(8) La forme de la narration


JCM 14.06

« La “fatalité“ d'un dénouement déficient, faible, dis-tu, quand bien même nous n'en sommes pas encore au « dénouement », si dénouement il doit y avoir (si inéluctable soit cependant, comme dit Hubert Damisch («Stratégies, 1950-1960», 1977, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, 1984) la « fin de partie », fin de partie qui, observe-t-il, doit, comme dans le cas de l'art, être distinguée avec soin de la fin du jeu) ; je dirais plutôt que ta dernière « répartie » (hors de toute répartition convenue des « rôles ») dans notre échange,
+++++dans la « partie » que nous jouons non pas l'un contre l'autre mais, quelles que soient les divergences, de tout ordre et de toute taille, entre nous, l'un avec l'autre [en théorie des jeux,
++++++++++quelque méfiant que je puisse être à l'égard de la « gratuité » du jeu, que celle-ci soit feinte —soit « jouée »— ou soit effective, comme des usages étendus, métaphoriques, voire paradigmatiques de la notion de jeu (comme dans les ouvrages qui passent pour des classiques de Johan Huizinga, Homo ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu, 1938, tr. fr. Paris, Gallimard, 1951, et d'Eugen Fink, Le Jeu comme symbole du monde, 1960, tr. fr. Paris, Minuit, 1966), comme, en particulier, dans la notion d'art comme jeu (en particulier dans le cas de Fluxus), quelque usage qu'ait pu faire pour sa part Ludwig Wittgenstein de la notion de jeu,
++++++++++et quelque indéfinissable que s'avère même au départ le jeu comme en convient Roger Caillois (Les Jeux et les hommes, Le Masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958) (tout au plus pourrait-on dire qu'il serait entre les différents jeux des ressemblances de famille au sens de Wittgenstein),
+++++on distingue habituellement entre jeux de compétition et jeux de coopération (distinction isomorphe à celle, en sociologie, entre la notion de champ telle qu'employée par Pierre Bourdieu et celle de monde telle qu'employée par Howard Becker)] nous place en plein nœud de l' « intrigue », nœud dont je vais néanmoins m'efforcer de «dénouer » quelques fils.

Parler de déficience semblerait indiquer que nous serions voués à l'échec, que ce soit dans le contenu de notre échange ou dans le nombre de visiteurs que celui-ci serait en mesure d'attirer. Mais, dans l'échec, il n'y en a toujours pas moins l'aspiration, fût-elle déçue, à la réussite, à une certaine forme de réussite, voire au progrès, l'aspiration à une finalité. L'échec ne brise pas pour autant avec toute visée téléologique, fût-elle celle d'une finalité sans fin. On retombe encore là dans une forme de progression dramatique, dans la séquence narrative minimale de la narratologie : une possibilité s'ouvre ; soit l'actant cherche à réaliser cette possibilité (où l'on en reste à un simple possibilisme), soit il ne cherche pas à la réaliser. Et, dans l'option où il cherche à la réaliser, soit il y réussit, soit il y échoue (et ça repart).

Et l'échec lui-même s'avère moteur, facteur à la fois de progression et de progrès ainsi que l'a montré Karl R. Popper (La Logique de la découverte scientifique, 1934, tr. fr. Paris, Payot) pour ce qui est de la recherche scientifique : les sciences « avancent » non tant en confirmant les hypothèses que formulent (à l'encontre de tout empirisme) les chercheurs et qui demandent à être testées, à être expérimentées, mais bien davantage par infirmation desdites hypothèses (quand bien même, selon Thomas Kuhn, « Logique de la découverte ou psychologie de la recherche ? », 1970, La Tension essentielle, Tradition et changement dans les sciences, 1977, tr. fr. Paris, Gallimard, 1990, cela demeurerait seulement le fait de ce qu'il appelle la science normale et ne suffirait pas à mettre historiquement à l'épreuve celle-ci et à « entraîner » un changement de paradigme scientifique, lequel, de toute façon, ne saurait impliquer pour autant nul progrès décisif vers la vérité). Les contre-exemples valent plus que les exemples. Tout comme l'histoire de l'art n'a elle-même été qu'une longue suite d'échecs dénoncés d'une « génération » d'artistes à une autre (à condition, toutefois, d'éviter de tomber dans une conception par trop linéaire de l'histoire de l'art, ce que n'vite pas Kuhn pour ce qui est des sciences) mais qui n'en ont pas moins été ce qui a permis, pour le meilleur et pour le pire, à l'histoire de l'art de se « poursuivre » (là où Ernst Gombrich, L'Art et l'illusion, Psychologie de la représentation picturale, 1959, tr. fr. Paris, Gallimard, 1971, s'est borné pour sa part, en toute conformité à l'observation de Kuhn, à appliquer la démarche par essais et par erreurs théorisée par Popper à la pratique artistique individuelle, quelle que soit pourtant la méfiance également de Kuhn, «Commentaires sur les rapports entre la science et l’art», 1969, La Tension essentielle, op. cit. à l'égard de la modélisation de l'art sur les sciences). Les critiques apportent plus, voire encouragent plus que les louanges.

