(4) L'entretien comme forme 3

JCM 02.06
Le rapport entre l'entretien et l'essai, entre la forme-entretien et la forme-essai ? Le texte de Georg Lukács auquel tu fais référence est un texte dit de jeunesse, l' « essai-programme » intitulé « À propos de l'essence et de la forme de l'essai, Une lettre à Leo Popper », qui ouvre le recueil lui-même intitulé L'Âme et les formes (1911, tr. fr. Paris, Gallimard, 1974) (une première traduction française en était parue précédemment sous le titre « Nature et forme de l'essai », Études littéraires vol. 5 n° 1, 1972). Texte auquel  « répondra » (sans qu'il y ait là en quoi que ce soit jeu de questions-réponses) des années plus tard un autre essai, de Theodor Adorno cette fois, « L'Essai comme forme », qui ouvre lui-même le recueil intitulé Notes sur la littérature (1958, tr. fr. Paris, Flammarion, 1984) (« comme si », par delà les années, s'ébauchait un entretien entre Lukács et Adorno). Adorno qui reproche à Lukács de faire de l'essai une forme artistique alors que, selon lui, l'essai se situe du côté de la philosophie et non de l'art et que, en tout modernisme, art et philosophie constitueraient deux sphères parfaitement autonomes l'une par rapport à l'autre, sans même quelque « effrangement » (comme dira par la suite Adorno dans « L'Art et les arts », 1966, tr. fr. L'Art et les arts, Paris, Desclée de Brouwer, 2002) que ce soit.

Et sans doute parler de « forme de l'essai » (mais ce qui est tout aussi bien le fait de  l'essai comme forme »), mettre l'accent sur la [seule] forme de l'essai, tendrait-il effectivement à en faire une forme d'art, une forme artistique (« en science [écrit Lukács], les contenus agissent sur nous, en art les formes », différence selon lui isomorphe à celle entre signification —en tout cas monosémie— et image, quoi qu'il en soit de la différence entre art et image). Voire un genre artistique : « l'essai [formule Lukács] comme œuvre d'art, comme genre artistique […] doctrine déjà célèbre au sein du romantisme allemand », à commencer par la critique d'art qui, dit-il, a elle-même rapport aux formes, dont les formes constitueraient le principal domaine d'expérience, et qui s'avérerait elle-même « un art, pas une science », même s'il est aussi, par ailleurs, « une approche [voire des approches] scientifique[s mais aussi philosophiques] de l'art ». Ce pourquoi, bien que t'ayant moi-même proposé, pour raison notamment de plus grande symétrie, que nous nous livrions à un entretien plutôt qu'à une interview (dans un sens ou l'autre) et que nous débutions cet entretien par un (méta-) entretien sur la forme de l'entretien ou forme-entretien sans pour autant assimiler entretien sur l'art et critique d'art, je n'en étais (et n'en suis toujours) pas moins réticent à l'égard de ladite « forme-entretien » (réticence qui est la nôtre à l'égard de la notion d'art quand bien même je ne dirais pas que « nous ne pensons qu'à ça » mais nous ne cessons cependant d'y penser). Ce pourquoi, précisément, j'avais mis « forme-entretien » entre guillemets tout en présumant que notre entretien nous amènerait à évoquer cette réticence.

Mais encore Lukács précise-t-il immédiatement: « Je crois que l'on a par trop unilatéralement insisté sur le « bien écrit », que l'essai peut avoir une valeur stylistique égale à celle d'une œuvre littéraire », alors que la « question » principale, pour lui n'est en fait pas tant de savoir si l'essai est bien une forme d'art que « ce qui le distingue avec la rigueur définitive d'une loi [sinon de l'art, du moins] de toutes les autres formes d'art […] Ne considérons donc pas ses ressemblances avec les œuvres littéraires, mais plutôt ce qui les distingue », quand bien même il entend s'y prendre de façon par trop ontologique. Plus loin, Lukács va même jusqu'à dire que ce que créent les essayistes doit également « être de la science même si leur vision de la vie a transgressé à une occasion l'horizon de la science ». Et, en conclusion qu'il ne lui « paraît plus contradictoire, équivoque et embarrassant de le qualifier d'œuvre d'art et de faire néanmoins constamment ressortir ce qui le différencie de l'art ». Ce qui tendrait pour finir à faire de l'essai non tant une forme d'art que, sinon, à proprement parler, la déconstruction de la distinction art/science ou de la distinction art/non art, du moins un terme complexe : à la fois art et science, à la fois art et non art, ou, sinon une médiation au sens de la sociologie de la médiation (cf. Antoine Hennion, La Passion musicale, Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993 & Bruno Latour, Changer de société, Refaire de la sociologie, 2005, tr. fr. Paris, La Découverte, 2006), du moins un intermédiaire entre art et science, entre art et non art (quand bien même art et non-art ne sont pas si bien définis que cela). Et ainsi pourrait-il donc en être également de l'entretien ?

