(7) Intermède 2. La forme de la conversation

CÉDRIC SCHÖNWALD 06.06
On pourra bientôt rebaptiser votre blog « j'aime beaucoup ce que vous dites »...

Surtout que nos commentaires publiés en rajoutent une couche...

JCM 06.06
On a supprimé la quasi-totalité des expressions de ce genre ! Quand il m'arrive moi-même (très exceptionnellement) de dire à jb que, sur tel point, je suis d'accord avec lui, c'est pour marquer que, en dépit des divergences (plus ou moins importantes) que nous pouvons avoir sur d'autres points, il n'en est pas moins des points où nous nous rencontrons, où nous « convergeons », ce qui est indispensable pour qu'un dialogue puisse s'engager de façon fructueuse : il en est un peu comme de ce que Jacques Lacan (« Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », 1960, Écrits, Paris, Seuil, 1966) appelle les « points de capiton » où la « chaîne signifiante » et la » chaîne signifiée » convergent pour diverger aussitôt à nouveau.

KARINE LEBRUN 07.06
Je me réjouis de pouvoir vous écrire à tous 2, découvrant que Jean-Claude s'adonne maintenant à l'écriture d'un « blog » !

Même si, nous l'avons vu dans l'intermède, le blog que vous mettez en place, en train de se faire, se remodelant au fil des échanges et des interventions, n'est pas vraiment un blog. Il y a un usage assez courant du blog qui veut que l'on y dépose ses derniers textes, ses derniers travaux. Ou bien un autre tout aussi répandu, où l'on poste un billet quotidiennement, ou à un rythme souvent dicté par le flux continuel des informations circulant sur le web, pour donner son point de vue sur une actualité.

Je suis d'accord avec Jean-Claude sur le fait que la « forme entretien » n'est pas de même nature que la « forme blog », le film que je citais étant évidemment aussi un exemple parmi d'autres.

Quant aux commentaires, il est techniquement possible de les filtrer, Jean-Baptiste, mais est-ce vraiment des commentaires que vous voulez obtenir ? J'ai plutôt l'impression que votre intermède met au même niveau nos remarques et votre échange alors que les commentaires, le plus souvent dans leurs usages, sont assez rarement relevés, ne participant pas tant au débat.

Comme je l'ai dit à Jean-Baptiste, dans un mail qu'il t'a apparemment transmis, Jean-Claude, je réfléchis moi-même à la conversation comme forme à travers notamment, pour ce qui nous intéresse ici, le « blog » tchatchhh, que j'ai d'ailleurs toujours pris le soin de ne pas appeler « blog ». Cependant, il est difficile d'ignorer le contexte du web et ses usages, bien qu'il aille de soi également qu'il ne faut pas s'y conformer mais bien inventer sa propre forme. L'une des différences majeures entre tchatchhh et votre blog est que j'invite, chacune à son tour, plusieurs personnes à échanger avec moi.
 Enfin, je me demande comment cet échange va évoluer : est-ce que mon mail va être publié —entièrement ou en partie— sur le « blog » ou bien sera-t-il l'objet d'un échange parallèle ?

JCM 11.06
Je te remercie pour ton mail. Comme j'aimerais, si jb en est d'accord, que, pour répondre à ta dernière interrogation, notre échange figure sur le blog que nous faisons avec jb, tu m'excuseras pour le ton un peu « solennel » sur lequel je te réponds : différence, là encore, malgré tout, entre la forme-correspondance et la forme-blog.

Comme je te l'ai précédemment dit, ne « croyant » de toute façon pas en une quelconque notion de vérité, je me refuse pour ma part à penser qu'il serait des blogs qui « seraient vraiment des blogs » et d'autres qui ne le seraient pas. J'estime qu'il n'y a pas davantage de définition stricte d'un blog que de définition normative de l'art (et ce d'autant qu'un blog, contrairement à ce qu'il en est habituellement de l'art, ne vise aucune légitimation en tant que tel, présente un caractère des plus modestes), sinon une définition « purement » technique. Définition technique qui ne saurait être déterminante. Il n'est jamais de détermination ou de déterminisme technique, pas davantage qu'il n'est même jamais, à proprement parler, à suivre Henri Bergson (« Le Possible et le réel », 1930, La Pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1938) et Gilles Deleuze (Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966), de possibilité ou de possibilisme technique. Il n'est que des virtualités techniques, autrement plus « ouvertes » que de simples possibilités.