Ce alors que, dans notre cas, cela ne saurait ni réussir ni échouer. Je parlerais plutôt, en tout cas en ce qui me concerne, d'indifférence à la réussite et à l'échec. Voire de déconstruction de l'opposition entre réussite et échec.

Quant à la faiblesse que tu évoques, ne pourrait-on y voir une allusion à la pensée faible prônée par Gianni Vattimo (La Fin de la modernité, Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, 1985, tr. fr. Paris, Seuil, 1987)? Où il y aurait affaiblissement de la fin, de la finalité. Non pas tant, comme pour Jean-François Lyotard (La Condition postmoderne, Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979) fin qu'affaiblissement des « grands récits » modernistes, affaiblissement de ce que Vattimo a eu beau jeu de dénoncer comme étant toujours le grand récit de la fin des grands récits. Non pas tant fin qu'affaiblissement de l'histoire elle-même ? Tout comme ce à quoi nous assisterions aujourd'hui, ce ne serait pas tant la fin de l'art ardemment voulue jadis par les avant-gardes artistiques (la crise de l'art contemporain des années 90 est elle-même bien passée) que l'affaiblissement de l'art (sur un plan qualitatif sinon quantitatif : il n'y a jamais eu autant d'art et de lieux d'exposition de l'art qu'aujourd'hui, sa pléthore sur le plan quantitatif participant elle-même de son affaiblissement).

Mais est-il possible d'échapper à la narration elle-même, quelque échec qu'ait été celui de la sémiologie de la narration remisée aujourd'hui aux oubliettes ? Le cinéma expérimental qui se voulait pour le principal, à l'encontre du cinéma industriel de masse, non narratif (quand bien même, à l'encontre de la sémiologie de la narration qui entendait pour sa part autonomiser le « message narratif » de la « chaîne » verbale, si linéaire fût-elle, il continuait à rejeter dans la narration quelque chose de proprement littéraire et donc, en tout modernisme, de non cinématographique) a lui-même fini par se demander s'il était vraiment possible d'échapper à la narration.

La question s'est posée dans les années 70-80
+++++(il en est des questions comme de la mémoire : de même qu'on n'accède pas à la « mémoire véritable » en essayant —avec plus ou moins de bonheur, avec plus ou moins l'aide d'artifices— de se rappeler mais en se bornant à laisser les souvenirs aller à soi, nous « tomber dessus », les « questions véritables » ne sont pas tant celles qu' « on » pose —à soi ou aux autres— que celles qui « se posent » d'elles-mêmes, qui nous tombent dessus)
de la même façon que celle de savoir s'il était possible d'échapper à la modernité (quand bien même la modernité, elle, avait déjà —en vain?— cherché à échapper à la narration tenue pour prémoderniste) et celle, plus ancienne, de savoir s'il était possible d'échapper à la métaphysique plongeant ses racines dans le monde prémoderne et à sa quête impossible de la vérité. En réponse à quoi Vattimo proposait, plutôt que de vainement chercher à « dépasser » —notion demeurant toute moderniste, marquée par l'hégélianisme— les pensées fortes et totalisantes, elles-mêmes totalitaires en puissance, qu'étaient la modernité et la métaphysique ou à en sortir, du moins de les affaiblir (comme, de fait, il affaiblissait également ce qui était tout autant le grand discours de la postmodernité elle-même), d'affaiblir la vérité elle-même, même si —sans doute parce que la sortie de la narration avait été une entreprise moderniste— il n'a jamais évoqué la possibilité d'affaiblir la narration elle-même.

Ce alors que, ces dernières années, l'art, loin même de chercher du moins à atténuer la narration, a connu,entre autres retours, tant prémodernistes que modernistes, un ostentatoire retour à la narration (lequel aurait pu constituer un chapitre supplémentaire de Retour du futur). Résurgence, tant dans les œuvres que dans le commissariat d'exposition, dans l'enchaînement des œuvres entre elles, des notions de scénario et de script. Comme tu le dis toi-même : « À l'ère de l'Industrie Culturelle, le dispositif de l'exposition reproduit de plus en plus les conditions qu'offre à son public une séance de cinéma ». Nostalgie sans doute des « audiences » —sinon, à proprement parler, des publics (je tiens beaucoup à la distinction entre audience et public)— de masse.