Non que l'essai ou l'entretien ait caractère « pré-scientifique » dans l'attente d'une quelconque coupure épistémologique. Il pourrait en être comme de la métaphore selon Hans Blumenberg (Paradigmes pour une métaphorologie, 1960, tr. fr. Paris, Vrin, 2006) ou, du moins, dans ce qu'il appelle, dans un langage certes des plus contestables, de la « métaphore absolue », laquelle ne saurait elle-même être résorbée dans quelque conceptualisation que ce soit, laquelle ne saurait être pensée autrement que par métaphore, métaphore dont le sens second serait même comme évanescent.

Mais encore parler de « la forme de l'entretien » comme de « la forme de l'essai » pose-t-il  un autre « problème ». L'entretien comme l'essai présente-t-il —voire est-il— une forme unique ou n'est-il pas plutôt à même de revêtir une multiplicité de formes différentes (comme l'œuvre d'art est elle-même susceptible de recevoir une pluralité de significations) ? Lukács lui-même débutait son essai en s'interrogeant sur l'unité —si unité il y a— de la forme de l'essai. Il en est comme du livre d'artiste auquel Anne Mœglin-Delcroix a consacré sa thèse (Esthétique du livre d'artiste? 1960/1980, Paris, Place/BNF, 1997), là où l'on peut se demander s'il est bien UNE esthétique du livre d'artiste ou s'il n'est pas plutôt autant d'esthétiques du livre d'artiste que de pratiques artistiques plus ou moins singulières, que de livres d'artistes (le terme générique de « livre d'artiste » s'avérant au demeurant tout aussi critiquable —quand bien même c'est pour d'autres raisons : ici focalisation, une fois de plus, en tout cas de façon « générique », sur l'auteur en même temps que sur le medium— que la catégorie, critiquée à juste titre par Mœglin-Delcroix, de livre-objet).

Peut-on, malgré tout, avec la prudence qui s'impose, chercher à proférer quelques généralités sur la forme-entretien comme sur la forme-essai ? Lukács, quant à lui, pour caractériser la forme-essai, en reste malheureusement à l'exigence formelle des plus classiques —et qui ne présente aucun caractère spécifique— d'unité dans la pluralité et donc de composition. À quoi on opposera Georges Didi-Huberman (L'Œil de l'histoire 2, Remontages du temps subi, Paris, Minuit, 2010) qui relève que, même si Adorno, pour sa part, contrairement à Lukács, entend faire de l'essai une forme non pas artistique ni même scientifique mais philosophique (avec toute la difficulté qu'il y a toujours à définir ce qu'il en est de la philosophie), il n'en présume pas moins que l'essai est une « construction » de pensée qui rompt avec les « règles de la méthode » classiques cartésiennes, voire avec toute méthode (quand bien même, observe Didi-Huberman, l'essayiste essaie, essaie encore et toujours, ce qui n'en est pas moins aussi une méthode, même si celle-ci tient davantage de la méthode expérimentale que de la pensée logico-discursive). Ce qui fait, avance Didi-Huberman au risque, à l'encontre d'Adorno, de retomber dans la forme de l'essai en tant que forme d'art, que l'essai, visant selon les propres mots d'Adorno « une plus grande intensité que dans la conduite de la pensée discursive », fonctionnerait non seulement, comme pour Lukács, sur un mode imageant mais à la manière d'un montage d'images. Ce qui l'inscrirait dans le paradigme du montage théorisé (contre Lukács et contre toute notion de composition) par Ernst Bloch (Héritage de ce temps,1935, tr. fr. Paris, Payot, 1978) selon qui, à un monde fracturé ne saurait « correspondre » qu'un monde lui-même fracturé (ce qui, somme toute, est la justification que donne Rosalind Krauss, « À propos des Nus d'Irving Penn : la photographie en tant que collage », 1980, tr. fr. Le Photographique, Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990, sinon du photomontage en tant que tel, critique qu'elle se montre à l'égard des photomontages dadaïstes, du moins de ce qu'elle appelle, dans le cas des Nus d'Irving Penn, le collage ou photomontage —sans établir de distinction entre les deux— sans ciseaux). Discontinuité, fragmentarité, ouverture, non systématicité (à l'encontre de l'exigence de totalité qui était celle de Lukács) qui s'avèrent être davantage encore le fait de l'entretien.