Et encore, comme dans le cas de la photo, même la définition technique ne tient pas. Non seulement il n'est pas une mais de multiples définitions techniques de la photo (encore renouvelées aujourd'hui par les techniques numériques au point que certains auteurs ont pu se refuser à continuer d'y voir de la photo) : tout comme la photo a pu être caractérisée (de façon certes très contestable) par sa non-unicité, il ne saurait être de définition unique de la photographie, la photo n'a cessé d'emprunter de nouvelles caractérisations techniques, ce qui ne constitue pas pour autant une caractérisation de la photo puisque cela a tout autant été le fait de la peinture. Mais, qui plus est, l'on peut juger (tant cognitivement qu'esthétiquement) qu'il y a encore photo alors même qu'aucune des (nombreuses) définitions techniques de la photographie n'est satisfaite comme dans le cas de ce que Peter Galassi (Before Photography, Painting and the Invention of Photography, 1981, tr. fr. « Avant la photographie, l'art, La Peinture et l'invention de la photographie », Alain SAYAG & Jean-Claude LEMAGNY ed. L'Invention d'un art, Paris, Biro/Centre Georges Pompidou, 1989) appelle la « peinture photographique ». De même pourrait-on fort bien à mon sens parler de blog (web log) en dehors même du Net (si, par exemple, je laisse avec une certaine régularité à un endroit relativement circonscrit un « message » de mon cru). Mais, à la limite, ici, c'est comme pour le « port-salut », c'est un blog puisque « c'est écrit de dessus », le terme « blog » figurant à la fois paratextuellement (« blogspot.com ») et textuellement (« Blogger »).

De même que les media studies ont montré que les mass media n'avaient pas le caractère déterminant que leur prêtaient tant Adorno que Bourdieu (dans une orientation non tant totalitaire que post-totalitaire, le pouvoir des mass-media permettant désormais de faire l'économie du totalitarisme stricto sensu) mais que tout dépendait de l'usage qu'en faisaient les « récepteurs », de même (à plus forte raison dans le cas d'un post medium ?) dans le cas d'un blog : le recours à un blog ne saurait avoir caractère déterminant, tout dépend de l'usage, des usages (non prescrits d'avance) qu'en font les uns et les autres (tant blogueurs que visiteurs). Comme tu en conviens toi-même, là comme ailleurs, il « convient » (quand bien même, comme toujours, il y a exception : pour ce qui est du domaine de l'art, l'art à contraintes, sans aller, comme Jon Elster —«Conventions, créativité, originalité», 1992, tr. fr. EspacesTemps Les Cahiers n°55-56, Arts, l'exception ordinaire, Esthétique et sciences sociales, Paris, 1994—, jusqu'à soutenir que tout art est à contrainte) de ne pas se borner à se con-former aux usages en vigueur mais bien « inventer sa propre forme ».

De même toujours pour ce qui est des commentaires. Peu importe de savoir s'il s'agit ou non de « véritables commentaires ». En l'occurrence ce ne sont même pas nous qui, au départ, avons employé ce terme. Il s'agit effectivement ici, dans une certaine mesure (mais dans une certaine mesure seulement, ce que, davantage sans doute que jb, j'aurais tendance à regretter), de « mettre au même niveau » les remarques de nos « commentateurs » et nos propres « échanges ».

Se pose alors effectivement (ainsi que je l'avais indiqué moi-même dès ma première intervention sur ce blog) la question de la forme-conversation même si la conversation est, sur le Net, sans doute davantage le fait du tchat (forme qui tend généralement à m'exaspérer) que du blog. Réactivation ou plutôt dégradation de la conversation ? Conversation qui, selon Jürgen Habermas (L'Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962, tr. fr. Paris, Payot, 1978), aurait formé, dans le cadre des Salons littéraires, parisiens le creuset dans lequel se seraient constitués l'opinion publique et l'espace public bourgeois, encore que, selon Antoine Lilti (Le Monde des Salons, Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005), c'était surtout l'aristocratie qui continuait à imposer ses codes et ses jugements dans les Salon, l'aristocratie recherchant tout au plus la compagnie des hommes de lettres pour combattre l'ennui qui était celui d'une classe oisive (telle la classe de loisir de Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, 1899, tr. fr. Paris, Gallimard, 1970) et désœuvrée.