La première tentative de restauration de la narration avait été, à l'heure de la montée des totalitarismes, qui a précédé celle du développement de l'industrie culturelle, celle de Walter Benjamin («Le Narrateur, Réflexions sur l'œuvre de Nicolas Leskov», 1936, tr. fr. Œuvres, tome 2, Poésie et révolution, Paris, Denoël, 1971, nouvelle traduction « Le Conteur, Réflexions sur l'œuvre de Nicolas Leskov», Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000) effectuant alors une sorte de volte-face par rapport à ses positions antérieures. Dans ce cas apologie désormais non tant de la narration cinématographique, tenue au contraire elle-même pour narration dégradée, que d'une narration « primitive » —quelque peu mythifiée—, celle de l'ancienne littérature orale et de ses chaînes de transmission remettant en question toute distinction entre narrateur (qui n'est même pas l'auteur de sa narration) et spectateur, faisant de chaque auditeur au sein de l'auditoire assemblé un narrateur potentiel, postmoderne avant la lettre, qui se bornera à s'approprier à sa façon la narration qui lui a été transmise. Enchaînement, ici, pour le principal, d'un narrateur à l'autre, comme dans un passage de témoin.

Dans La Condition postmoderne Lyotard entendait lui-même opposer aux grands récits historiques de légitimation du savoir scientifique, selon lui en déclin, et à la métaphysique avec laquelle la modernité n'avait pas su rompre, ce qu'il appelait les « petits récits ». Soit déjà une forme d'affaiblissement des grands récits sinon de la narration en tant que telle. Lyotard postulant en effet l'existence de « savoirs narratifs », le savoir ne se réduisant pas selon lui au seul savoir scientifique, centré sur les énoncés descriptifs et astreint au critère de vérité, mais incluant donc des « savoirs narratifs » (toujours l'opposition entre description et narration, comme pour Svetlana Alpers, L'Art de dépeindre, La Peinture hollandaise au XVIIe siècle, 1983, tr. fr. Paris, Gallimard, 1990, l'opposition entre peinture italienne, narrative, et la peinture d'Europe du Nord, descriptive). Savoirs narratifs (tels, pour Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, les savoirs assujettis, et, pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, les savoirs mineurs) procédant bien des formes traditionnelles de savoir, constitués de compétences transmises à travers différents jeux de langage, relevant d'une pluralité de jeux de langage, mettant en jeu une multiplicité de formes d'énoncés (sans, là encore, que les rôles des participants au jeu langagier soient nettement distingués les uns des autres) et s'appuyant sur d'autres critères que le seul critère de vérité, tel la référence aux précédents intervenants dans la chaîne de transmission. Là où les grands récits reposent sur la quête téléologique, aspirent à un futur à faire advenir, le discours narratif primitif fonde sa légitimité sur le contraire d'un telos, une antériorité, une figure d'origine, un acte fondateur (dans le mythe la parole inaugurale d'un dieu).

Ainsi, dans Le Différend (Paris, Minuit, 1983), Lyotard dit-il, dans le passage que tu cites : « Il y a [dans la mesure où le narratif ne relève pas d'un jeu de langage unique, d'un régime de phrase unique, mais d'une multiplicité de jeux de langage et de régimes de phrase] un privilège du narratif dans l'assemblage du divers ». Ce qui tendrait même à neutraliser —sinon comme de juste, prend soin de préciser Lyotard, à dissiper— les différends. C'est ce qui fait selon lui qu' : « il y a une affinité entre le peuple et le récit. Le mode d'être populaire du “langage“ est la petite histoire déritualisée », les récits « populaires » ne cherchant précisément pas, à l'encontre tant du savoir scientifique que du pouvoir, à éliminer la contradiction. Mais ce avec quoi n'en a pas moins rompu par la suite Jean-François Lyotard. Ainsi, dans « Missive sur l'histoire universelle » (1984, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Correspondance 1982-1985, Paris, Galilée, 1986) : « Il ne convient pas d'accorder au genre narratif un privilège absolu sur les autres genres de discours dans l'analyse des phénomènes humains, ou langagiers en particulier (idéologiques), et moins encore dans l'approche philosophique. Certaines de mes réflexions antérieures ont pu succomber à cette « apparence transcendantale ». Ce même si Lyotard enchaîne en n'en disant pas moins : « Il est en revanche convenable d'aborder l'une des grandes questions que nous livre le monde historique en cette fin du XXe siècle (ou en ce début du XXIe) par l'examen des “histoires“. Car si ce monde est déclaré historique, c'est qu'on entend le traiter narrativement ».