Mais encore Lukács convient-il lui-même que l'essai, s'il pose des questions, pose tout au plus des questions sans y apporter de réponses ou, du moins, de solutions « car la réponse ne nous apporte pas de “solution“, à l'encontre des réponses de la science ou —à des hauteurs plus pures [sic]— de celles de la philosophie ». Ce qu'il convient, à mon sens, ce n'est pas tant de rejeter les questions pas plus que les réponses que de désolidariser les réponses des questions, de briser l'enchaînement (mot à prendre ici au sens fort d'assujettissement) des questions et des réponses tel qu'il se joue dans l'interview.

Tout comme, pour Gilles Deleuze (Cinéma 2, L'Image-temps, Paris, Minuit, 1985), précisément, au cinéma le montage opère la rupture des enchaînements sensori-moteurs stimulus-réponse propres aux images-mouvement : « les images ne s'enchaînent plus par coupures rationnelles, mais se ré-enchaînent sur coupures irrationnelles », ce quoi qu'il en soit du caractère quelque peu désuet de la construction du corps des nombres réels par complétion du corps des nombres rationnels par Richard Dedekin (« Continuité et nombres irrationnels », 1887, tr. fr. Les Nombres, Que sont-ils et à quoi servent-ils?, Paris, Bibliothèque d'Ornicar ?, 1978) par la méthode des coupures sur laquelle s'appuie Deleuze] : La coupure, ou l'interstice entre deux séries d'images, ne fait plus partie ni de l'une ni de l'autre des deux séries : c'est l'équivalent d'une coupure irrationnelle, qui détermine les rapports non-commensurables entre images. Ce n'est donc pas non plus une lacune que les images associées seraient supposées franchir, les images ne sont certes pas livrées au hasard, mais il n'y a que « des ré-enchaînements soumis à la coupure, au lieu de coupures soumises à l'enchaînement ». « Par ré-enchaînement, il faut entendre non pas un enchaînement second qui viendrait s'ajouter, mais un mode d'enchaînement original et spécifique, ou plutôt une liaison spécifique entre images désenchaînées [et déchaînées] ».

