(6) Enchaîner

JBF 08.06
Je récapitule en les citant certains des passages qui ont particulièrement frappé mon attention à la lecture de (4) L'entretien comme forme 3 :
« Discontinuité, fragmentarité, ouverture, non systématicité […] »
« Ce qu'il convient, à mon sens, ce n'est pas tant de rejeter les questions pas plus que les réponses que de désolidariser les réponses des questions, de briser l'enchaînement (mot à prendre ici au sens fort d'assujettissement) des questions et des réponses tel qu'il se joue dans l'interview. »
« […] il n'y a "que des ré-enchaînements soumis à la coupure, au lieu de coupures soumises à l'enchaînement". »
« Et, d'autre part, on peut fort bien "se répondre" sans répondre à des questions. »
En nous parcourant une nouvelle fois depuis le commencement, je trouve jubilatoire qu’il soit à présent avéré que notre entretien, grâce ou à cause de sa forme inconvenante, c’est-à-dire ne répondant plus aux normes de l’interview assujettie à l’enchaînement des questions et des réponses, suivra un cours inopiné, et surtout, connaîtra la « fatalité » d’un dénouement déficient, faible, forcément, relativement à tous les espoirs qu’on aurait pu nourrir à son endroit. S’ouvre alors la perspective d’une souveraine indépendance, qui s’origine dans un « malgré tout » garantissant, en quelque sorte (mais ceci devrait être précisé) la pertinence de notre échange.
Rien ni personne ne nous invite ou oblige à produire cet entretien, or nous choisissons de le produire malgré tout.

En nous parcourant, je ressens peut-être également une volonté ou un désir de nous écarter du narratif (partout présent dans la forme-entretien, quoi qu’on en pense), via la suppression de son parent le plus proche, le fil conducteur. Précisément parce que le narratif est sans aucun doute ce qui a, sur le plan du langage, une aptitude singulière à « neutraliser les différends » (« Il y a un privilège du narratif dans l’assemblage du divers. », Le différend, op. cit. p. 228, de nouveau Lyotard !). Ce que j’apprécie le plus, dans cette discontinuité désirée, explosive, et surtout étrangère au narratif, c’est qu’elle maltraite notre croyance instinctive dans le fait qu’il y ait une Vérité, Une et Indivisible, un bloc, en somme, au contact duquel il serait possible de trouver réponse à tout. Tandis que nous savons pertinemment que nos meilleures réponses ne valent guère mieux que des miettes !

Mon attention s’est également portée sur ceci : le fragment précédent, (5) Intermède. La forme du blog, s’achève sur le mot enchaîner. Celui-ci, à l’intérieur de nos échanges, semble jouer un rôle de plus en plus capital (le mot question me semble, quant à lui, être a présent derrière nous, puisqu’il semblerait qu’il ait fonctionné comme une amorce, autrement dit pour moi question cachait enchaîner).
Sans qu’il soit nécessaire de se fixer pour but d’en faire le tour, nous pourrions peut-être à présent mettre le terme à l’étude, le temps de quelques lignes ou de quelques paragraphes. J’aimerais, par exemple, ré-aborder enchaîner (sous l’angle : « Que peut bien signifier le fait qu’on s’impose en permanence d’enchaîner vite et sans cesse ? ») au travers du cas de figure tragi-comique qu’offre le « professionnel de la profession » (j’emprunte l’expression à Godard, qui, si mes souvenirs sont bons, qualifiait ainsi les opérateurs du cinéma désirant faire, au propre, sans distance aucune, du 7e Art une profession) s’adonnant corps et âme à son activité : à « l’artiste plasticien souhaitant faire carrière », tu sais comme moi qu’il est en permanence demandé d’enchaîner. Que ce soit quand on lui propose d’élaborer une œuvre d’art « en réaction à un sujet ou à une thématique en vue de l’illustrer, par ex. La pollution, Voyages, Recyclage, Thoreaumachie », ou que ce soit quand on lui demande d’occuper, autant que faire se peut et pour des raisons ouvertement réputationnelles et commerciales, le terrain de la communication en enchaînant —au garde-à-vous— des événements culturels et des expositions de tout poil (quitte à le faire avec des produits dérivés, quitte à y perdre le moral ou la face, ou les deux).
Or, je crois que ce goût pour l’enchaînement outrancier masque, en particulier dans le contexte hystérique de l’Industrie Culturelle, la crainte de l’imprévu. Au sein de l’exposition (comme au sein de l’entretien répondant aux normes de l’interview assujettie à l’enchaînement des questions et des réponses), il est question de limiter les risques au maximum avant même d’aborder la question des contenus. À l’ère de l’Industrie Culturelle, le dispositif de l’exposition reproduit de plus en plus les conditions qu’offre à son public une séance de cinéma à l’occasion de laquelle, aussi terrible, vertigineux ou tordu que puisse être le film auquel on est en train d’assister, il a été préalablement convenu tacitement que rien ne pourrait arriver dans la salle. Rien : c’est-à-dire rien de rien.
T’en souviens-tu, nous avions ri, chez toi, il y a quelques temps, en imaginant qu’une participation à une exposition collective montée au Grand Palais (c’était en 2009 !) aurait pu revenir à sélectionner quelques personnes qui auraient eu pour tâche (sans donner de préavis) de cracher depuis la coursive sur le public massé en bas ?
Plus sérieusement : cette action brutale et déloyale aurait-elle déclenché une bagarre (l’artiste n’est jamais aussi pertinent que lorsqu’il se jette, par sa faute, dans le gouffre de l’indignité) ? Mais est-il encore possible, d’ailleurs, aujourd’hui, de déclencher une bagarre ? Ou même simplement de rire ouvertement en songeant à une contribution à une exposition aussi improbable ? « Avec des dents », il me semble que l’artiste se doit d’adopter une attitude similaire à celle que tu nous as proposé d’adopter dans le cadre de cet entretien. Ce que l’on offre à notre destinataire doit toujours faire naître dans sa conscience cette question maudite (elle le taraudera) : « Qui sait ce qu’ils pourront bien faire ? ».

Tout cela pour revenir encore une fois sur ce qu’il nous faudrait saisir des liens singuliers qui unissent enchaîner à notre entretien et donc d’une façon plus générale sur les liens qui unissent enchaîner au langage : pour créer des conditions psychiques propices à la spéculation (il serait plus juste d’écrire « pour qu’il y ait dispositif spéculatif », et je ne parle bien sûr pas de spéculation boursière !), il revient préalablement d’annihiler tout ce qui pourrait faire office de fil conducteur.

J’achève mon envoi par une autre situation que je trouve d’avance séduisante : une course poursuite sans scénario dans ta bibliothèque ! Avec prise de photos pour éclairer ce blog.