Tandis que Gilles Deleuze, s'il a coupé avec la sémiologie de la narration, plutôt conservateur en matière d'art, n'a jamais rompu avec la narration en tant que telle. Ce qu'il a entrepris d'analyser dans Cinéma (tome 1, L'Image,-mouvement, Paris, Minuit, 1983, & tome 2, L'Image-temps, Paris, Minuit, 1985), ce sont les enchaînements narratifs du cinéma narratif, Deleuze n'accordant que fort peu de place au cinéma expérimental. Enchaînements qu'il décrit comme des enchaînements sensori-moteurs stimulus → réponse, action → réaction, comme dans le raccord champ-contrechamp. Ce à quoi Jacques Rancière (« D''une image à l'autre ? Deleuze et les âges du cinéma », 2000, La Fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001) a beau jeu de reprocher d'en demeurer à des enchaînements naturels et, ce faisant, paradoxalement, à une « histoire naturelle » du cinéma (encore qu'on puisse se demander si ne doit pas être remise en question, avec l'opposition nature/culture, la distinction néokantienne sciences de la nature/sciences de la culture, sciences nomothétiques, subsumant l'individuel sous l'universel, et sciences idéographiques, se refusant à dissoudre l'individuel dans l'universel). Tout au plus y aurait-il selon Deleuze, dans le cinéma moderniste, suite à la rupture provoquée par la seconde guerre mondiale (mais rupture historique qui, observe Rancière, ne saurait pourtant s'inscrire dans une histoire naturellel), rupture du schème sensori-moteur et, de là, crise de l'image-action qui a perdu son prolongement moteur. Situations sans réponse possible se muant par là en ce que Deleuze appelle de « pures situations optiques et sonores ». Arrêt sur image. Même si n'en demeure pas moins, dit-il, la nécessité de répondre quand même toute réponse s'avère impossible, la nécessité de « ré-enchaîner. Réponses échappant à toute logique. Montage sans raccords. Ré-enchaînements se fondant sur des coupures irrationnelles entre images désenchaînées. Liens sans lien. Où Deleuze lui-même parle de liaisons faibles. Substitution à un temps chronologique d'un temps stratifié, de nappes de temps. Substitution, pour reprendre la terminologie avancée par Deleuze dans Logique du sens (Paris, Minuit, 1969), à Chronos d'Aiôn. Coalescence, cotemporalité et non plus succession des différentes stases temporelles, ainsi que de l'actuel et du virtuel.

« Chronologie » malgré tout pour ce qui est de l'histoire du cinéma, chronologie rejetée donc par Rancière qui y voit un salmigondis entre histoire et histoire naturelle. Hostile qu'est de toute façon Rancière à l'égard des catégories habituelles de prémodernisme et de modernisme auxquelles il entend substituer celles de régime représentatif et de régime esthétique des arts : « Dans le régime représentatif, le travail de l'art est pensé sur le modèle de la forme active qui s'impose à la matière inerte pour la soumettre aux fins de la représentation. Dans le régime esthétique, cette idée de l'imposition volontaire d'une forme à une matière se trouve récusée. La puissance de l'œuvre désormais s'identifie à une identité des contraires : identité de l'actif et du passif, de la pensée et de la non-pensée, de l'intentionnel et de l'inintentionnel ». Ce qui femeure des plus utopiques : l'art « moderniste », puisqu'art moderniste il n'y en a pas moins bien eu, est malencontreusement resté le plus souvent, à l'encontre de ce qu'aurait voulu Roland Barthes (« La Mort de l'auteur », 1967, Œuvres complètes, tome 2, 1966-1973, Paris, Seuil, 1994) et comme le lui a reproché Rosalind Krauss au nom de la postmodernité, des plus intentionnels. Or, poursuit Rancière, si le cinéma semble, par son dispositif matériel, « l'incarnation littérale de cette unité des contraires, l'union de l'œil passif et automatique de la caméra et de l'œil conscient du cinéaste », l'automaticité même de la passivité cinématographique n'en vient pas moins brouiller l' « équation esthétique ». « À l'encontre du romancier ou du peintre [comme dans le cas de Flaubert], qui est lui-même l'agent de son devenir-passif, la caméra ne peut pas ne pas être passive. L'identité des contraires est donnée à l'avance, donc perdue d'avance ». L'identité de l'actif et du passif se retourne en toute-puissance de l'esprit. Or c'est, dit Rancière, cette maîtrise que Deleuze théorise dans l'idée du schème sensori-moteur. « À nouveau donc se réinstaure la vieille logique de la forme qui façonne la matière », autrement dit le cinéma reste toujours prisonnier du régime représentatif et a même contribué au rétablissement de celui-ci à l'encontre du régime esthétique. Impossible même, selon Rancière, de déceler où que ce soit une quelconque rupture du schème sensori-moteur et donc de distinguer deux âges de l'histoire du cinéma, que ce soit le cinéma prémoderniste et le cinéma moderniste ou le cinéma relevant du régime représentatif et celui relevant du régime esthétique. « Toujours en effet le geste qui libère les potentialités les enchaîne à nouveau ». « Les situations de raréfaction narrative que met en scène Rossellini ne sont pas des situations d'“impossibilité à réagir“, d'incapacité à supporter des spectacles intolérables et à coordonner le regard et l'action. Ce sont bien plutôt des situations expérimentales où le cinéaste surimpose au mouvement normal de l'enchaînement narratif un autre mouvement », l'appel du vide pour ce qui est d'Edmund dans Allemagne année zéro […] C'est une dramaturgie de l'appel […] qui fait correspondre l'extrême de la liberté du personnage avec son absolue sujétion à un commandement » (Jacques RANCIÈRE, « Une fable contrariée », La Fable cinématographique, op. cit.).