D'une part les questions que l'on se pose à soi-même dans le cadre d'un essai ou que l'on se pose mutuellement dans le cadre d'un entretien —quand, bien entendu, il ne s'agit pas de questions de simple complaisance, autrement dit de « fausses questions »— sont souvent plus intéressantes que les réponses que l'on peut y apporter. Et, d'autre part, on peut fort bien « se répondre » sans répondre à des questions. On peut se relancer mutuellement sans pour autant procéder par questions et réponses dûment articulées. C'est là la « vertu » principale tant de l'essai que de l'entretien (avec la facilitation qu'accorde, dans le cas de l'entretien, le dialogue, là où, dans les colloques, il n'y a le plus souvent pas de véritable dialogue, chacun se bornant, de façon autiste, à y aller de ses propres positions sans entendre les autres) que de ne cesser de « rebondir » dans des directions inattendues, en inventant d'autres formes d'enchaînement (ou de ré-enchaînement) que l'enchaînement question-réponse ou, à l'autre extrémité du spectre, le cadavre exquis. Ou la parataxe, quand bien même Adorno en personne a consacré, à propos des derniers poèmes de Hölderlin, un essai à la parataxe, « Parataxe », inclus également dans Notes sur la littérature, où lui-même a cherché à « élargir » le « champ » de la parataxe : « par parataxe il ne faut pas entendre seulement, étroitement, les figures micrologiques des transitions par juxtaposition. Comme dans la musique [c'est moi qui souligne], la tendance s'empare de structures plus vastes ». Comme il ne faut pas « entendre » seulement sous le terme de parataxe la poésie de Hölderlin mais le « dialogue » qui s'établit entre Hölderlin et Adorno, lequel entend lui-même, comme le dit Marc Jimenez (Vers une esthétique négative, Adorno et la modernité, Paris, Sycomore, 1983), par opposition à la lecture linéaire qui reste celle de Martin Heidegger (Approche de Hölderlin, 1951, tr. fr. Paris, Gallimard, 1962), faire des poèmes de Hölderlin une « lecture “paratactique“ […] conditionnée par la structure syntaxique des poèmes eux-mêmes, composés [là où, pourtant, il ne s'agit plus, à proprement parler, de composition] sciemment [c'est moi qui souligne]—du moins en partie— par le poète, qui introduit des éléments linguistiques rompant avec la fonction synthétique du langage traditionnel ». Comme le dit Joel Jegouzo (Du texte au texte) hiatus également « entre l’œuvre d'art et le discours [théoricien] qui prétend en saisir la réalité. Du coup, il ne s'agit plus, pour le théoricien, de chercher à comprendre l’œuvre, mais bien plutôt son caractère incompréhensible […] Dans cette conception, l'essai représente un défi à l'idéal [cartésien] de la claire conscience, de la perception distincte, tout comme à la certitude intellectuelle ». En même temps que, selon Lukács lui-même, dans l'essai comme dans l'ironie tant romantique que socratique (dans le dialogue socratique), hiatus entre les questions posées et la relative modestie de la forme dans laquelle elles sont posées, à l'encontre des grandes tirades philosophiques et de leur prétention à détenir la vérité (quand bien même cette prétention est également contestée par un philosophe comme Richard Rorty, L'Homme spéculaire, 1979, tr. fr. Paris, Seuil, 1990, qui n'en assène pas moins un discours de vérité sur la vanité de la quête de la vérité).

Ainsi donc l'échange entre nous (bien qu'à distance, par écrit, en mettant à profit les ressources du Net, et non pas en coprésence, par oral, comme dans l'ancien espace public célébré par Jürgen Habermas dans L'Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962, tr. fr. Paris, Payot, 1978) doit-il, comme tu le suggères toi-même, permettre à chacun de nous d' « élargir le champ » de ce qu'il écrit (ou pense) sans pour autant que nous prétendions atteindre une quelconque vérité définitive ni même que, comme pour Rorty pour ce qui est de la communauté scientifique ou pour Jürgen Habermas (Théorie de l'agir communicationnel, 1981, tr. fr. Paris, Cerf, 1994) dans le cas du débat en petits groupes, nous devions nécessairement parvenir à un quelconque consensus, voire à l'élaboration d'un hypothétique sujet collectif. Sans même que nous cherchions nécessairement à nous convaincre mutuellement, mais avec la seule volonté de notre part à chacun de prendre en compte ce que l'autre dit. Tout comme, même si ce n'est pas du tout le cas entre nous, je puis être « intéressé » par des textes d'auteurs avec lesquels je suis en profond désaccord, sinon en différend au sens de Jean-François Lyotard (Le Différend, Paris, Minuit, 1983), mais dont les arguments, si arguments bien sûr il y a, m'obligent à préciser les miens. Comme l'indiquait Karl R. Popper (La Logique de la découverte scientifique, 1934, tr. fr. Paris, Payot) pour ce qui est de la recherche scientifique, ce sont les réfutations (ou, en tout cas, les contestations), davantage que les confirmations (ou les contre-exemples, davantage que les exemples) qui font avancer. Dans l'entretien comme dans l'essai progression à tâtons, par dérive, en ligne brisée…

Mais je vois que tu es pressé d'en arriver à la « question » qui te préoccupe de l'exposition. J'ai choisi néanmoins de ne pas y « répondre » dans l'immédiat et d'en rester à la « question de l'entretien » bien que ne m'attendant pas que nous épuisions jamais cette question. « Question » donc, une fois de plus, de creuser l'écart entre questions et réponses.