tient pour acquis dans la rencontre ?