Mais encore Jacques Rancière (« Une fable contrariée », op. cit.) n'en observe-t-il pas moins ce que j'appellerai une potentialité de dénarrativisation quand bien même cette dénarrativisation est toujours susceptible, là encore, d'être suivie d'une renarrativisation : « Faire un film sur le corps d'un autre, c'est ce que n'ont pas cessé de faire […] les trois personnages que le cinéma met en présence [présence des plus virtuelles] : les cinéastes “mettant en scène“ des scénarios auxquels ils peuvent n'avoir aucune part, les spectateurs dont le cinéma est fait de souvenirs mêlés, les critiques et les cinéphiles qui composent une œuvre de formes plastiques pures sur le corps d'une fiction commerciale ». Comme c'est ce qu'ont fait eux-mêmes, chacun à sa façon, Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma et Deleuze dans Cinéma en opérant des coupes dans l'ensemble du corpus cinématographique et en faisant s'enchaîner, en « montant » ensemble, voire en « mixant » les fragments obtenus. Opération qui peut donc être tout aussi bien celle des spectateurs eux-mêmes (à condition de ne pas tomber dans ce que Nicolas Bourriaud, Radicant, Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, a théorisé comme « communisme formel »), qui a en même temps selon Rancière pour vertu d'arracher le cinéma au régime représentatif.

Opération qui était déjà celle de Roland Barthes dans « Le Troisième sens, Notes de recherche sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein » (1970, Œuvres complètes, tome 2, op. cit.) prélevant lui-même non pas des fragments de plans mais de simples photogrammes dans Ivan le terrible de Sergueï Eisenstein et les recombinant à sa guise. Dans ce cas non pas tant, selon Barthes lui-même, destruction (même s'il parle de contre-récit) ou même affaiblissement de la narration que subversion du récit, indifférence à l'égard du récit. Déconstruction de la narration. Suspension de la narration, suspension qui, ici, n'est pas suspense.

Tout comme, plutôt que de chercher à détruire ou à affaiblir la métaphysique, la modernité, les grands récits… n'y aurait-il pas moyen de suspendre la métaphysique, la modernité, les grands récits… Le terme « suspendre étant à prendre ici non au sens phénoménologique mais en un sens moins strict ou, alors, dans une version « affaiblie » de la phénoménologie elle-même, tout comme Roland Barthes, dans La Chambre claire, Notes sur la photographie (Paris, NRF/Seuil, 1980), dit qu'il a recours à une phénoménologie vague, désinvolte. Ne pourrait-on dire que notre blog est lui-même un blog paresseux, sinon oisif ?

N.B. « Une course poursuite sans scénario dans ta bibliothèque », pourquoi pas ? Une bibliothèque est faite non pour être exposée mais pour en faire usage, toutes sortes d'usages, voire pour en inventer des usages inédits, et je suis prêt à accueillir toutes les propositions en ce sens. Précise-moi ce à quoi tu penses.

Encore une bibliothèque n'en pose-t-elle pas moins, tout comme une exposition la question de l'exposition. Et la meilleure façon que je connaisse d'enchaîner dans ce cas est ce qu'Aby Warburg appelait la loi du bon voisinage.