En fait, selon Marc Fumaroli (« La Conversation », Pierre NORA ed. Les Lieux de mémoire III, La France, tome 2, Traditions, Paris, Gallimard, 1992), véritable art de la conversation (l'aspect littéraro-artistique s'avérant tout aussi important que l'aspect politique) pratiqué pour le principal au sommet de l'échelle sociale, à échelle limitée, en petits groupes (tout comme, désormais, selon Jürgen Habermas lui-même —Théorie de l'agir communicationnel, 1981, tr. fr. Paris, Fayard, 1987, 2 vol. & De l'éthique de la discussion, 1991, tr. fr. Paris, Cerf, 1992—, non plus tant l'art que l'éthique de la discussion), à une échelle selon lui davantage privée que publique. Art de la conversation à distinguer soigneusement de l'ancien art oratoire (de l'éloquence) qui était théorisé par la rhétorique (laquelle entrait elle-même dans l'ancien système des arts libéraux) et était le fait de professionnels de la parole s'adressant en public à une assemblée (comme ce sera bientôt le fait des orateurs de la révolution française et, de façon générale, des élus dans le cadre de la démocratie représentative pourtant issue, selon Habermas, de l'espace —qu'il tient pour public— des Salons). Art de la conversation qui n'était pas pour autant la pratique amateur associée à la pratique professionnelle constituée par l'art oratoire puisqu'il s'agissait là non de la pratique amateur et de la pratique professionnelle relevant d'un art unique mais bien de deux arts distincts, l'art de la conversation étant lui-même présumé un art libéral. Selon Fumaroli ceux qui pratiquaient l'art de la conversation n'étaient même pas à proprement parler des amateurs du fait qu'ils avaient du moins beaucoup lu (sans être pour autant des lecteurs érudits professionnels) : passage (controversé) de ce que Rolf Engelsing (« Die Perioden der Lesergeschichte in der Neuzeit », Zur Sozialgeschichte deutscher Mittel-u. Unterschichten, Göttingen, 1973, & Der Bürger als Leser: Lesergeschichte in Deutschland, 1500-1800, Stuttgart, Metzler, 1974) a appelé la « lecture intensive » à une « lecture extensive » ? En même temps que l'art de la conversation s'est prolongé dans la pratique scripturale de la correspondance : art épistolaire à part entière ou genre littéraire pratiqué lui-même par des « écrivants » non professionnels ?

Cependant, selon Fumaroli lui-même, si certes « l'Ancien Régime français n'avait rien de démocratique », encore n'en demeure-t-il pas moins que, « en marge de la Cour et des institutions du régime, la conversation pratiquée à Paris par des cercles privés et relativement nombreux » (s'étendant non à la seule aristocratie mais à ce que l'on appelait alors « le grand monde », voire le « monde » tout court, si limité n'en fût-il pas moins, monde qui n'était en tout cas pas seulement celui de l'art ou des arts) a pu prendre « les proportions d'une contre-institution de droit coutumier et privé » avec ses règles et même son éthique propres. Elle s'avérait même selon lui égalitaire dans la mesure où, pour ce qui la concerne, le rang et la fortune importaient peu. Seul entrait en compte le mérite personnel (qui n'en est pas moins inégalitaire !) établissant « le rang de chacun dans l'ordre de l'esprit », quand bien même l' « école de l'esprit » ainsi instituée n'en constituait pas moins la meilleure préparation aux intrigues de la Cour et à la qualité de courtisan, en même temps que (au risque de la préciosité) le laboratoire de la langue littéraire (écrite) elle-même dont elle établissait oralement, par correction réciproque, le « bon usage », le « tribunal du goût » en matière littéraire (pour ce qui est des écrivains professionnels).